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 Témoignage de l'exode de Libye

Déposition devant le tribunal de Washington réuni par la WOJAC

  Lillo Arbid 1

Dans Pardès 2003/1 (N° 34), pages 247 à 252

 

Au nom de la communauté juive de Libye autrefois florissante, qui n’existe plus, je suis ici pour expliquer ce qui s’est exactement produit avant notre exode définitif en juin 1967. Afin de mieux comprendre la situation locale sur le terrain, je voudrais vous présenter un aperçu historique général.

2 1. Les Juifs ont vécu en Libye depuis l’époque du roi Salomon, pendant plus de 2 300 ans. La Libye, en raison de sa situation géographique, fut occupée à plusieurs reprises par des pays étrangers. Si nous ne considérons que les 500 dernières années, nous constatons qu’entre 1551 et 1911 la Libye faisait partie de l’Empire turc ; entre 1911 et 1943 ce fut une colonie italienne ; de 1943 à 1952 elle fut placée sous administration militaire britannique et depuis 1952, la Libye est un État indépendant.

3 2. Les communautés juives dans le pays jouissaient de la pleine autonomie interne. Il y avait des Talmudei Torah [écoles d’instruction religieuse pour garçons], des écoles de l’Alliance israélite universelle, un tribunal rabbinique et plusieurs yeshivot [académies d’études religieuses supérieures]. L’Empire turc, l’autorité coloniale italienne et l’administration militaire britannique exercèrent leur surveillance en vertu de réglementations communautaires spéciales.

4 3. Sous la domination turque et italienne, il n’existait aucun motif de heurts entre la population locale arabe et les Juifs et la vie se déroulait normalement ; les Arabes vivant principalement de l’agriculture tandis que les Juifs vivaient du commerce et de l’artisanat.

5 À partir de 1936, le gouvernement fasciste italien introduisit graduellement les lois raciales et en 1942, quelque 2 600 Juifs de Benghazi furent envoyés au camp de concentration de Giado (dans le désert au sud) et 1 000 autres jeunes Juifs de Tripolitaine furent envoyés aux travaux forcés pour construire une voie ferrée à Sidi Azar, près de Leftis Magua. Un autre groupe d’ingénieurs fut envoyé à Benghazi sur la frontière égyptienne. Le 23 janvier 1943 le pays fut occupé par les forces alliées et toute la population – Juifs et Arabes – jouirent à nouveau d’une vie normale et de la liberté. La communauté juive fut réorganisée, les écoles rouvertes et tout retourna à la normale.

6 4. À cette époque le mandat britannique sur la Palestine touchait à sa fin et la Libye se trouvait sous administration anglaise. Il était donc très facile pour les services secrets de planifier une opération visant à influencer l’opinion internationale et à montrer que les Arabes de Libye étaient opposés à la création d’un État juif en Palestine. Ils souhaitaient également montrer que la population arabe de Libye était primitive et n’était pas prête pour l’indépendance. C’est pourquoi, au début de novembre 1945 – date anniversaire de la Déclaration Balfour – ils déclenchèrent soudainement une émeute féroce et sanglante qui s’acheva au bout de trois jours avec 140 victimes juives et des millions de dollars de préjudices aux biens [des Juifs].

7 Ce furent les premières émeutes en Libye depuis des siècles [à l’exception de la mise à sac et du pillage du quartier juif de Benghazi pendant l’occupation allemande en 1942]. Des comités de paix furent créés entre les Arabes et les Juifs de Libye. Mais les autorités mandataires britanniques annoncèrent longtemps à l’avance qu’elles allaient mettre fin au mandat de l’ONU [sur la Palestine] le 15 mai 1948. Cette date était attendue avec crainte par les Juifs de Libye. De fait, une seconde émeute sanglante éclata en juin 1948, accompagnée de protestations dans toute la Tripolitaine contre la création de l’État d’Israël. Le résultat final fut de quinze Juifs tués et des millions de dollars de dommages aux biens. Ces émeutes furent suivies par un accord de paix en bonne et due forme signé sur le navire américain Kearsarge, par lequel les Arabes acceptaient de laisser les Juifs émigrer en Israël sans encombre, et les Juifs s’engageaient de leur côté à soutenir les objectifs d’indépendance de la population arabe et à céder certaines de leurs activités commerciales aux Arabes.

8 5. La Libye obtint son indépendance en janvier 1952 et s’engagea dans sa constitution à accorder la pleine autonomie interne à la communauté juive, reconnaissant qu’elle constituait la minorité « autochtone » la plus ancienne du pays. À la fin 1949 et pendant l’année 1950, quelque 30 000 Juifs émigrèrent en Israël, et tant les Arabes que les Juifs respectèrent l’accord de paix de juin 1948. Nous étions entièrement convaincus qu’avec l’indépendance libyenne et la responsabilité du gouvernement confiée aux Arabes, la petite communauté juive d’environ 6 000 personnes restant dans le pays jouirait de tous les droits civils et politiques, en tant que citoyens du nouvel État libyen. Mais ce ne fut pas le cas. Le roi Idris – en dépit de ses promesses officielles et de son engagement à protéger la communauté juive – n’avait aucune influence sur le gouvernement libyen, lequel promulguait régulièrement des lois spéciales restreignant les activités commerciales des Juifs. Les Juifs ne purent obtenir la citoyenneté libyenne et les droits civils les plus élémentaires.

9 6. Sous le règne du roi Idris, malgré le boom pétrolier, les activités commerciales juives furent peu à peu restreintes. Les bureaux de commerce et les cessions immobilières furent limités et finalement interdits. Lorsque la guerre des Six Jours éclata entre l’Égypte et Israël, la situation des Juifs de Libye se détériora dans tout le pays. À partir du 5 juin 1967, des manifestations contre Israël et contre les Juifs se multiplièrent. Au cours de ces émeutes, deux Juifs furent tués dans la rue et deux familles comportant treize personnes (hommes, femmes et enfants) furent assassinées par la police, leurs corps furent brûlés dans un four à chaux aux environs de Tripoli.

Voici les noms et adresses des familles assassinées : a) Luzon Shalom, Omai el Muctar, 139, Tripoli. Zakia Haemann, sa femme ; leurs fils Rafael, David, Josef, Ariel, Berto et Meir ; b) Raccah Effraim, Omai el Muctar, 147, Tripoli. Fortuna Habib, sa femme ; leurs enfants Isaac et Rachel ; c) Brianes Emilia, grand-mère.

10 Le 19 juin, le gouvernement libyen expulsa tous les Juifs de son territoire et confisqua tous leurs biens, d’une valeur approximative de cinq milliards de dollars. Il faut tenir compte du fait que, en plus des biens privés, nous avons laissé en Libye cinquante et une synagogues et de nombreux cimetières.

11 La révolution du colonel Khadafi en septembre 1969 entraîna la promulgation de lois très sévères à l’encontre des Juifs et des Italiens. Tous leurs biens furent « restitués au peuple ». Le grand cimetière juif de Tripoli d’environ cinq hectares fut détruit en 1973, les pierres tombales furent enlevées et un bâtiment des douanes fut construit à la place. En fait, le colonel Khadafi fit détruire tous les documents du cadastre, de sorte qu’il est aujourd’hui impossible de vérifier l’étendue des biens privés et publics, ou d’obtenir des attestations officielles ni aucun document concernant les biens immobiliers. Les émeutes furent soigneusement préparées et organisées par les journaux arabes et par les sermons dans les mosquées.

12 Avant le 5 juin 1967 – jour appelé le « lundi noir » – les Juifs n’étaient pas autorisés à quitter le pays, sauf s’ils laissaient un membre de leur famille en otage ou une caution de 2 000 livres sterling.

13 Dans la même semaine, des bureaux officiels de l’OLP ouvrirent dans le pays et des tracts et ouvrages antisémites furent distribués, parmi lesquels une traduction en arabe de Mein Kampf. De nombreux professeurs nazis furent engagés dans la nouvelle université libyenne. Des assassins arabes fanatiques attaquèrent les maisons et magasins juifs, tuant et détruisant sans que la police intervienne. Le quartier juif – la Hara – fut le plus gravement atteint. La majorité de la population juive resta cloîtrée dans les maisons, mais celles-ci ne furent pas toujours un refuge sûr. Grâce à mon intervention par téléphone et par télégrammes auprès du roi, du Premier ministre et du Mufti, je réussis à obtenir le transfert des Juifs vivant dans le quartier juif dans un camp militaire gardé par l’armée. Je restai chez moi avec ma famille, mais à plusieurs reprises des émeutiers arabes tentèrent d’incendier notre immeuble. À partir du 5 juin, et jusqu’aux 14 et 15 juin (fête de Shavouot) nous fûmes enfermés dans nos maisons sans pain, viande ni légumes. Je protestai auprès du préfet arabe chargé de la communauté juive et du Premier ministre et je reçus finalement la visite de trois officiers de police haut placés qui entendirent, pour le compte du Premier ministre, un compte rendu exhaustif de la situation, et notamment des informations tragiques concernant la destruction des deux familles de Shalom Luzon et de Effraim Raccah. Ils se refusèrent à confirmer la disparition des deux familles, malgré la mention que je fis des informations obtenues d’un médecin italien travaillant à l’hôpital. À la fin de la réunion, je conclus en suggérant au Premier ministre de laisser partir tous les Juifs du pays, étant donné la situation confuse. Le 19 juin je fus informé officiellement que le gouvernement libyen avait accepté d’autoriser les Juifs à partir. Cette autorisation se transforma cependant en un véritable exode : l’expulsion finale des Juifs [restant dans le pays].

14 La révolution du 1er septembre 1969 entraîna la confiscation de tous les biens juifs, contrairement au droit international et aux droits de l’homme. Nous fûmes contraints de quitter le pays avec seulement vingt livres sterling et un bagage par personne, abandonnant tous nos biens, nos maisons, nos meubles, nos bureaux et commerces – et 2 300 années d’histoire.

15Traduction de l’anglais par Pierre Lurçat.

16Copyright © Continuum Books.

 

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2013
https://doi.org/10.3917/parde.034.0247

1 Ancien président des communautés juives de Tripolitaine (Libye)

 

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