Simon Petlioura et les pogroms antijuifs. La question de la responsabilité

Daniel Bensoussan-Bursztein

Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2018/2 (N° 209), pages 689 à 697

 

Du 9 au 11 mars 2017 s’est tenu un colloque universitaire ayant pour objet « de promouvoir une connaissance renouvelée et une discussion ouverte sur des événements tragiques, encore insuffisamment connus, qui pèsent sur les relations entre Juifs et Ukrainiens à la fois en Ukraine et à l’étranger, en particulier en France où la légende noire de l’antisémitisme ukrainien a de profondes racines depuis le procès de l’assassin de Simon Petlioura en 1926 », selon le texte de présentation.

 

Hasard du calendrier, le 23 novembre suivant, en présence de Robert Badinter, la LICRA organisait au palais de justice de Paris une reconstitution du procès Schwartzbard lequel s’était tenu à Paris du 18 au 26 octobre 1927. Poète et écrivain de langue yiddish également, celui-ci assassina à Paris, le 25 mai 1926, Simon Petlioura, ancien secrétaire général à la guerre, autrement dit responsable des armées de l’éphémère République ukrainienne, dont une partie des troupes se livrèrent à d’importants pogroms contre la population juive.

 

Commis dans des proportions diverses par toutes les forces en présence durant la guerre civile russe, les pogroms dont les territoires de l’ancien empire tsariste furent le théâtre firent entre cent mille et cent cinquante mille victimes juives. Cette histoire a été restituée avec concision par l’historien Nicolas Werth, spécialiste du monde russe et de l’URSS. « Dans l’ombre de la Shoah, les pogroms des guerres civiles russes de 1918-1921 sont restés un événement peu étudié, eu égard à l’ampleur exceptionnelle des massacres, les plus grands massacres de Juifs avant la Shoah : au moins 100 000 tués, 200 000 blessés et invalides, des dizaines de milliers de femmes violées, 300 000 orphelins dans une communauté de quelque cinq millions de personnes », indique l’historien en guise d’introduction au Livre des pogroms, œuvre monumentale de Lidia Miliakova, dont il a lui-même établi l’édition française [2]. Dans son article consacré à la guerre civile russe dans l’encyclopédie du YIVO [3], l’historien Henry Abramson estime que près de 40 % de ces massacres furent le fait des troupes ukrainiennes dont Petlioura était, nominalement du moins, le responsable. Les pogroms perpétrés par des atamans « indépendants » sont évalués par l’historien à 25 %. Viennent ensuite les pogroms commis par les troupes blanches, puis par certains détachements de l’Armée rouge. S’inscrivant en faux contre l’image longtemps véhiculée d’un Petlioura pogromiste par conviction antisémite, l’historien Daniel Beauvois avance néanmoins les mêmes chiffres que ceux cités plus haut : « Les troupes de Petlioura, complètement incontrôlables, étaient responsables à 40 % de ces actions [les pogroms], l’armée russe blanche à 17 %, l’Armée rouge à 9 %, l’armée dite de Grigoriev à 4 %, l’armée polonaise à 3 %, les francs-tireurs à 25 % (3 % de non identifiés) [4]. »

 

La question de la responsabilité

À peine arrêté, Scholem Schwartzbard revendiquait son geste en déclarant avoir tué un assassin. C’est dans ce registre que s’illustra avec succès sa défense, conduite par l’avocat Henry Torrès : la vengeance contre un pogromiste, ou tout du moins un homme que ses fonctions rendaient responsable d’avoir laissé ses propres troupes commettre les pogroms. De fait, si le procès n’a jamais pu établir que Petlioura avait ordonné un quelconque pogrom, il apparut en revanche que plusieurs des officiers œuvrant sous ses ordres suscitèrent ou approuvèrent des pogroms. Appelé à témoigner par la partie civile, le colonel Boutaky parla ainsi, à propos du pogrom de Proskourov (février 1919), d’une « inspiration divine ». Après l’acquittement de Schwartzbard, on put lire également une justification du pogrom de Proskourov, sous la plume du lieutenant-colonel Michel Chadrine, dans un article paru dans La Revue du siècle (n° 22, 15 décembre 1927).

 

La partie civile avança que Petlioura ne pouvait être tenu pour responsable des pogroms au regard de la politique menée par le Directoire envers les minorités.

Emblématique de cette politique, le 3e Universal (décembre 1917) fut rédigé en ukrainien, bien sûr, mais aussi en russe, en polonais et en yiddish. « Les milieux dirigeants ukrainiens, de leur côté, allèrent, dès le début, au-devant des aspirations nationales juives. À l’unisson de cet enthousiasme qui, aux premiers mois de la révolution, entraînait tout le monde, le Congrès national panukrainien témoigna un vif intérêt et un grand respect envers les droits des minorités nationales. […] De plus, le mouvement national ukrainien renonça, dès le début, à l’ancien usage qui consistait à traiter les Juifs comme un groupe confessionnel ; il reconnut explicitement les Juifs de l’Ukraine comme une minorité nationale ayant droit au respect de ses intérêts et de ses besoins nationaux », soulignait Léo Motzkin dans l’ouvrage Les pogromes en Ukraine sous les gouvernements ukrainiens 1917-1920, paru en 1927 [5]. En réponse à ce livre, les défenseurs de Petlioura firent paraître un recueil de documents officiels, « Documents sur les pogroms en Ukraine et l’assassinat de Simon Petlura à Paris », dans lequel le lecteur français put prendre connaissance du premier appel de Petlioura contre les pogroms datant de novembre 1917 : « Empêchez les pogromes et les désordres. En les autorisant, vous couvrirez de honte le nom glorieux de l’armée ukrainienne. Il est inadmissible que des pogromes aient lieu sur notre territoire [6]. »

 

Petlioura, assurent en outre ses défenseurs, aurait fait passer par les armes les auteurs des pogroms, en particulier Semesenko (pogrom de Proskourov). Or, c’est précisément ce qu’ont contesté les témoins de la défense. Le témoignage de Langevin, vice-président de la Ligue des droits de l’homme, s’avéra capital lorsque fut évoqué le rôle de l’ataman Semesenko à Proskourov. « Il est certain que l’ataman Petlioura a voulu, par des proclamations, dégager sa responsabilité, après coup. Mais des paroles aux actes, il y a une distance. » Petlioura, accuse Langevin, « n’a pris aucune sanction ». Un dialogue s’engage avec les avocats de la partie civile. Soulignant qu’« il n’est pas douteux que Semessenko a[it] ordonné des pogroms », Langevin est interrompu par Maître Campinchi qui s’exclame, feignant de se faire le porte-voix post-mortem de Petlioura : « C’est entendu ! Je l’ai fait arrêter et je l’ai fait fusiller ! » Langevin conteste cette version : « Semensenko, peu de temps après les pogroms, a demandé et a obtenu un congé pour cause de maladie, et il a quitté la ville accompagné d’infirmières, de gens qui prouvaient qu’il était malade. S’il a obtenu ce congé, ce congé ne pouvait venir que de ses chefs. Et ceux-ci, sachant ce qui venait de se passer, lui accordèrent simplement un congé, au lieu de le faire fusiller ! » Campinchi rétorque qu’un ordre d’arrestation visant Semessenko a été émis par Petlioura et demande au professeur Langevin s’il en a eu connaissance. À cette objection, ce dernier répond : « Je constate qu’au lieu d’être arrêté, il a été mis en congé. » À Torrès, qui lui demande s’il dispose d’une trace écrite de cet ordre d’arrestation, Campinchi répond que l’ordre d’arrestation de Semessenko fut verbal.

 

Le témoignage de l’historien Elias Tcherikower, lui-même Juif ukrainien et éminent spécialiste des pogroms commis en Ukraine durant cette période, alla dans le même sens. Il déclara que Petlioura pouvait faire preuve d’une autorité absolue pour des actes autres que les pogroms et cita, à titre d’exemple, le limogeage de l’ataman Oskilko, et l’exécution de l’ataman Balbatchan, tous deux ordonnés par Petlioura. Tcherikower cita enfin le professeur Grouchewski et l’ancien ministre social-démocrate Jukowski qui, interpellant Petlioura sur la nécessité de mettre un terme aux pogroms, auraient obtenu pour toute réponse : « Je ne peux rien faire : les pogroms maintiennent la discipline dans l’armée. »

 

Comment comprendre ce décalage entre les proclamations officielles de Petlioura d’un côté et la réalité de troupes sur le terrain se livrant régulièrement à des pogroms ? Alexandre Choulguine, qui fut un compagnon de Petlioura, avance une explication dans son ouvrage L’Ukraine et le cauchemar rouge, paru en 1927 :

 

Il ne faut pas oublier que, dans l’hiver de 1919 et au printemps, Petlioura fut obligé de reculer sans cesse et jusqu’à la frontière polono-roumaine. Le désordre en Ukraine devint inouï […]. Une heure vint où il ne fut plus le vrai maître de ses troupes. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette période de « l’atamanie » fut très néfaste à Simon Petlioura, même personnellement. Ces causes diverses – le succès provisoire de la propagande bolcheviste, la retraite rapide de l’armée ukrainienne, le système de l’atamanie – furent, d’une part, des causes immédiates de pogromes. D’autre part, en diminuant l’autorité de Petlioura et de son gouvernement, ces diverses causes rendirent tout particulièrement difficile la lutte contre les pogromes. Et ce fut en effet dans la première moitié de 1919 que les plus graves pogromes eurent lieu [7].

À l’issue de son procès, Schwartzbard fut acquitté. Dans un monde juif ashkénaze dont une partie importante de la population venait d’être décimée par les pogroms, il fut célébré comme un héros.

 

Pour les Ukrainiens en lutte pour leur indépendance, son acquittement constitua au contraire un désastre politique, d’aucuns percevant cette décision judiciaire comme une « caution morale » apportée à l’entreprise soviétique d’asservissement de l’Ukraine. Du côté juif toutefois, une voix fit exception, celle d’Elie (Michel) Dobkowski, qui témoigna en faveur de la partie civile et qui écrivit dans la foulée un texte d’une soixantaine de pages sur cette affaire, texte qu’édita l’Union fédérative socialiste (située à Champigny). Préfacé par Joe Newmann, il était précisé au-dessous de la mention du prix (cinq francs) : « Vendu au profit des ouvriers et paysans révolutionnaires emprisonnés en Russie bolcheviste. » Se présentant comme « ancien juge d’instruction général des affaires de l’Ochrana sous Kerensky et les Soviets » et également « ancien vice-commissaire général du commissariat central juif sous les bolcheviks », Dobkowski, qui fréquentait Schwartzbard, livre sa version des circonstances ayant entouré selon lui l’assassinat de Petlioura [8]. Sa thèse, qui présente cet assassinat comme une manipulation de Schwartzbard par un personnage obscure dénommé Mikhaïl Volodine, selon Dobkowski au service de l’ambassade soviétique à Paris, n’eut quasiment aucun écho mais fut reprise en 1962 dans un livre d’Alain Desroches (pseudonyme d’Alexandre Rosenberg (1905-1973), écrivain d’origine juive ukrainienne), paru aux Nouvelles Éditions Latines.

 

Pour autant, le débat sur la responsabilité exacte de Petlioura dans les pogroms ne commence véritablement qu’en 1969, quand, suite à une discussion avec l’historien du monde juif Salo Baron, l’universitaire ukraino-américain Taras Hunczak se voit ouvrir les colonnes des Jewish Social Studies [9]. Dans la même revue, Zosa Szajkowski lui répond en s’appuyant notamment sur l’ouvrage de référence de Tcherikower, Di Ukrainer Pogromen in Yor 1919 publié en 1965 par le YIVO à New York et qui complète, toujours du même auteur, Antisemitizm un Pogromen in Ukraine, 1917-18, paru en yiddish à Berlin à 1923. Le débat ressurgit une quinzaine d’années plus tard, en France cette fois-ci. Suite à une polémique dans laquelle intervient le dissident soviétique Leonid Plioutch, Léon Poliakov est amené à exprimer sa position dans le journal Information juive. « Ce social-démocrate ukrainien, écrit-il, fut le principal dirigeant d’un éphémère État ukrainien qui prit forme au cours de l’année 1918, lorsque l’Ukraine fut occupée par l’armée impériale allemande. Le gouvernement qu’il présidait contenait plusieurs ministres juifs, notamment les socialistes Moshe Silberfarb et Jacob Latzky-Bertholdi et envisageait un statut d’autonomie pour les Juifs. Lorsque l’Allemagne défaite retira ses troupes, Petlioura tenta de créer une armée ukrainienne, dont il se fit nommer ataman, c’est-à-dire commandant en chef. Mais cette armée se désintégra rapidement sous les coups de boutoir de l’Armée rouge. C’est alors que, sur le fond d’anarchie générale, des unités chaotiques en retraite, ou simplement des bandes paysannes, perpétrèrent des pogroms sanglants sans nombre. Un autre ministre juif de Petlioura, l’avocat Arnold Margolin, qui avait été l’un des défenseurs de Mendel Beiliss, lors du fameux procès de meurtre rituel, démissionna après le pogrom de Proskourov (mars 1919), mais n’en continua pas moins de défendre l’ataman contre l’accusation d’antisémitisme. Cependant, les jeux étaient faits : le nom de Petlioura fut promu à la dignité de mythe, il devint un symbole, et c’est en cette qualité qu’en 1926, le Juif ukrainien Schwarzbard le prit pour cible. Paradoxalement, l’acquittement de ce justicier en cour d’assises est de nos jours encore invoqué à titre de preuve de la férocité antisémite de Petlioura, au défi de toute logique [10] ». Quand ces lignes sont écrites, on est encore l’époque de l’URSS. La disparition de celle-ci entraîne l’ouverture d’une partie des archives.

 

En 1999, l’historien Henry Abramson publia un livre essentiel sur le sujet : Ukrainians and Jews in Revolutionary Times. 1917-1920. A Prayer for the Government. Il y mettait en lumière, en particulier, la politique d’ouverture aux minorités nationales, notamment juive, pratiquée par cet éphémère gouvernement ukrainien autonome. À cet effet, l’historien reproduisit un billet de banque de l’époque sur lequel une inscription en ukrainien en côtoyait une autre en yiddish. Toutefois, dans cet ouvrage, le chapitre des pogroms n’est nullement éludé, ni minoré, ce qui a souvent été le cas d’un certain nombre d’écrits prenant la défense de Petlioura.

Abramson a rédigé pour le site internet du Yivo la notice consacrée à la guerre civile russe. Au sujet de l’ancien responsable de l’armée ukrainienne, il écrit ceci : « Although Petlioura never ordered his forces to engage in such activity and eventually exhorted his troops to refrain from the violence, his initial reaction to the attacks in early 1919 was characterized by relative inaction [11]. » Autrement dit, si Petlura ne pouvait stricto sensu être considéré comme coupable des pogroms, n’en ayant jamais donné l’ordre et surtout ne les ayant nullement souhaités (ce dont témoignent ses écrits comme les ordres qu’il émit contre les massacres perpétrés), il n’en reste pas moins qu’eu égard à sa qualité de chef des armées, c’est bien sa responsabilité politique et morale qui était en jeu.

 

Notes

[2]

Nicolas Werth, « Le livre des pogroms. Antichambre d’un génocide. Ukraine, Russie, Biélorussie, 1917-1922 », Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2010, p. 31. Pour une présentation générale de la situation en Ukraine durant la guerre, on peut utilement se reporter à l’ouvrage de Thomas Chopard Le martyre de Kiev (Paris, Vendémiaire, 2015). Sur Petlioura et les controverses autour de celui-ci, Thomas Chopard a publié Le procès Schwartzbard et le métier d’historien, paru dans les Cahiers du monde russe (2017, n° 4, vol. 58)..

[3]

Gershon David Hundert, The YIVO Encyclopedia of Jews in Eastern Europe, édité par le Yivo Institute for Jewish Research, New Haven, Yale University Press, 2008 (2e édition).

[4]

« La France et la perception de la personnalité de Symon Petlura aujourd’hui », Paris, Bibliothèque ukrainienne Symon Petlura, 2006, p. 5.

[5]

« Les pogromes en Ukraine sous les gouvernements ukrainiens 1917-1920 », Paris, Ressouvenances, 2010 (réédition fac-similé, 1re édition : 1927), p. 13.

[6]

Extrait de Elias Tcherikower, L’antisémitisme et les pogromes en Ukraine. Années 1917-1918, Édition des archives historiques concernant les Juifs de l’Est, 1923, p. 217, traduit du russe au tribunal et reproduit in Documents sur les pogromes en Ukraine et l’assassinat de Simon Petlura à Paris, s. l., 1927, p. 7. Les citations sont extraites des minutes du procès Schwartzbard.

[7]

Alexandre Choulguine, L’Ukraine et le cauchemar rouge, Paris, éditions Jules Tallandier, 1927, p. 103-104.

[8]

Sur Dobkowski, il reviendra aux historiens de se pencher sur l’énigme du dénommé Burtzev, qui présente Dobkowski au tribunal comme « fou » et que celui-ci cite longuement dans son texte sur l’affaire. Voici ce qu’écrivait à son sujet N. Kovalsky, secrétaire du conseil de la bibliothèque Simon Petlura, en 1958 : « Au cours du procès Schwarzbard, en 1927, un démocrate russe, Burtzev, n’avait pas hésité à salir un israélite, Dobkowski, dont le témoignage eût été désastreux pour Schwarzbard. Après le procès, ce même Burtzev déclara cyniquement qu’il retirait son accusation contre Dobkowski et que cette accusation était dépourvue de tout fondement. Mais si Burtzev n’avait pas craint de lancer une accusation fausse lors du procès, ce fut en raison de ses sentiments (comme il avait lui-même déclaré à cette occasion) violemment hostiles au séparatisme ukrainien ; il étendit cette hostilité à Petlura en tant que symbole de ce séparatisme », in En notre âme et conscience. La vérité sur Simon Petlura, édité par le Comité pour la défense de la mémoire de Simon Petlura, Paris, 1958, p. 23.

[9]

Jewish Social Studies, vol. 31, n° 3, 1969, p. 163-213.

[10]

Léon Poliakov, « Petlioura : la dignité d’un mythe », Information juive, octobre 1986.

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