Au cours des dernières 72 heures, j’ai pleuré, un peu, beaucoup, quand même.

J’ai pleuré, un peu, jeudi.

En pensant aux 12 personnes mortes. Aux centaines d’autres qui ne seront pas pleuré-e-s. Aux flambées d’amalgames, d’attaques, d’insultes, d’humiliations, de violences et aux difficiles batailles à venir.

En passant sans m’arrêter devant le rassemblement à la mairie de Montreuil où se trouvait peut-être ma chère Capucine. En faisant ma correspondance sans m’arrêter à République où se trouvaient déjà certainement de nombreux autres camarades. En pensant que je ne pouvais tout simplement pas m’arrêter pour les rejoindre et partager avec eux ma peine et ma force. En pensant qu’il y a quelques années encore, je me serais arrêtée. Je les aurais rejoins. Comme ce 21 avril, il y a 13 ans.

Mais plus maintenant. Plus maintenant. Parce que, entre autres, Charlie, justement…

J’ai pleuré la solitude immense, le sentiment d’avoir perdu, encore un peu plus, peut-être définitivement,  ma gauche.

En pensant à la personne que j’étais à 15 ans, il y a si longtemps maintenant, qui lisait Charlie et Le Canard les mercredis, à la bibliothèque municipale. Qui riait, un peu, ici et là. Qui organisait avec quelques autres, quelques temps plus tard, sa première manif, au lycée, contre la présence du Front national dans nos murs.

J’ai pleuré en écoutant pleurer ma Brune, qui a aimé Charlie, à 15 ans, il y a si longtemps maintenant.

Je n’ai pas pleuré Charlie.

J’ai pleuré, un peu, beaucoup, dans la nuit de samedi à dimanche.

Entourée des quelques ami-e-s et camarades avec qui nous formons désormais une nouvelle minorité : Pablo, Mandana, Félix…portant dans mes bras mon beau Nino.

En pensant aux ami-e-s et aux camarades qui sont devenu-e-s Charlie.

En ressentant l’insupportable violence politique, idéologique, symbolique de l’omniprésente et omnipotente injonction.

En lisant la liste interminable des terroristes venu-e-s des quatre coins de la planète et derrière lesquel-le-s allaient défiler ces Charlie.

En pensant à l’Enfer pavé de bonnes intentions. A l’ « humanisme compassionnel » et les « bons sentiments » comme justifications de l’action politique. A la fleur au fusil. A la guerre en chantant.

J’ai pleuré en pensant à la signature de l’organisation à laquelle j’appartiens, dont je suis encore formellement une des dirigeantes, apposée à côté de celle de l’UMP pour appeler à cette manif en proclamant « Nous sommes Charlie : Défendons les valeurs de la République ! »

En pensant au si petit nombre de camarades signataires de la déclaration « Nous n’irons pas à la manif ce dimanche » et au si petit nombre d’autres qui l’ont inspirée et rendue possible. Merci Julien, Stathis, Nico, Antoine.

En lisant le tract du PCF/Front de gauche appelant noir sur blanc à l’unité nationale. En me rappelant l’émotion ressentie, aux côtés de Pierre et Jean-Luc, fendant la foule de plus de 6000 personnes pour rejoindre la tribune du meeting, ce mardi soir 7 février 2012 à Villeurbanne. En me rappelant les mots de Jean-Luc, à cette autre manif, incroyable, immense, magnifique, ce 18 mars 2012 : « On se cherchait, on s’espérait, on s’est retrouvé ! ». Et on s’est reperdu…

J’ai pleuré en pensant à tous les reculs, toutes les défaites, tous les choix et les décisions politiques des 10-15 dernières années qui nous ont amenés à ce point.

A toutes les jeunes filles exclues (ou poussées vers la sortie) de l’école, du parti, des manifs. Humiliées, insultées, sans recevoir notre soutien ni notre solidarité majoritaires. Voire avec l’assentiment ou à l’instigation de certain-e-s des nôtres.

A toutes les fois où ma gauche s’est refusée de parler d’islamophobie, de ne serait-ce que prononcer le mot. Toutes les fois où elle s’est refusée à se mobiliser contre les lois islamophobes.

Toutes les fois où des camarades ont défendu, mordicus, les caricatures racistes de Charlie Hebdo ou les propos de Caroline Fourest au nom de la « liberté d’expression » (des Blanc-he-s/dominant-e-s) ou de la laïcité « à la Française ». Mais se sont opportunément tu-e-s quand l’Etat s’est attaqué à Dieudonné, voire ont appelé et soutenu sa censure…

Toutes les fois où des « camarades » nous ont sommé-e-s, nous les « islamo-gauchistes », de montrer patte blanche et d’affirmer avant toute autre chose que nous luttions bien contre l’antisémitisme. Toutes les fois que d’autres nous ont carrément, à mots plus ou moins couverts, traité-e-s d’antisémites.

J’ai pleuré en me rappelant le jour où je me suis devenue Noire. Et celui où je suis devenue « intersectionnelle ». La première fois que j’ai été face à face avec le racisme et les privilèges de Blanc-he-s de celles et ceux que je considérais dans leur majorité comme mes « camarades ». L’instant où je me suis rendue compte qu’il y avait bien un « eux » et un « nous » et que j’étais aussi « eux », ces « Autres », et pas tout le temps « nous ». Le moment où je me suis fait dire que j’étais, à la rigueur, « légitime » pour m’occuper de tels sites, assemblées, thématiques et autres commissions mais certainement pas pour représenter ma sensibilité dans certaines instances de direction ou à la tribune de meetings ou de manifs.

J’ai pleuré le suicide de ma gauche. J’ai pleuré les prochaines luttes, encore plus dures, qu’il faudra mener, y compris contre cette gauche-là. J’ai pleuré le sentiment que, pour partie, je ne regrettais pas d’avoir perdu cette gauche-là.

Aujourd’hui, j’organise.

La (re)mobilisation antiraciste. En commençant par soutenir l’appel à manifester le 18 janvier prochain, jour du sommet à Washington entre ministres européens et états-unien « contre le terrorisme » et de la manif islamophobe d’extrême-droite à Paris. Manifester contre l’islamophobie, l’antisémitisme, tous les racismes. Manifester contre l’union sacrée nationale d’Hollande-Valls-Sarkozy, et contre l’union sacrée internationale de la « guerre de civilisation contre le terrorisme ». Manifester pour l’égalité des droits et la justice pour tou-te-s, pour l’émancipation collective et individuelle.

A dimanche prochain à la manif, camarades.

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