Article in Le Monde Juif 1948/2 n°14 p. 22 à 24

Fidèle, si l’on peut dire, à l’histoire du Judaïsme mondial, la colonie juive d’Egypte est en train, à son tour, de passer par la terrible épreuve de l’antisémitisme organisé et des pogroms. Cette épopée des Juifs d’Egypte remonte précisément à 1945 et a son origine et son explication dans l’histoire politique de l’Egypte contemporaine. Le gouvernement de Nokrachi Pacha, soumis aux graves difficultés de l’après-guerre, aussi bien sur le plan économique (cherté de vie, misère) que sur le plan national (renforcement de l’esprit revendicatif concernant l’évacuation et l’indépendance) a pour se maintenir au pouvoir fait usage de nombreux expédients. La canalisation de la fureur populaire contre le bouc émissaire traditionnel, les Juifs, a été pour le gouvernement Nokrachi, le moyen le plus sûr pour garantir la continuité de son régime. On ne peut toutefois pas séparer les événements d’Egypte de ceux du Moyen-Orient arabe dans son ensemble où les mêmes problèmes généraux se posaient et où les colonies Juives de ces pays ont subi le même sort que celles d’Egypte.

La création, donc, du problème palestinien et le déclenchement de la guerre. contre le Judaïsme aussi bien en Palestine que dans les pays arabes, devaient servir principalement des buts politiques intérieurs, dont les paisibles communautés juives ont été l’injuste victime.

Le 2 novembre 1945 fut le signal du déclenchement de l’antisémitisme en Egypte. Alors que jamais auparavant le problème de Palestine n’avait inquiété l’opinion publique égyptienne, et alors que se posaient surtout les questions d’ordre national, le gouvernement Nokrachi Pacha, de connivence avec une presse servile et mensongère, orchersta une campagne sans précédent pour la commémoration de la déclaration Balfour, déclaration garantissant l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. L’organisation fanatique religieuse des «Frères Musulmans» dirigée par Hassan El Banna et qui avait vu son étoile briller depuis quelque temps, prit la tête d’une vaste manifestation populaire à laquelle ne participa effectivement que la racaille, qui se transforma immédiatement en émeute et en campagne de pillage et de destruction. Plusieurs magasins juifs furent pillés et ravagés, une synagogue entièrement saccagée, les tables de la Loi flétries et brûlées. La police s’arrangeait toujours pour ne pas être présente sur les lieux du sinistre, et quand elle arrivait, c’était pour participer au pillage (comme ce fut le cas pour les grands magasins « Benzion » où les étagères furent littéralement balayées par la racaille et les agents de police).

Les autorités eurent en général une attitude d’encouragement envers les émeutiers. Aucune sanction ne fut prise contre aucun des manifestants, et moins encore contre aucun de leurs leaders. La presse présenta la journée du 2 novembre 1945, comme une journée de lutte nationale ; elle déplora uniquement que les manifestants se fussent attaqués aux magasins nonjuifs et aux institutions religieuses chrétiennes.

Bien que l’Egypte soit une proie facile à l’antisémitisme, à cause des divers problèmes sociaux dans lesquels elle se débat, il était plutôt difficile à cette époque de canaliser toute sa haine contre le Juif, et créer par lui artificellement le sentiment de Pan-Arabisme  (*).

Ainsi avec les événements de février 1946 et le rebondissement des questions nationales, la colonie juive vécut durant toute l’année 1946, une période de repos ; hâtons-nous de dire, de repos relatif, car la presse des «Frères Musulmans» et organisations similaires ne laissa passer aucune occasion pour créer au sein du peuple la haine du Juif.

En 1947, cette campagne s’intensifia et groupa au fur et à mesure tout le reste de la presse égyptienne, même wafdiste  (**) de façon à ce qu’au début 1948, la campagne anti-juive battait son plein, les manifestations se multipliaient et les attaques individuelles contre les Juifs devenaient de plus en plus nombreuses. On exploitait à fond les escarmouches entre Juifs et Arabes en Palestine. Un nouveau slogan apparut qui fut le mot d’ordre de la populace assoiffée de violence : « Les Juifs sont les chiens des Arabes » .

La situation était donc mûre, et le 15 mai 1948, Nokrachi Pacha donnait le signal de l’attaque. Sous prétexte de combattre le Sionisme, la guerre était ouverte contre Judaïsme.

Aussitôt la loi martiale proclamée, le 15 mai à 0 heure, la police égyptienne déclenchait une opération de vaste envergure au cours de laquelle environ 600 personnes furent arrêtées Parmi lesquelles plus de 400 israélites y compris des enfants de 14 ans, des vieillards de 80 ans et des jeunes filles.

Leur arrestation ne fut subordonnée à aucune enquête et ne nécessita aucune explication. Les femmes furent jetées dans des prisons, les hommes dans des camps de concentration. Le régime auquel ils étaient soumis n’avait rien à voir avec le régime de détenus politiques. Ils étaient victimes des pires vexations sans aucun égard pour leur honorabilité (ingénieurs, médecins, journalistes). Des femmes enceintes étaient exprisonnées. Des enfants étaient abandonnées en plein désert. Le camp de Huchstep, à 25 kilomètres du. Caire, était le principal centre d’internement pour les hommes en Egypte. Au début, les internés y étaient entassés les uns sur les autres, dans des baraques en tôle, sous un soleil brûlant, sans hygiène, sans secours médicaux. Ils étaient la proie facile des mercenaires palestiniens stationnés autour de leur camp. Vers le mois de juin, environ 500 de ces volontaires, armés de gourdins et de pierres assaillirent le camp de Huchstep. Les autorités locales ne firent rien pour défendre la vie des internés. Ceux-ci durent barricader eux-mêmes les portes et s’organiser pour défendre leurs vies en créant des armes de fortune grâce à leurs lits, tables et autres objets. Le commandant du camp de Huchstep, une brute ignorante, possédant un pouvoir illimité sur le traitement des internés, leur faisait subir un régime de terreur, soit en ordonnant à la troupe de les battre à coups de crosse et baïonnette, soit en clouant les portes et en interdisant les promenades et les visites des parents. Il ne s’embarrassait aucunement pour les traiter de’ « sales Juifs». En somme, toutes les défaites subies sur le front devaient inévitablement se répercuter sur la vie des malheureux internés. Soupçonnés, soit de sionisme, soit de communisme, — la majorité des internés ne s’étaient jamais occupés de politique, et- avaient toujours mené une vie paisible.

Le gouvernement égyptien ne se contenta pas d’avoir éloigné ces hommes de toute vie civilisée et de les avoir séparé de leurs familles. Une loi fut émise selon laquelle les internés pouvaient être revoqués de leurs emplois sans aucune indemnité. Une occasion que les Sociétés en général n’ignoraient point et qui fut fatale pour plusieurs soutiens de familles.

Toujours d’après cette loi, plusieurs Sociétés furent mises sous sequestre. L’état de guerre donnait ainsi au gouvernement. égyptien le « droit » de se livrer au pillage des riches. Tous les individus visés, indépendamment de leur nationalité (Français, Italiens, Grecs, etc…), subissaient la bonne volonté des « maîtres ». égyptiens

Dés le déclenchement de la guerre palestinienne, les dirigeants égyptiens ne ménagèrent aucun effort pour semer la terreur dans le pays. Des attentats furent organisés contre les Juifs avec leur complicité. De grands magasin juifs furent dynamités causant un tas de dégâts, non seulement parmi les Juifs mais aussi parmi les Egyptiens. La presse locale ne trouva rien de mieux que d’accuser les Juifs eux-mêmes de ces attentats en dépit de toute logique et de tout respect pour l’opinion publique. Lors de l’attentat contre la Maison Circurel, par exemple, alors que la bombe avait été placée sous un pont séparant deux constructions, les journaux parlèrent d’un raid effectué par un avions sioniste mystérieux (sic) comme si les avions sionistes avaient la faculté de passer sous les ponts de 10 mètres de hauteur.

Le quartier israélite, petit carrefour de ruelles surpeuplées, fut à deux reprises victime d’attentats à la bombe. Des centaines de vies juives furent ainsi perdues. Au second attentat, une bataille en règle eut lieu entre les habitants du quartier israélite et l’armée égyptienne. En effet, l’attentat était si bien organisé que, Comme par hasard, 2 camions pleins de militaires se trouvaient à la porte du quartier an moment de l’explosion. Les soldats attaquèrent immédiatement la population ahurie et désemparée. Les pires atrocités furent commises des jeunes gens tués à coups de pierres et jetés dans les égoûts, d’autres, jetés sous les roues des autobus; d’autres encore blessés ou battus jusqu’à la mort. Lorsque la police intervint, ce fut pour sauver l’armée de la fureur d’hommes et des femmes exaspérés qui ne voyaient plus devant eux que la mort et qui risquaient leurs vies pour venger leurs martyrs.

Une cinquantaine d’hommes, jeunes pour la plupart, furent immédiatement arrêtés et jetés dans les camps de concentration. Ainsi la police égyptienne concevait qu’au lieu d’arrêter les agresseurs, ce sont les victimes qui doivent être punies. En fait, c’était surtout pour arracher au quartier israélite ses éléments les plus robustes.

Et que fit la presse égyptienne à la suite de cet incident ?

Toute entière respectueuse de la consigne des dirigeants égyptiens, elle présenta l’affaite connue une « sauvage agression juive » contre la paisible population du Caire; et, horreur ! certains journaux eurent l’impudence de publier des photos de Juifs écrasés par les autobus et entourés par une populace délirante en train d’applaudir la mort de « l’ennemi sioniste ».

Pour la presse égyptienne, l’explosion n’était que le résultat « rivalités intestines » au sein du quartier israélite.

Voilà comment on nourrit l’opinion publique en Egypte.

Il s’agissait pour le gouvernement Nokrachi de maintenir continuellement un état de tension et de haine contre les Juifs, alors que les nouvelles des défaites sur le front étaient totalement cachées au peuple Égyptien. Pour arriver à ce but, tous les moyens furent trouvés bons. Par exemple, les sirènes d’alarme sonnaient souvent sans pour cela qu’il v ait des avions sur la. capitale  (*). Pour mieux jouer la far ce, les batteries anti-aériennes tonnaient de tous leurs canons.

Durant ces soi-disant raids, la police égyptienne, aidée par des bandes de voyous, faisait irruption dans les maisons juives et arrêtait des dizaines de personnes sous l’inculpation de signalisation avec les avions ennemis. Ces malheureux étaient traînés dans les prisons, battus par la police, puis jetés dans les camps de concentration. Plusieurs de ces hommes arrivaient dans les camps saignants, brisés ou infirmes. Chaque raid devait être accompagné d’un rafle.

Les attaques individuelles contre des passants inoffensifs furent encouragées à un tel degré que les gens craignaient de descendre dans les rues et s’enfermaient durant des journées entières dans leurs maisons.

Tous les Européens, en général, étaient touchés par ces attaques car la fureur contre les Juifs s’était développée en xénophobie sur un plan plus large. Ainsi, le grand sportif français Henri Gaillard, fut déchiqueté en pièces par la foule et succomba à l’hôpital dans des conditions déplorables.

Il suffisait que quelqu’un ait la fantaisie de désigner un passant comme un sioniste pour qu’une cinquantaine de voyous se ruent sur lui, lui arrachent ses habits ainsi que tout ce qu’il possède et le battent férocement. La police n’intervenait que pour entraîner les malheureux au poste, et y achever leur râclée. Ils étaient ensuite, généralement, transférés dans les camps.

Des campagnes de pillage étaient souvent organisées par les « Frères Musulmans » qui jetaient leurs bandes de voyous sur les maisons et magasins juifs. Dans certains cas, ils montèrent dans des appartements et jétèrent des Juifs par les fenêtres. Des jeunes filles juives étaient parfois déshabillées en pleine rue et tuées après avoir subi les pires outrages. Certains énergumènes trouvaient par exemple, tout naturel, de gifler en passant une dame dans la rue, ou de satisfaire leurs instincts sadiques en écrasant des cigarettes allumées sur la joue ou le bras d’une jeune fille en tram.

Cette situation donna libre cours à toutes sortes de vengeances personnelles, dans le commerce, dans les bureaux, parmi les employés, dans les maisons parmi les locataires. Le Juif doit encaisser et se taire. Personne ne peut élever la voix en signe de protestation. C’est le règne de la police et des voyous.

Les gens honnêtes du peuple, et il y en a beaucoup Parmi les égyptiens, sont entièrement submergés par cet état de choses. On voyait pourtant beaucoup d’égyptiens risquer leur vie pour venir en aide aux Juifs, soit en les hébergeant, soit en les défendant contre les attaques de la populace.

Mais, le gouvernement Nokrachi veille très bien à ses propres intérêts. Devant les défaites militaires subies par l’armée égyptienne, il se voit de plus en plus acculé à St servir des Juifs. Ainsi, si les incitations au pillage ne suffisent pas il recourt aux lois.

Après la loi sur la séquestration, une nouvelle loi fut proclamée interdisant aux Juifs de résider dans les maisons se trouvant dans une péréphérie de 200 mètres de certains emplacements désignés par le gouvernement militaire. Les Juifs habitant dans ces zones doivent, 48 heures après la désignation de la zone, évacuer les lieux. Ainsi après le palais d’Abdine, ce fut le siège de la Ligue Arabe, puis l’Administration des P.T.T., puis les Ministères, puis les bâtiments de moindre importance, etc., etc… Tous ces établissements sont situés en pleine ville et entourés d’habitations.

Des centaines de familles juives se sont vues, et se voient du jour au lendemain chassées de leurs foyers, perdant la plus grande partie de leurs biens et traînant leurs enfants dans des refuges. Plusleurs personnes se sont vues obligées de coucher dans les rues à la belle étoile sur des matelats qu’ils avaient emportés. Cette loi scélérate laisse encore la porte ouverte à toutes sortes d’abus : c’est d’ailleurs le cours qu’elle suit.

Elle peut s’étendre aux simples postes de police et même aux batteries anti-aériennes « mobiles» comme on semble déjà avoir l’intention de le faire.

Voilà ce qu’a subi durant ces derniers mois la colonie juive d’Egypte et ce qu’elle continue à subir. Alors que Nokrachi Pacha et son administration d’assassins, semblent très peu s’inquiéter de l’opinion publique intérieure, qu’ils , ont réussi à empoisonner par une propagande calomniatrice, il est nécessaire que l’opinion mondiale, outrée devant ces crimes contre l’humanité, proteste violemment en défense des Juifs d’Egypte et du Moyen-Orient. Il est nécessaire que l’O.N.U. qui a condamné les principes hitlériens du racisme mette fin à ce calvaire des Juifs, en intervenant énergiquement auprès de ces gouvernements de tueurs.

[*] Jusqu’aujourd’hui l’Egyptien ne se considère pas comme arabe. Il ne le fait que dans la mesure où son pays est placé à la tète des pays arabes.

[**] Le Wafd est le plus important parti politique en Egypte ; il est de tendance libérale et possède le plus grand appui populaire.

[*] Il n’y a eu qu’un seul véritable raki sur le Caire, au cours duquel une seule bombe fut lâchée à proximité du palais d’Aodine.