Extraits du livre de  LENTZ Thierry

Nouvelle histoire du Premier Empire, tome 3 : La France et l’Europe de Napoléon (1804-1814) : , Fayard, 2007, p. 252-259

 

La politique de Napoléon à l’égard des juifs a été diversement appréciée par les historiens qui se demandent encore si elle fut bénéfique, intermédiaire ou « infâme », ce dernier qualificatif étant plus particulièrement réservé à un des décrets de mars 1808 sur l’organisation du culte hébraïque : « Les charges véhémentes coexistent ainsi avec des appréciations enthousiastes les plus inattendues venant de tous bords ».

Quoiqu’il en soit, on peut dire que, sur les questions touchant à la religion du Livre et à ses communautés, l’empereur raisonna avant tout sous l’angle pour lui essentiel de l’ordre public : compte tenu du nombre et de l’implantation des communautés juives, il s’agissait en effet de questions circonscrites, presque marginales, mais il ne tolérait aucune entorse à ses principes d’organisation de la société autour de l’État. Contrairement à ce qu’ont pu laisser penser certains historiens de la question, l’empereur ne se levait pas chaque matin en se demandant comment il allait pouvoir « faire du mal » à une communauté qui, au fond, ne présentait ni un grand danger ni une question insurmontable pour l’Empire.

Si son désir fut de rationaliser l’émancipation proclamée par la Révolution et de la transformer en assimilation, il voulut surtout mettre fin aux difficultés, vraies ou supposées, qui opposaient les communautés et le reste de la société, dans le sens des mesures prises sous Louis XVI et ses successeurs révolutionnaires.

 

Napoléon et la politique d’assimilation des juifs
Le Grand Sanhédrin de 1807 par Édouard Moyse (1867) © Musée des Beaux-arts de Nancy

 

Malgré leurs professions de foi, les hommes de l’an II se montrèrent au fond hostiles aux juifs et pas seulement en conséquence de sentiments anti-religieux : confiscation de l’argenterie de nombreuses synagogues, autodafés en Alsace, destruction de lieux de cultes dans l’Est, etc. L’exercice du culte ne reprit vraiment que sous le Directoire. Une fois de plus, il serait abusif de critiquer la politique impériale au nom d’une vision idyllique de la politique des révolutionnaires. Napoléon était probablement aussi « anti-judaïque »  que la moyenne des Français de son temps.

On peut trouver sous sa plume des épithètes défavorables ou méprisantes qui « assemblées bout à bout […], fourniraient la matière d’un petit catéchisme antisémite ». Elles sont hélas courantes dans les temps où nous nous situons.

À l’inverse, l’empereur s’opposa aux doctrinaires catholiques qui souhaitaient réduire le judaïsme français en lui infligeant un « statut » fermé et contraignant .

Sur le plan des intentions, on pourrait au fond rattacher l’empereur à l’école qui, dans le sillage de l’abbé Grégoire, souhaitait l’émancipation avec contrepartie. L’abbé n’avait-il pas écrit, dans un texte célèbre, qu’il y avait « danger [à] tolérer les Juifs tels qu’ils sont à cause de leur aversion pour les autres peuples et de leur morale relâchée »  et qu’on devait saisir la « possibilité de [les] réformer » en conciliant cette réforme « avec leurs lois, leurs mœurs, leurs préjugés »  ?

À la manière de Grégoire, le Premier Consul déclara par exemple au Conseil d’État, en 1801 et 1806 : « C’est une nation à part, dont la secte ne se mêle à aucune autre » puis « Le mal fait par les Juifs ne vient pas des individus mais du tempérament même de ce peuple.

Mais là s’arrête la comparaison. Napoléon voulait aller vite, ses idées tenaient moins de l’humanisme que du sens pratique. Devenu sénateur, Grégoire finit d’ailleurs pas s’opposer aux choix impériaux.

Il y avait dans l’Empire environ 170 000 juifs, dont un tiers dans les limites de l’ancienne France. Ils étaient pour la plupart regroupés en communautés compactes, sinon homogènes, dans des quartiers appelés ghettos.

Les principales communautés françaises se trouvaient en Gironde (2 131 individus, selon l’enquête préfectorale de 1808 ), dans les Landes (1 198), en Moselle (6 506), dans le Bas-Rhin (16 155) et dans le Haut-Rhin (9 915). A l’autre bout de l’échelle, les préfets ne dénombrèrent que onze juifs dans les Ardennes et dans le Finistère, une quarantaine dans la Marne ou la Seine-Inférieure et… un seul en Dordogne. Si des individus s’étaient relativement bien intégrés à la société (comme les Fould, banquiers bordelais puis parisiens, ou les Rothschild, passés en deux générations d’un statut de « juif de cour » à celui de grands financiers à l’échelle européenne) et avaient gagné une sorte de notabilité (quoique toujours soupçonneuse de la part des chrétiens et même des athées), l’ensemble de la communauté était mal considéré par les autres citoyens. L’idée de « peuple déicide » jouait sans doute son rôle, comme le montre un article de Bonald dans le Mercure de France, le 8 février 1806 : « Les juifs ne peuvent être et ne deviendront jamais, quelque effort qu’ils fassent des citoyens d’un pays chrétien tant qu’ils ne seront pas devenus chrétiens eux-mêmes ». Mais ce rejet du peuple qui avait refusé de voir en Jésus un messie était complété, voire supplanté, par l’accusation -à l’époque pas toujours infondée- d’usure, nombre de juifs pratiquant des métiers d’argent ou le commerce. C’est ici que s’imposaient pour Napoléon les questions d’ordre public.

Si, contrairement aux protestants, les juifs et leurs rabbins ne furent pas concernés par les articles organiques du Concordat, le gouvernement impérial s’empara du problème quelques années plus tard. Au moment de la grande crise économique de 1805, en effet, l’usure pratiquée par certains prêteurs juifs dans les régions de l’Est (en dépit de l’interdiction aux personnes physiques de pratiquer le prêt, promulguée en 1803), et singulièrement an Alsace, prit un tour inquiétant. Les autorités eurent vent d’un projet de pogrome, ce que Fouché porta au bulletin de police :
Au commencement de ce mois, on avait répandu dans le Haut-Rhin que les juifs devaient être tous massacrés, les 10 et 11 vendémiaire. Le préfet estimait que les juifs faisaient eux-mêmes circuler ces bruits pour fixer sur eux l’attention des autorités […]. Par une lettre du 22 vendémiaire, M. le maréchal Moncey expose qu’aucun trouble n’a eu lieu aux jours indiqués (fêtes juives). Quelques individus, signalés comme complices de ce projet, ont été arrêtés et relâchés, s’étant justifiés complètement. Il existe cependant […] un mécontentement général et une haine prononcée contre les juifs. On les accuse d’avoir ruiné plusieurs familles par des escroqueries de toute espèce.

Napoléon fut directement saisi de ce dossier lors d’un passage à Strasbourg. Il demanda au Conseil d’État de travailler sur ces questions. Une véritable passe d’armes opposa au sein de la Haute Assemblée le rapporteur Molé (alors auditeur) et le président de la section de l’Intérieur Regnaud de Saint-Jean d’Angély. Fort de quelques déclarations de l’empereur qui réclamait de la rigueur et avait déclaré qu’il était « trop humiliant pour la nation française de se trouver à la merci de la nation la plus vile » (13), le premier se crut autorisé à préconiser des mesures sévères contre les juifs en général et les usuriers juifs en particulier : « Les juifs expient leur crime [NDA : le « déicide »], j’en suis convaincu. Rien ne peut expliquer leur situation, même aux yeux de la raison, sans admettre la malédiction dont ils ont été frappés » .

Regnaud, de longtemps partisan de l’émancipation et qui arguait à juste titre que toute autre solution serait contraire au droit et au principe d’égalité proclamé par le Code Civil, demanda un second rapport, cette fois à Beugnot. Recevant ce nouveau texte, l’empereur fit savoir qu’il ne l’acceptait pas plus que le premier et qu’il allait prendre personnellement cette affaire en main. Selon lui, tant Molé que Beugnot avaient donné de bonnes idées.

La vérité était dans un balancement entre la sanction et l’ouverture : « Il y aurait de la faiblesse à chasser les juifs ; il y aura de la force à les corriger, on ne peut rien me proposer de pire que de chasser un grand nombre d’individus qui sont hommes comme les autres ». Napoléon prit en conséquence deux mesures immédiates : publication d’un décret proclamant un moratoire d’un an sur les dettes contractées auprès des juifs dans l’Est (30 mai 1806) qui allait être prolongé à son échéance et convocation à Paris d’une assemblée de notables juifs (15 juillet 1806) 16.

Cette assemblée « laïque » de cent-onze délégués désignés par les préfets après consultation des communautés se mit au travail dans les semaines suivantes, sous la présidence du Bordelais Abraham Furtado. Elle allait se séparer en avril 1807. Elle dut répondre à une série de questions précises destinées à établir les éléments communs entre les diverses communautés comme : est-il licite aux juifs d’épouser plusieurs femmes ? sont-ils hostiles aux mariages mixtes ? pensent-ils qu’ils doivent défendre la France, leur patrie ? etc..

La simple lecture des questions montre qu’au fond, les gouvernants savaient bien peu de choses des juifs et de leurs traditions, remarque que nous avons déjà faite au sujet des protestants. Ni Napoléon, ni Molé, ni les autres n’avaient la moindre connaissance de ce qu’était le Talmud.

Le rapport remis à l’empereur par Molé, Pasquier et Portalis-fils lui permit au moins d’avancer dans sa connaissance du problème. Au même moment, la publication à Paris de Quelques observations concernant les Juifs en général et particulièrement ceux d’Alsace, d’un dénommé Poujol, défavorable aux juifs, fut interdite 18.

À la fin de l’été 1806, Napoléon ordonna au ministre de l’Intérieur Champagny de préparer pour le début de l’année suivante la réunion à Paris d’un « Grand Sanhédrin », institution disparue depuis mille sept cents ans (19), récréée autant pour des motifs (et arrière-pensées) symboliques qu’en raison de l’absence d’autorité judaïque compétente pour édicter des règles générales s’imposant à tous leurs coreligionnaires. Soixante et onze personnes (comme dans les temps anciens) dont quarante-cinq rabbins devaient y siéger afin de valider les réponses faites par l’assemblée des notables. « La convocation et l’organisation du Grand Sanhédrin furent un moment important, peut-être le plus important pour les juifs depuis la destruction du Temple par Titus », estime une historienne. Un autre la qualifie « d’extraordinaire tentative césaro-papiste de réduction à l’unité, tempérée par le réalisme de l’Empereur et du Conseil d’État », tout en estimant que « les représentants des juifs de France ont pris leur responsabilité [en acceptant de siéger]. Ils ont fait un choix parfaitement légitime, mais qui comportait un réel danger pour l’avenir, à une époque où ce danger n’était pas encore visible […]. L’existence est un bienfait. Encore faut-il savoir l’utiliser »(21).

Le président du Grand Sanhédrin fut le grand rabbin de Strasbourg, David Sintzheim. La réunion dura un mois, du 9 février (2 Adar 5567, en calendrier hébraïque) au 9 mars 1807. L’assemblée adressa un message aux juifs d’Europe pour qu’ils envoient des délégués à Paris. Finalement, elle rendit une série de décrets commençant par une reconnaissance de la soumission des juifs aux volontés de l’empereur et de l’État :

Béni soit à jamais le Seigneur Dieu d’Israël qui a placé sur le Trône de France et du Royaume d’Italie un Prince selon son cœur.
Dieu a vu l’abaissement des descendants de l’antique Jacob, et il a choisi Napoléon le Grand pour être l’instrument de sa miséricorde.
Le Seigneur juge les pensées, lui seul commande aux consciences, et son Oint chéri a permis que chacun adorât le Seigneur selon sa croyance et sa foi.
A l’ombre de son nom, la sécurité est entrée dans nos cœurs et dans nos demeures ; et nous pouvons désormais bâtir, ensemencer, moissonner, cultiver les sciences humaines, appartenir à la grande famille de l’État, le servir, et nous glorifier de ses nobles destinées.
Sa haute sagesse a permis à cette Assemblée célèbre de nos annales, et dont l’expérience et la vertu dictaient les décisions, reparût après quinze siècles et concourût à ses bienfaits sur Israël

Fort des conclusions du Grand Sanhédrin, le gouvernement travailla encore une année avant d’agir et de publier les quatre décrets des 17 mars et 20 juillet 1808, « très bien accueilli par tous les juifs d’Europe »(24), imposant des solutions proches de celles des articles organiques.

Dix circonscriptions territoriales étaient créées, avec à leur tête un consistoire aux membres nommés par les préfets, dont le rôle était de maintenir l’ordre dans les communautés.

Un consistoire central dont les membres étaient nommés par le ministre des Cultes voyait le jour à Paris et fut actif à compter du 17 juillet ; son président fut Sintzheim, jusqu’en 1812. L’ouverture de nouvelles synagogues n’était possible qu’après autorisation gouvernementale. A la différence de ce qui s’était passé pour les autres cultes, ces textes se mêlaient de doctrine : les rabbins et autres ministres du culte devaient enseigner les solutions adoptées par le Grand Sanhédrin ; chaque juif devait prêter serment de le respecter, sous peine d’expulsion du territoire de l’Empire (sorte de « privation de la nationalité » peu conforme au droit civil). Enfin, pour que les juifs puissent se fondre dans la population, exhortation leur était faite d’adopter des professions « utiles » (comme l’agriculture), de considérer la conscription comme un devoir sacré, de réciter des prières pour l’empereur et sa famille, etc.. Un état civil « national » était également imposé. Napoléon décida d’appliquer la loi du 20 septembre 1792 imposant l’adoption d’un nom aux familles juives.

Le décret du 20 juillet 1808 décida qu’une fois choisi, il le serait pour toujours. Les patronymes identiques (Lévy, Isaac, etc.) devaient être évités. Quant aux prénoms, les choix devaient respecter les textes qui n’autorisaient que les noms de saints et de personnages historiques. Le décret sur les noms eut peu de succès et peu de juifs en changèrent et même lorsque ce fut le cas, « les juifs et leurs voisins chrétiens continuèrent tout naturellement dans l’usage courant à employer les anciens noms ».

Par ailleurs, le décret du 17 mars 1808, qualifié pour cette raison « d’infâme » par certains contemporains et une partie des historiens du judaïsme français, prônait, pour une période de dix ans , « la réforme sociale des juifs » en réduisant voire en annulant les dettes à leur égard, en créant une patente spéciale (devant être reconduite annuellement par les préfets) pour ceux qui voudraient pratiquer le commerce, en réglementant les hypothèques qu’on pouvait leur accorder.

Dans la même veine, les juifs étrangers ne pouvaient s’installer en France qu’à la condition d’acquérir une propriété rurale. Aucun juif, même français, ne pouvait plus s’installer en Alsace. Le remplacement des juifs aux armées était proscrit : à partir de 1812, ils purent cependant se faire remplacer par d’autres juifs . Pour injuste et sévère qu’il puise paraître, ce décret allait avoir à terme des résultats positifs pour l’assimilation des juifs, mais aussi sur la façon dont le reste de la population finit par les voir : en quinze ans, les plaintes pour usure disparurent presque totalement. « Ainsi qu’il appartient au génie, devait conclure plus tard Pasquier, [les idées de Napoléon], même fugitives, laissaient des traces profondes ; il est resté de ce grand mouvement deux actes importants : l’organisation en France de la société juive et la déclaration doctrinale du Grand Sanhédrin ».

Revers d'une médaille du Grand Sanhédrin de 1806 : Napoléon debout revêtu de sa toge d'empereur donnant les Tables de la Loi à Moïse agenouillé devant lui© MAHJ
Revers d’une médaille du Grand Sanhédrin de 1806 :
Napoléon debout revêtu de sa toge d’empereur donnant les Tables de la Loi à Moïse agenouillé devant lui© MAHJ

 

Controversée, la législation napoléonienne d’assimilation des juifs fut pourtant un succès, sauf à la juger à la lumière des deux siècles qui ont suivi (législation de Vichy et génocide compris), ce qui n’est pas notre méthode.

Dans cet épisode, l’empereur avait agi en homme d’État, dans le moment historique où il vivait.

Sa méfiance à l’égard des juifs n’avait aucun fondement religieux : c’est l’ordre public qui l’intéressait. Mais plus que des mesures de police, il voulait fonder une solution durable.

En comparaison de la situation antérieure, ses choix constituèrent une étape d’un chemin qui allait s’avérer long et difficile, dans une France toujours tentée par « l’antisémitisme ».

En 1808 et après 1810, époque de l’assouplissement du décret « infâme », les juifs de l’Empire français étaient les seuls en Europe à bénéficier de la liberté de culte, d’un statut, de rabbins reconnus par l’État. Ils étaient « émancipés » avant d’être intégrés, expérience elle aussi unique en Europe, les intentions libérales de Frédéric-Guillaume III de Prusse et d’Alexandre Ier de Russie n’ayant guère été suivies d’effets concrets et généraux. La hiérarchie israélite en parut satisfaite à l’époque. Elle le montra tout au long du règne en encourageant ses coreligionnaires à soutenir l’Empire : « Par l’entremise de la Révolution française, écrit Pierre Birnbaum dans l’étude qu’il a consacrée aux prières prononcées dans les synagogues, les Juifs sont devenus des citoyens de la patrie ; en revenant à l’alliance verticale monarchique, ils préservent leur insertion dans la patrie […]. De la monarchie des Bourbons à l’Empire napoléonien, les Juifs s’affichent comme les plus fidèles des sujets : nulle duperie dans cette allégeance puisque à leurs yeux –et [leurs] textes le démontrent amplement-, le monarque comme l’Empereur ont été choisis par l’Éternel pour accomplir Sa volonté ». Napoléon n’en demandait pas plus.

Les contreparties demandées ou imposées s’inscrivaient dans la ligne de la politique impériale d’organiser les cultes afin de les contrôler et de protéger l’ordre public en les soumettant à l’État.

« En dépit de l’hostilité de Napoléon pour les juifs en général et son décret infâme en particulier, on ne peut lui dénier que son organisation de la vie juive, qui impliquait de placer le judaïsme sur le même pied que le catholicisme, représenta une remarquable tentative de résoudre les problèmes des juifs dans le monde moderne », estime l’américain Simon Schwarzfuchs , ce que Jacques Godechot a résumé par : « Dans l’ensemble, Napoléon a contribué, plus qu’en aucun autre pays, à l’assimilation des juifs de France ».Même si ce fut au prix d’un abandon partiel et temporaire des principes d’égalité, de liberté des cultes et du commerce pour une partie de la population.