« Dépouillez le sionisme du principe territorial et vous avez détruit son caractère et effacé ce qui le distingue des périodes précédentes ». C’est ainsi que l’essayiste Jacob Klatzkin (1882-1948) définit l’originalité de l’entreprise sioniste : la reconstruction de la nation juive passe par son regroupement territorial, à l’intérieur d’un espace souverain. Le sionisme se présente, ainsi, comme un projet avant tout géographique. Pour reprendre une formule alors en vogue : il s’agit pour les Juifs d’échanger beaucoup d’histoire contre un peu de géographie. Pourtant cette stabilisation spatiale est restée jusqu’à nos jours précaire.

L’oubli des frontières

 

Au départ, il existe une véritable indétermination territoriale puisque le promoteur du sionisme, Theodor Herzl, tout entier tendu vers l’objectif central de restauration d’une souveraineté politique juive, tient le lieu de sa réalisation comme secondaire. Dans L’État des Juifs, le manifeste fondateur du sionisme, publié en 1896, il s’interroge ouvertement sur les avantages respectifs de la Palestine et de l’Argentine avant de considérer la proposition britannique d’établir un foyer juif en Ouganda. Cette hésitation originelle cesse en 1905, après le décès de Herzl et le cap est définitivement mis sur la Palestine, sans pour autant que l’hypothèque territoriale ne soit levée. Le sionisme est, en effet, un nationalisme totalement sui generis : il réclame pour le peuple juif, qui résidait alors à 99% en diaspora, une terre sur laquelle les Juifs ne constituaient qu’une minorité de 5%. Transformer les termes de cette équation totalement défavorable exigeait concomitamment l’immigration régulière de Juifs et la consolidation d’une assise territoriale en Palestine. La période du mandat britannique (1920-1948) fut cruciale sur ces deux plans. À la veille de la guerre de 1948, les Juifs constituaient ainsi une forte minorité de 600 000 personnes (un tiers de la population totale), concentrée pour l’essentiel dans la plaine côtière. Par ailleurs, l’organisation sioniste avait développé une stratégie d’emprise territoriale méthodique en multipliant les kibboutzim (villages collectivistes) de façon à marquer humainement le territoire qu’elle revendiquait pour le futur État juif.


Si le souci de l’ancrage territorial a été permanent, car de sa réussite dépendait en grande partie le succès de l’entreprise sioniste, la question des frontières n’a guère préoccupé les dirigeants sionistes. Deux raisons expliquent ce silence. D’abord, le projet prend naissance, au début du XXe siècle, dans un espace moyen-oriental où il n’y a nulle frontière étatique puisqu’il appartient tout entier à l’Empire ottoman. Le projet sioniste se déploie donc, au départ, sans aucune contrainte de frontière. Les dirigeants sionistes réclament, sans succès, en février 1919, un foyer juif sur un territoire très vaste allant de Saïda au nord (actuellement au Liban) à Aqaba au sud, sur la mer Rouge, (actuellement en Jordanie), borné à l’est par le chemin de fer du Hedjaz. Les considérations qui les guident sont fonctionnelles : les frontières devraient être tracées de telle sorte qu’elles permettent de disposer de vastes ressources hydrographiques et foncières. La seconde raison de leur mutisme tient à l’indétermination des limites de cette terre d’Israël (Eretz Israel) sur laquelle ils entendent reconstituer une souveraineté juive. Quelles frontières invoquer alors que le texte biblique attribue trois frontières différentes à la terre d’Israël ? Quelles frontières revendiquer alors que les royaumes juifs ont englobé, tantôt de vastes étendues (sous David et Salomon), tantôt une aire fort modeste (Judée du VIe siècle avant notre ère) ? La terre d’Israël est éminemment paradoxale : son centre est bien localisé (Jérusalem et ses alentours) mais ses limites sont floues, changeantes, malléables. Elle est davantage un lieu symbolique qu’une étendue géographique déterminée.

Un rapport pragmatique aux frontières

En fait, la réflexion des responsables sionistes sur les frontières politiques s’amorce en réaction au premier projet de partition de la Palestine mandataire présentée par les Britanniques en 1937 (plan Peel). Le débat est vif au sein de l’organisation sioniste et fait apparaître deux camps. D’un côté, les pragmatiques (autour de David Ben Gourion et de Haïm Weizmann) admettent le principe du partage dès lors que l’État juif dispose d’une base territoriale suffisante ; de l’autre, les « idéologues » la refusent soit parce qu’ils veulent un État juif sur toute la Palestine (droite, sionistes-religieux, nationalistes de gauche), soit parce qu’ils désirent un État binational, judéo-arabe. Ce clivage politique structurant réapparaît lors de la discussion du plan de partage des Nations unies en 1947, puis après la guerre des Six Jours en 1967.


Le partage avorté de 1947 permet de comprendre le pragmatisme de Ben Gourion et de ses amis. Rappelons d’abord que la résolution de l’assemblée générale des Nations unies du 29 novembre 1947 prévoyait la constitution de deux États, économiquement liés, Jérusalem et sa région formant un corpus separatum directement administré par l'ONU. L’État juif aurait recouvert 14 000 km2, avec 500 000 Juifs et 400 000 Arabes, détenant un tiers des terres. L’État arabe aurait eu une superficie de 11 500 km2, avec 800 000 Arabes et seulement 10 000 Juifs. Quant à Jérusalem (200 km2), Juifs et Arabes étaient à parité avec 100 000 personnes chacun. Face à ce partage, la direction sioniste adopte une attitude en deux temps. D’une part, elle accepte le partage de la Palestine mandataire, ce qui offre le double avantage de donner un cadre territorial à la souveraineté juive et d’affirmer une position de compromis sur la scène internationale. D’autre part, elle s’adapte aux circonstances, face à l’inéluctable refus des Arabes qui tiennent le partage pour fondamentalement injuste. C’est donc la guerre, inévitable, qui décida des limites de l’État. Ce scénario se réalisa en 1948-1949. À l’issue d’une longue confrontation armée Israël se retrouvait, par rapport au plan de partage, avec 5 000 km2 supplémentaires, dont il n’entendait plus se séparer. Les accords d’armistice conclus entre l’État d’Israël et ses voisins en 1949 entérinaient de facto ces gains territoriaux. Bien que ces lignes d’armistice reflétaient simplement la situation militaire et ne constituaient donc pas de véritables frontières d’État, elles furent traitées comme telles par Israël. D’un côté, elles avaient une certaine légitimité. À l’exception de quelques zones démilitarisées dans des endroits litigieux, les lignes de démarcation avec le Liban, la Syrie et l’Égypte (sauf Gaza) recoupaient les frontières internationales de la Palestine mandataire. C’était d’ailleurs aussi le cas avec la Jordanie, au sud, dans le Néguev (165 km de frontières), mais pas au centre. La fraction de la Palestine, s’étendant de Jénin à Hébron autour du massif montagneux était, en effet, demeurée sous le contrôle de la Légion arabe du roi Abdallah. Israël était séparé de cette Cisjordanie qui est annexée au royaume hachémite de Jordanie en 1950, par des lignes d’armistice artificielles courant sur plus de 350 km, séparant des villages arabes de leurs terres et divisant Jérusalem en deux secteurs. C’est là qu’Israël mit en œuvre une série de pratiques, systématisée à toutes les zones périphériques de l’État, pour que ces lignes d’armistice soient perçues, par ses adversaires qui rejetaient son existence, comme des frontières d’État devant demeurer inviolables.

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