Léon Jouhaux, est le secrétaire de la CGT

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« Que dire à l’heure où s’ouvre cette tombe avant des milliers d’autres tombes ?


« Que dire dans l’immense douleur qui étreint nos cœurs, obscurcit nos yeux ?


« L’heure sanglante a sonné, contre notre volonté, contre la sienne. Demain les canons vomiront la mitraille, la mort couchera dans les sillons des hommes jeunes encore, à l’aurore de la vie, devant lesquels s’ouvrait une ère de bonheur familial et de bon combat social.

Ami Jaurès, tu pars, toi l’apôtre de la paix, de l’entente internationale, à l’heure où commence, devant le monde atterré, la plus terrible des épopées guerrières qui ait jamais ensanglantée l’Europe. Victime de ton ardent amour de l’humanité, tes yeux ne verront pas la rouge lueur des incendies, le hideux amas de cadavres que les balles coucheront sur le sol.

« Et c’est pour nous, classe ouvrière, un réconfort dans notre deuil. Car si les horreurs de la guerre te sont épargnées, à toi cœur généreux et valeureux, ton souvenir, ton image seront présents à chaque instant de ces moments tragiques pour nous conduire dans la nuit sanglante qui s’ouvre pour nous.

Devant ce cercueil, où gît, froid, insensible désormais, le plus grand des nôtres, nous avons le devoir de dire, de clamer avec force, qu’entre lui et nous, classe ouvrière, il n’y eut jamais de barrière.

On a pu croire que nous avions été les adversaires de Jaurès. Ah ! comme on s’est trompé ! Oui, c’est vrai, entre nous et lui, il y eut quelques divergences de tactique. Mais ces divergences n’étaient, pour ainsi dire, qu’à fleur d’âme. Son action et la nôtre se complétaient. Son action intellectuelle engendrait notre action virile. Elle la traduisait lumineusement dans les grands débats oratoires que soulevaient, dans le pays, les problèmes sociaux. C’est avec lui que nous avons toujours communié.
« Jaurès était notre pensée, notre doctrine vivante ; c’est dans son image, c’est dans son souvenir que nous puiserons nos forces dans l’avenir.
« Passionné pour la lutte qui élève l’humanité et la rend meilleure, il n’a jamais douté. Il a rendu à la classe ouvrière, cet hommage immense, de croire à sa mission rénovatrice. Partisan du travail, il était pour l’activité, estimant que même dans ces outrances l’activité recèle toujours des principes bons.
« Penché sur la classe ouvrière, il écoutait monter vers lui ses pulsations, il les analysait, les traduisait intelligiblement pour tous.
« Il vivait la lutte de la classe ouvrière, il en partageait ses espoirs.

« Jamais de mots durs à l’égard des prolétaires. Il enveloppait ses conseils, ses avertissements du meilleur de lui-même.

« Sa critique, aux moments de difficile compréhension, à ces moments où l’action déterminée par les nécessités de la vie, rompt brusquement avec les traditions morales et où il faut pour saisir avoir vécu ces nécessités, se faisait tendre, s’entourait de toutes les garanties de tact et de sincérité, pour ne pas froisser ceux qu’ils savaient ardemment épris de leur indépendance.
« C’était le grand savant humain qui se penchait plus encore anxieux, hésitant à formuler son jugement, ayant peur, par un mot qui choque, d’arrêter ne fût-ce qu’une minute ce gigantesque travail d’enfantement social.

« Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix. Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé. Avant d’aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l’impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l’horrible crime.

« Cette guerre, nous ne l’avons pas voulue, ceux qui l’ont déchaînée, despotes aux visées sanguinaires, aux rêves d’hégémonie criminelle, devront en payer le châtiment.
« Non seulement les râles des mourants, les clameurs de souffrances des blessés monteront vers eux comme une réprobation universelle, mais l’éclair de haine qui s’allumera dans le regard des mères, des orphelins et des veuves, devra faire jaillir des entrailles des peuples le cri de révolte qui condamne, précédant l’action qui réalise la condamnation.
« Si les peuples, tous les peuples, absolvaient l’horrible forfait qui va semer la douleur et la mort, ça en serait fini de l’humanité, du progrès social, nous retournerions aux époques douloureuses, où l’homme ne s’appartenait pas, où il était la chose et le jouet de son seigneur et maître.

« Mais nous avons confiance, cette heure de défaillance ne sonnera pas à l’horloge du destin humain. Notre idéal, celui qu’avec Jaurès nous avons semé aux quatre coins du monde, puise ses racines assez profondément pour que la bourrasque criminelle, provoquée par l’hideux militarisme prussien, ne le déracine pas. Le vent de la tempête le courbera peut-être, mais il se redressera demain plus haut dans sa force invincible pour indiquer aux peuples leur mission rénovatrice. Oui, à cette heure tragique, devant celui qui dort du dernier sommeil, nous pouvons dire que nous n’avons pas perdu tout espoir de voir le peuple allemand, ces millions de travailleurs organisés, se réveiller de leur mauvais sommeil, se dégager de la funeste emprise qu’exerce sur eux l’empereur et les hobereaux, et par un effort suprême, auquel nous serons heureux de collaborer, en finir à jamais avec le déshonorant caporalisme, pour nous rejoindre sur la route de la liberté.

« Jaurès était parvenu, par sa persuasion, par la justesse et la limpidité de son esprit, à adoucir les heurts, entre nos deux doctrines, il voulait, il y était arrivé, à les faire se pénétrer l’une l’autre, pour que de cette pénétration se dégage une puissance de réalisation plus grande. Il était entre nos deux fractions, le lien qui permettait de faire aboutir les vastes espérances du monde ouvrier.

« S’il était encore là, si un lâche assassinat n’avait pas étouffé à tout jamais sa voix, il vous dirait, camarades, que dans l’âpre lutte qui s’engage, au-dessus de la cause nationale, vous défendrez la cause de l’Internationale et celle de la civilisation, dont la France est le berceau.

« Qui de nous n’a pas vibré intensément lorsque sa puissant voix d’airain, s’élevait ardente, pénétrante dans les salles de nos meetings, nous expliquant lumineusement comment, pat le libre développement des peuples, dans le respect de leur personnalité nationale, l’humanité réconciliée pourrait réaliser son idéal de paix et de travail.

« Il nous semble le voir, à l’aurore de cette tourmente, se lever et nous dire, travailleurs, si vous savez allier aux dures nécessités de l’heure votre profond amour de l’humanité, si dans l’âpre lutte qui commence votre concept de l’Internationale reste votre guide, il y aura par delà ces jours de carnage des années et des années de paix féconde.

« Et il ajouterait, pied à pied nous avons lutté pour éloigner du monde le spectre de la guerre, résolus à tout sacrifier s’il y avait une chance de salut, nos efforts ont été vains, nous n’avons pu empêcher l’agression.

« Acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l’envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de civilisation et d’idéologie géné- reuse, que nous a légué l’histoire. Nous ne voulons pas que sombrent les quelques libertés si péniblement arrachées aux forces mauvaises.

Notre volonté fut toujours d’agrandir les droits populaires, d’élargir le champ des libertés ; c’est en harmonie avec cette volonté que nous répondons présents à l’ordre de mobilisation. Jamais nous ne ferons de guerre de conquête.

« La classe ouvrière, le cœur meurtri, se soulève d’horreur devant le lâche attentat qui atteint le pays. Elle se souvient, cette classe ouvrière, qui s’est toujours nourrie des traditions révolutionnaires des soldats de l’an II allant porter au monde la liberté, que ce n’est pas la haine d’un peuple qui doit armer son bras, que son courroux elle ne doit pas le diriger contre la nation, victime de ses despotes et de ses mauvais bergers.

« Empereur d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, hobereaux de Prusse et grands seigneurs autrichiens, qui par haine de la démocratie avez voulu la guerre, nous prenons l’engagement de sonner le glas de votre règne.

« Nous serons les soldats de la liberté pour conquérir aux opprimés un régime de liberté ; pour créer l’harmonie entre les peuples par la libre entente entre nations, par l’alliance entre les peuples. Cet idéal nous donnera la possibilité de vaincre.

« Oui, Jaurès, ton souvenir impérissable nous guidera dans la lutte terrible où nous entrons. Il se dressera devant nous comme un flambeau que la tourmente ne pourra éteindre. Et je proclame hautement, avant d’affronter le péril, notre foi indestructible dans l’Internationale, notre résolution de conquérir de haute lutte · toute les libertés et les donner à ceux qui les espèrent.

« Non camarades, notre idéal de réconciliation humaine et de recherche du bonheur social ne sombre pas, arrêté dans sa marche, il prépare, quand même, pour demain, de meilleures conditions de son développement à travers le monde. C’est l’ombre du grand Jaurès qui nous l’atteste. »

À Jaurès. Discours prononcé aux obsèques de Jean Jaurès par Léon Jouhaux, secrétaire de la Confédération générale du travail, La Publication sociale, Paris, 1914, pp. 5-12.


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