Les musulmans d'Algérie et l'accès à la nationalité française1

 

Décrét du 24 octobre 1870

Le Gouvernement de la défense nationale,

Décrète :

Article premier.

La qualité de citoyen français, réclamée en conformité des articles 1er et 3 du sénatus-consulte2 du 14 juillet 1865, ne peut être obtenue qu'à l'âge de vingt et un ans accomplis.

Les indigènes musulmans et les étrangers résidant en Algérie qui réclament cette qualité doivent justifier de cette condition par un acte de naissance ; à défaut, par un acte de notoriété dressé, sur l'attestation de quatre témoins par le juge de paix ou le cadi du lieu de la résidence s'il s'agit d'un indigène, et par le juge de paix, s'il s'agit d'un étranger.

Article 2.

L'article 10, paragraphe premier du titre III, l'article 11 et l'article 14, paragraphe 2 du titre IV du décret du 21 avril 1866, portant règlement d'administration publique, sont modifiés comme il suit :

« Titre III, article 10, paragraphe premier : L'indigène musulman, s'il réunit les conditions d'âge et d'aptitude déterminés par les règlements français spéciaux à chaque service, peut être appelé, en Algérie, aux fonctions et emplois de l'ordre civil désigné au tableau annexé au présent décret.
« Titre III, article 11 : L'indigène musulman qui veut être admis à jouir des droits de citoyen français doit se présenter en personne devant le chef du bureau arabe de la circonscription dans laquelle il réside, à l'effet de former sa demande et de déclarer qu'il entend être régi par les lois civiles et politiques de la France.
« Il est dressé procès-verbal de la demande et de la déclaration.
« Article 14, paragraphe 2 : Les pièces sont adressées par l'administration du territoire militaire du département au gouverneur général. »

Article 3.

Le gouverneur général civil prononce sur les demandes en naturalisation, sur l'avis du comité consultatif.

Article 4.

Il sera dressé un bulletin de chaque naturalisation en la forme des casiers judiciaires. Ce bulletin sera déposé à la préfecture du département où réside l'indigène ou l'étranger naturalisé, même si l'individu naturalisé réside sur le territoire dit Territoire militaire.

Article 5.

Sont abrogés les articles 2, 4 et 5 du sénatus-consulte du 14 juillet 1865, les articles 13, titre IV, et 19, titre VI, intitulé : Dispositions générales du décret du 21 avril 1899. Les autres dispositions desdits sénatus-consulte et décret sont maintenus.

Fait à Tours, en Conseil de Gouvernement, le 24 octobre 1870.
Ad. Crémieux, L. Gambetta, Al. Glais-Bizoin, L. Fourichon.

***

 Senatus-consulte promulgé par Napoléon III

Un sénatus-consulte (plebiscite) est promulgué par Napoléon III dans le cadre de sa politique du « royaume arabe 17 ». Il permet aux indigènes musulmans et israélites de demander à «jouir des droits de citoyen français » ; l’étranger justifiant de trois années de résidence en Algérie peut bénéficier de la même procédure : la demande est instruite et, le cas échéant, la «qualité de citoyen français » est conférée par un décret rendu en Conseil d’État. Pour la première fois, la pleine nationalité s’ouvre aux indigènes juifs et musulmans. Les trois catégories d’habitants d’Algérie non pleinement français – les 30 000 juifs, les 3 millions de musulmans et les 250 000 étrangers – sont traités séparément mais presque sur le même pied, dans ce droit de la nationalité ad hoc qui s’applique dorénavant en Algérie.

Cette égalité formelle entre les trois catégories de « non pleinement français» est rompue le 24 octobre 1870, lorsqu’un décret du gouvernement de la Défense nationale constitué après la défaite de Sedan face à la Prusse confère la nationalité française aux israélites indigènes des départements d’Algérie et abroge pour ce qui les concerne le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 18.

 

(…) Pour sortir de ce statut de l’indigénat, pour demander à devenir pleinement français, le musulman d’Algérie reste ... régi par le sénatus-consulte de 1865. Il est déjà formellement français. Il doit pourtant se soumettre à une procédure plus contraignante encore que la procédure de naturalisation ouverte pour un étranger.

Pour expliquer le nombre très faible de musulmans d’Algérie demandant l’accession à la pleine nationalité, la raison la plus couramment invoquée est le souhait d’une très large majorité d’entre eux de conserver le statut personnel dicté par le Coran.

Il est vrai que le sénatus-consulte de 1865 oblige le musulman d’Algérie non pas à renier sa religion musulmane – il peut continuer de la considérer en tant que code moral et comme recueil de prescriptions religieuses –, mais à respecter le Code civil français, c’est-à-dire à ne plus pratiquer les cinq coutumes qui lui sont incompatibles :

la polygamie ;

le droit de djebr, qui permet à un père musulman de marier son enfant jusqu’à un certain âge ;

le droit de rompre le lien conjugal à la discrétion du mari ;

la théorie de « l’enfant endormi » qui permet de reconnaître la filiation légitime d’un enfant né plus de 10 mois et jusqu’à cinq ans après la dissolution d’un mariage ;

enfin le privilège des mâles en matière de succession 34.

On aurait pu naturaliser les musulmans d’Algérie « dans le statut », c’est-à-dire les déclarer pleinement français en leur permettant de conserver leur statut personnel conforme aux prescriptions du Coran. On ne l’envisage pas, non pas pour des raisons de principe, mais pour des raisons d’opportunité.

Car la naturalisation dans le statut était déjà présente dans le droit colonial français :

les habitants des quatre communes françaises du Sénégal avaient été faits français par la conjugaison de la loi du 24 avril 1833 et de l’abolition de l’esclavage en 1848 ;

la loi du 29 septembre 1916 les avait plus tard confirmés, eux ainsi que leurs descendants, comme citoyens français 35.

Par le décret du 5 avril 1848, les indigènes des cinq villes françaises de l’Inde s’étaient aussi vus accorder le droit de vote indépendamment de leur statut personnel 36. Ils étaient français et citoyens indépendamment de toute naturalisation individuelle, inscrits pour l’élection d’un député à la chambre sur les mêmes listes électorales que les autres Français, même si l’exercice de leurs droits politiques était limité au territoire de la colonie.

Il ne faut pas croire cependant que le simple fait de renoncer au statut personnel de musulman (c’est-à-dire aux coutumes incompatibles avec le Code civil) suffisait pour acquérir la pleine nationalité. La preuve en est donnée par les musulmans convertis au catholicisme étudiés par André Bonnichon 37.

Dans les années 1920, ils sont – selon ses évaluations – plusieurs centaines ou quelques milliers 38. La plupart sont naturalisés, mais pas tous, pour des raisons qui tiennent parfois à l’âge, lorsqu’ils ont moins de 21 ans et qu’ils n’ont pas encore eu accès à la procédure de naturalisation. Dans ce cas, le converti non naturalisé reste considéré comme un indigène musulman soumis au « Code de l’indigénat», au régime pénal et de police, aux tribunaux répressifs indigènes, mais aussi au tribunal du cadi là où il existe.

Pour justifier cette règle, la cour d’appel d’Alger a statué en 1903 que le terme musulman « n’a pas un sens purement confessionnel, mais qu’il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan » 39.

Cette assignation à l’origine ethnique ou religieuse, qui maintient le musulman converti dans le statut de l’indigénat tant qu’il n’a pas fait l’objet d’une naturalisation (laquelle relève d’une décision de l’autorité publique), montre le caractère ethnico-politique, et non pas simplement civil ou religieux, de ce statut. Un musulman ne peut quitter ce statut que s’il en fait la demande et que si l’État l’accepte, après avoir enquêté comme dans une procédure de naturalisation classique. Le sénatus-consulte de 1865 n’employait pas le terme de « naturalisation » puisque le musulman d’Algérie était français. La doctrine, la Cour de cassation et l’administration appelèrent et continuèrent néanmoins d’appeler cette procédure de son nom véritable : naturalisation – une naturalisation gérée au ministère de la Justice selon les mêmes modalités et par les mêmes services qu’une naturalisation d’étranger 40.

Rappelons ce que disait en 1987 le professeur Paul Lagarde sur les différentes techniques d’attribution de la nationalité :

« Ce que le législateur.. [prend] en considération, c’est l’intensité des liens qui unissent un individu à sa population. Si ces liens sont très forts, alors la nationalité va être attribuée à cette personne sans qu’on lui demande son avis. La volonté individuelle ne jouera pas. Au contraire, si les liens sont réels, mais ne sont pas suffisamment forts, alors il peut être fait appel à la volonté positive de l’intéressé pour renforcer des liens qui à eux seuls n’auraient pas été suffisants. » 41

Il aurait pu ajouter que, si ces liens sont discutables, il est fait appel non seulement à la volonté de l’individu, mais aussi au contrôle de l’État.

(…) En Algérie, on avait donc choisi de maintenir à l’égard des musulmans la procédure la plus difficile, la plus soumise au contrôle de l’État, celle de la naturalisation 43. Et on ne la facilitait pas ! Le parcours d’un postulant était parsemé d’obstacles : le dossier devait être constitué de huit pièces différentes – dont un certificat de bonne vie et de bonnes moeurs – ; l’indigène devait se présenter devant le maire (décret du 21 avril 1866) ou l’autorité administrative et « déclarer abandonner son statut personnel pour être régi par lois civiles et politiques françaises » 44 ; une enquête administrative était effectuée sur la moralité, les antécédents et surtout la situation familiale du demandeur ; enfin, le dossier était transmis avec l’avis du préfet et celui du gouverneur au ministère de la Justice, puis au Conseil d’État, avant qu’un décret ne soit signé par le président de la République 45.

La procédure de naturalisation était d’autant plus difficile que l’administration locale faisait preuve d’une rare bonne volonté. Tous les témoignages concordent en ce sens.

(…) Résultat : en cinquante ans (de 1865 à 1915), 2396 musulmans d’Algérie sont naturalisés français. La majorité sont des militaires, des fonctionnaires ou des musulmans convertis au catholicisme. Jusqu’en 1899, le nombre des demandes finalement enregistrées rejetées est très faible. À partir de 1899, il augmente sensiblement jusqu’à atteindre un tiers, la moitié voire les trois cinquième des demandes 54, ce que l’administration justifie par le fait que « les titres des postulants sont examinés avec sévérité et avec le souci de n’accorder la qualité de Français qu’à ceux qui ont donné la preuve non équivoque de leur attachement à la France » 55.

 

***

18. Décret no 136, Bulletin des lois no 8 de la délégation du gouvernement de la Défense nationale hors de Paris, République française, XIIe série. Tours et Bordeaux, du 12 septembre 1870 au 18 février 1871, Versailles, Imprimerie nationale, juin 1871, p. 109.

 

34. Rapport fait au nom de la commission des affaires extérieures, des protectorats et des colonies, par Marius Moutet, annexe no 4383, séance du 1er mars 1918, JO, doc. Parl. Ch., p. 314-363, plus précisément p. 330. Il sera dans les notes suivantes référé à ce document sous l’appellation « rapport Moutet ».

35. Cf. Werner, op. cité, p. 133-140.

36. Ils avaient conservé – aux termes d’un arrêté local datant du 6 janvier 1819 – le droit d’être jugés selon les lois usages et coutumes de leur caste, ce qui constituait pour eux un statut personnel. Weiss, op. cité, p. 474-477.

37. Bonnichon André, La conversion au christianisme de l’indigène musulman algérien et ses effets juridiques (un cas de conflit colonial), thèse pour le doctorat en droit, Paris, Sirey, 1931. Cf. également sur ce sujet : Larcher, « Des effets juridiques du changement de religion en Algérie », RA, 1910, p. 1-34.

38. Bonnichon (ibidem, p. 12) les évalue à sept cents en Kabylie et mentionne la présence d’un certain nombre d’entre eux en métropole. Bastier Jean, « Le droit colonial et la conversion au christianisme des arabes d’Algérie (1830-1962) », Annales de l’université des sciences sociales de Toulouse, 1990, p. 33 -104, cite le chiffre de 2000 en 1910.

39. Alger, 5 novembre 1903, RA, 1904.2.25.

40. Dans la première édition (1886) de son Traité élémentaire de droit international privé, (Paris, Larose et Forcel), le grand juriste André Weiss consacre une sous-section à la « naturalisation des indigènes algériens » dans le cadre d’une section consacrée à la « Naturalisation coloniale » (p. 150-160).

41. Rapport de la commission de la nationalité, Être français aujourd’hui et demain 1, Paris, 1988, p. 115.

43. Dans l’édition de 1886 de son traité, André Weiss écrit par exemple : « Déjà français, l’indigène algérien acquiert, par le fait de la naturalisation, la plénitude des droits civils et politiques reconnus par nos lois à tout citoyen français. » (Ibid, p. 158).

44. Rapport Moutet, ibidem, p. 334.

45. Un des sept décrets Crémieux du 24 octobre 1870 avait modifié, pour les musulmans, la procédure du sénatus-consulte de 1865. Dorénavant la décision de naturalisation était prise par le gouverneur sans intervention du pouvoir central. Mais l’article 3 de ce décret exigeait, avant que le gouverneur ne se prononce, l’avis préalable d’un comité consultatif. Celui-ci ayant été supprimé par un décret du 1er janvier 1871, on en déduisit l’abrogation virtuelle du décret du 24 octobre 1870. Cf. Edgard Rouard de Card, Étude sur la naturalisation en Algérie, Paris, Berger-Levrault, 1881, p. 114-16.

54. Tableau statistique du rapport Moutet.

55. JO, 21 février 1900, rapport au garde des Sceaux sur les résultats de l’application des lois et décrets relatifs à la nationalité pendant l’année 1899, p. 1198. Il convient de noter que le rejet de nombreuses demandes de naturalisations effectuées en Algérie s’applique aussi aux Italiens particulièrement aux pêcheurs italiens installés en Algérie, accusés de ne solliciter leur naturalisation que pour exercer leur métier de pêcheur réservé aux Français. Cf. JO, Déb. parl., Ch. des députés, séance du 30 janvier 1899, intervention de M. Morinaud, p. 86-89.

 

 

Ordonnance du 7 mars 1944
relative au statut des Français musulmans d'Algérie Le Comité français de la Libération nationale,

 

Sur le rapport du commissaire d'État aux affaires musulmanes et du commissaire à l'intérieur ;
Vu l'ordonnance du 3 juin 1943 portant institution du Comité français de la Libération nationale ;
Vu le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 ;
Vu le décret du 24 octobre 1870 ;
Vu la loi du 4 février 1919 relative aux collèges électoraux d'Algérie ensemble le décret du 7 février 1919 ;


Le Comité juridique entendu ;

Ordonne :

Article premier.

Les Français musulmans d'Algérie jouissent de tous les droits et sont soumis à tous les devoirs des Français non musulmans.

Tous les emplois civils et militaires leur sont accessibles.

 

Article 2.

La loi s'applique indistinctement aux Français musulmans et aux Français non musulmans. Toutes dispositions d'exception applicables aux Français musulmans sont abrogées.

Toutefois restent soumis aux règles du droit musulman et des coutumes berbères en matière de statut personnel, les Français musulmans qui n'ont pas expressément déclaré leur volonté d'être placés sous l'empire intégral de la loi française. Les contestations en la même matière continuent à être soumises aux juridictions qui en connaissent actuellement.

Le régime immobilier reste fixé par les lois en vigueur.

 

Article 3.

Sont déclarés citoyens français, à titre personnel, et inscrits sur les mêmes listes électorales que les citoyens non musulmans et participent aux mêmes scrutins les français musulmans du sexe masculin âgés de 21 ans et appartenant aux catégories ci-après :

- anciens officiers,

- titulaires d'un des diplômes suivants : diplôme de l'enseignement supérieur, baccalauréat de l'enseignement secondaire, brevet supérieur, brevet élémentaire, brevet d'études primaires supérieures, diplôme de fin d'études secondaires, diplômes des médersas, diplôme de sortie d'une grande école nationale ou d'une école nationale de l'enseignement professionnel industriel, agricole ou commercial, brevet de langue arabe et berbère,

- fonctionnaires ou agents de l'État, des départements, des communes, des services publics ou concédés, en activité ou en retraite, titulaires d'en emploi permanent soumis à un statut réglementaire, dans des conditions qui seront fixées par décret,

- membres actuels et anciens des Chambres de commerce et d'agriculture,

- bachaghas, aghas et caïds ayant exercé leurs fonctions pendant au moins trois ans et n'ayant pas fait postérieurement l'objet d'une mesure de révocation,

- personnalités exerçant ou ayant exercé des mandats de délégué financier, conseiller général, conseiller municipal de commune de plein exercice, ou président d'une djemaa,

- membres de l'ordre national de la légion d'Honneur,

- compagnons de l'ordre de la Libération,

- titulaires de la médaille de la Résistance,

- titulaires de la médaille militaire,

- titulaires de la médaille du travail et membres actuels ou anciens des conseils syndicaux des syndicats ouvriers régulièrement constitués, après 3 ans d'exercice de leurs fonctions,

- conseillers Prud'hommes actuels ou anciens,

- oukils judiciaires,

- membres actuels et anciens des conseils d'administration des S.I.P. artisanales et agricoles,

- membres actuels et anciens des conseils de section des S.I.P. artisanales et agricoles.

 

Article 4.

Les autres Français musulmans sont appelés à recevoir la nationalité française. L'Assemblée nationale constituante fixera les conditions et les modalités de cette accession.

Dès à présent, ceux d'entre eux qui sont âgés de plus de 21 ans et du sexe masculin, reçoivent le bénéfice des dispositions du décret du 9 février 1919 et sont inscrits dans les collèges électoraux appelés à élire la représentation spéciale aux conseils municipaux, conseils généraux et délégations financières prévue par ledit décret.

Cette représentation sera pour les conseils généraux et les délégations financières égale aux 2/5e de l'effectif total de ces assemblées. Pour les conseils municipaux, elle sera également des 2/5e sauf dans le cas où le rapport entre la population française musulmane et la population totale de la commune n'atteindra point ce chiffre. Elle serait alors proportionnelle au chiffre de la population musulmane.

 

Article 5.

Tous les Français sont indistinctement éligibles aux assemblées algériennes, quel que soit le collège électoral auquel ils appartiennent.

 

Article 6.

Est réservé la statut des populations du M'Zab ainsi que des populations des territoires proprement sahariens.

 

Article 7.

Les modalités d'application de la présente ordonnance seront fixées par décret.

 

Article 8.

La présente ordonnance, qui sera publiée au Journal officiel de la République française, et insérée au Journal officiel de l'Algérie, sera exécutée comme loi.

Alger, le 7 mars 1944.
De Gaulle.

Par le Comité français de la Libération nationale :

Le commissaire à l'intérieur,
Emmanuel d'Astier.
Le commissaire d'État aux affaires musulmanes,
Catroux.
Le commissaire à la justice,
François de Menthon

 

« (…) Jusqu’au décret de 1870 le statut juridique des Juifs d’Algérie n’est guère différent de celui des musulmans. L’acte de capitulation du 5 juillet 1830 garantit aux « habitants de l’Algérie », musulmans ou juifs, le libre culte et le respect de leurs traditions religieuses. En d’autres termes, les Juifs algériens demeurent justiciables des juridictions rabbiniques, suivant le droit mosaïque. En revanche rien n’est précisé, tout d’abord, quant à leur nationalité. « Indigènes », les Juifs algériens ne sont plus des sujets ottomans. Sont-ils pour autant des Français ?

Les autorités françaises se gardent bien dans un premier temps de le préciser. Bien entendu, cette question se pose tout autant sinon plus pour les musulmans, au nombre de 2 300 000 en 1856, que pour les Juifs algériens, 21 400 à la même date4. C’est pourtant autour du cas d’un jeune Juif algérois que la question de la nationalité des indigènes est de nouveau posée. Plus précisément, à l’occasion d’une affaire touchant au privilège accordé aux seuls Français d’exercer certaines professions, en l’occurrence celle d’avocat, la cour d’appel d’Alger prend une décision qui a rencontré un certain écho.

Élie Léon Enos5 demande en 1861 son inscription au Conseil de l’Ordre des avocats d’Alger. Celui-ci rejette sa demande dans son arrêté du 28 novembre 1861 au motif qu’il n’est pas Français car « n’étant pas né sur le sol de la France ou de parents français »6. Enos fait appel et obtient satisfaction par un arrêt du 24 février 1862 confirmé par la Cour de cassation le 15 février 1864. ... La cour d’appel d’Alger affirme, en réponse à l’appel d’Enos, que les indigènes d’Algérie ont la qualité de Français en vertu des principes généraux du droit international appliqué aux cas d’annexion.

Cependant pour éviter toute confusion et de peur de donner trop de poids et de droits à cette qualité, le jugement précise que les indigènes ne jouissent pas des droits de citoyens français en raison du maintien de leurs lois propres (le respect du culte reconnu depuis 1830) : « Tout en n’étant pas citoyen français, l’indigène musulman ou israélite est Français ».

La décision de 1862 a fait grand bruit parce qu’elle reconnaissait, pour la première fois aussi clairement, la nationalité française des sujets coloniaux, juifs ou musulmans.

Sa portée est définitivement entérinée en 1865 avec le sénatus-consulte du 14 juillet qui en reprend les grands principes, en y ajoutant une innovation de taille : la possibilité ouverte aux « indigènes » d’accéder à la pleine citoyenneté française, moyennant la perte de leur statut personnel. Le statut d’indigène se rapproche donc celui des étrangers, qui sont d’ailleurs sujet de l’article 3 du sénatus-consulte : un indigène peut déposer une demande de naturalisation – terme impropre stricto sensu puisqu’il est déjà Français, mais courant pendant toute la période. C’est en raison de cette ouverture que le texte de 1865 a souvent été considéré comme libéral, s’inscrivant dans la politique arabe de Napoléon III9.

La promulgation, le 24 octobre 1870, du décret Crémieux qui « naturalise » les « indigènes israélites », ou plutôt les reconnaît collectivement comme citoyens, constitue une date clé dans l’histoire des Juifs d’Algérie, et plus largement dans celle de la colonisation française, tant il a pesé sur les discours et les pratiques des autorités coloniales françaises vis-à-vis de la population musulmane.

Pourtant cinq ans plus tôt, en 1865, le sénatus-consulte du 14 juillet avait traité conjointement du sort des « indigènes », musulmans ou juifs algériens, au regard de la nationalité française : musulmans et juifs étaient français, la sujétion ottomane ayant été supprimée avec la conquête et l’annexion, mais ils ne jouissaient pas des droits des citoyens français car ils avaient un statut juridique personnel spécifique, d’origine religieuse. Pour devenir pleinement citoyens, précise le sénatus-consulte, ils doivent en faire la demande, se plier, comme les étrangers, à une procédure de naturalisation dont l’attribution demeure une prérogative de l’État. C’est l’échec de cette procédure de naturalisation qui explique la nécessité d’une mesure plus radicale comme le décret de 1870. » 3

1 Extraits de l'article de Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », Histoire de la justice 2005/1 (N° 16), p. 93-109. DOI 10.3917/rhj.016.0093

2 Cf infra

3 En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865-1919) Laure Blévis L’Algérie, d’après l’Atlas de l’Annuaire diplomatique et consulaire de la République française pour 1924 et 1925. Bibliothèque du ministère des Affaires étrangères, Paris.

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