Le recteur de la grande mosquée de Paris: «Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre»

FIGAROVOX/TRIBUNE - Alors que s’est ouvert le procès de l’attentat de Charlie Hebdo le 2 septembre, le recteur de la grande mosquée de Paris Hafiz Chems-eddine qui avait pourtant engagé une procédure de justice contre le journal satirique il y a une quinzaine d’années condamne les crimes qui ont été commis au nom de la religion musulmane et «veut avant toute chose s’incliner devant la mémoire des victimes».

Par Hafiz Chems-eddine, recteur de la Grande Mosquée de Paris.


Je suis algérien. De naissance, de filiation et de cœur. Je suis originaire de la rive sud de la méditerranée, élevé dans des valeurs de respect de l’altérité, de générosité, d’ouverture à l’autre.

Je suis français. D’adoption, d’adhésion et d’adhérence, car amoureux de la République, attaché à ses principes, respectueux de son histoire, avec une mémoire apaisée face à ses pages noires et un attrait pour l’esprit des Lumières qui fut le prélude de la Révolution et de la laïcité.

Je suis musulman par conviction, par héritage et par engagement. Mes parents, eux-mêmes croyants et pratiquants, ne m’ont pas enseigné la tolérance seulement, mais l’acceptation de l’autre, de la différence, la sacralité de l’intégrité physique et le respect de l’espèce humaine.

L’islam algérien qui m’a bercé m’avait appris à accepter la critique et à respecter l’expression et les convictions contraires.

Je suis avocat de formation, de culture et de profession. Un métier que j’ai choisi pour l’amour du droit et de la justice.

Et, depuis le 11 janvier 2020, j’ai l’immense honneur de représenter et de diriger une vénérable institution: la Grande mosquée de Paris.

Il n’est pas question pour moi de m’immiscer dans le débat qui se déroule devant la cour d’assises. Je fais confiance à l’institution judiciaire afin qu’elle définisse clairement les responsabilités de ceux qui sont sur le banc des accusés.

Ce qui précède constitue certaines strates de mon identité d’homme et de citoyen. Elles s’additionnent, se complètent, cohabitent pacifiquement et harmonieusement. Le musulman que je suis vit librement en son for intérieur, dans son intimité avec le citoyen binational baigné dans les cultures de deux pays - la France et l’Algérie - qui ont une extraordinaire histoire commune à la fois belle, violente et complexe.

Depuis ma prise de fonction, je n’ai pas voulu faire dans le bavardage. Occuper l’espace médiatique et écumer les plateaux de radio et de télévision. J’ai préféré engager des actions concrètes de terrain pour essayer d’apporter une contribution d’abord à l’islam et aux musulmans de France et ensuite pour satisfaire à ce vœu que je tiens à réaliser: faire cohabiter pacifiquement l’islam et la République.

Si je m’exprime aujourd’hui, c’est qu’il y a une raison qui me paraît essentielle: l’ouverture du procès des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, celui des comparses présumés des criminels qui ont visé, tour à tour, la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, des fonctionnaires de police et nos compatriotes juifs. Je veux avant toute chose m’incliner devant la mémoire de toutes les victimes de ces crimes abjects et condamner cette violence, les auteurs de cette barbarie et tous leurs complices opérationnels, idéologiques, politiques et médiatiques. Et je le fais avec force, sincérité et conviction: les terroristes peuvent se réclamer de l’islam - je n’ai aucun moyen de les en excommunier - car nourris par leur ignorance crasse, ils peuvent prétendre agir au nom de ma religion, car alimentés par des théoriciens haineux, ils s’autoproclament «vengeurs du Prophète Mohammed», en aucun cas la religion musulmane, dans ses fondements, dans ses textes, hormis dans l’esprit étriqué de ceux qui font prévaloir le littéralisme, jamais, dis-je, l’islam ne pourrait cautionner des crimes.

Il n’est pas question pour moi de m’immiscer dans le débat qui se déroule devant la cour d’assises. Je fais confiance à l’institution judiciaire afin qu’elle définisse clairement les responsabilités de ceux qui sont sur le banc des accusés et je fais confiance aussi à mes confrères, pour faire jaillir la vérité, toutes les vérités.

Il y a près de 15 ans, avocat de la Grande mosquée de Paris, j’avais engagé une procédure, aux côtés de mes amis Francis Szpiner et Christophe Bigot, contre Charlie Hebdo devant la 17e chambre correctionnelle de Paris.

Il y a près de 15 ans, avocat de la Grande mosquée de Paris, j’avais engagé une procédure, aux côtés de mes amis Francis Szpiner et Christophe Bigot, contre Charlie Hebdo devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Beaucoup nous l’ont reproché. Des réactions épidermiques n’avaient pas permis à leurs auteurs de comprendre notre démarche. Je veux m’en expliquer aujourd’hui, car la Grande mosquée de Paris qui a toujours défendu les principes républicains n’était à aucun moment nourrie par une volonté d’interdire l’irrévérence, de condamner le blasphème ou de censurer des caricaturistes.

De concert avec plusieurs dirigeants politiques de l’époque, nous avions décidé, avec mon prédécesseur le Dr Dalil Boubakeur, d’engager cette procédure judiciaire. Pour comprendre les raisons profondes qui avaient motivé notre démarche, il faut se remémorer le contexte.

Dans plusieurs pays musulmans, des foules, le plus souvent manipulées par des idéologues, des régimes dictatoriaux ou des groupes fanatisés provoquaient de violentes manifestations et des heurts. En France, déjà, un climat de tension communautaire, exacerbé par plusieurs forces toxiques, s’alimentait de cette polémique et risquait de fracturer la société. Nous avions même assisté à l’organisation d’une manifestation initiée à Paris par plusieurs groupuscules extrémistes.

Je ne vais pas me défausser: oui ces caricatures m’avaient profondément heurté comme ils avaient heurté la majorité de mes coreligionnaires. Je parle de cette majorité paisible et apaisée, totalement intégré dans la République, respectueuse de ses lois et de ses valeurs. Je ne parle pas ici des minorités excités et extrémistes qui ont voulu instrumentaliser cette affaire. Il est important de comprendre que le prophète Mohammed est l’être et le symbole le plus important dans la religion musulmane. Cela étant précisé, en d’autres circonstances, dans un autre contexte national et international, nous n’aurions probablement jamais poursuivi Charlie Hebdo, car, en tant qu’avocat et en tant que citoyen, connaissant l’histoire et les fondements de la République, je respecte le travail des médias qui doit demeurer libre et je savais qu’aucun tribunal ne condamnerait le journal satirique, y compris dans ses excès. Notre action visait, avant toute chose, à couper l’herbe sous les pieds des milieux extrémistes et à canaliser le débat vers les prétoires afin qu’il n’ait pas lieu dans la rue. Implicitement, elle introduisait l’idée que nous étions tous des citoyens justiciables, aptes à poursuivre et susceptibles d’être poursuivis, car les tribunaux sont les lieux, par excellence, où se règlent les conflits et les différends. Notre action était celle de citoyens français qui voulaient user d’un droit constitutionnel. C’était une manière pour nous de prouver notre intégration quand les milieux extrémistes voulaient user de violence et porter la discorde dans l’espace public, non sans manipuler et instrumentaliser la jeunesse et les esprits les plus fragiles et malléables. D’ailleurs, tout en assignant Charlie Hebdo, nous avions entretenu un pont et un dialogue constructif avec la Direction de l’hebdomadaire, plusieurs de ses journalistes et certains des amis du journal.

Il faut que tous les musulmans comprennent les traditions culturelles de la satire et de l’espace démocratique qui permet toutes les expressions même celles qui paraissent excessives.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, la Grande Mosquée de Paris avait décidé de ne pas faire appel du jugement qui nous donnait largement satisfaction tout en nous déboutant de nos demandes. Le tribunal nous reconnaissait le droit de poursuivre et comprenait le fait que ces dessins puissent nous choquer tout en rappelant le caractère indiscutable de la liberté d’expression.

Il faut que tous les musulmans - et ceux qui cherchent à les infantiliser - comprennent les traditions culturelles de la satire et de l’espace démocratique qui permet toutes les expressions même celles qui paraissent excessives. Dans notre pays, seule la loi fixe les limites.

Ceux qui laissent entendre que tous les musulmans seraient inaptes à ces valeurs démocratiques, non seulement se trompent lourdement, mais de plus, ils manifestent un incroyable mépris à l’égard de ceux qu’ils prétendent défendre comme s’il s’agissait de citoyens de seconde zone, incapables de se défendre seuls. Lors de tous les événements majeurs où la République était en danger, les musulmans de France, très largement, se sont mobilisés pour leur pays, en tant que citoyens mus par nos valeurs communes.

Que Charlie Hebdo continue d’écrire, de dessiner, d’user de son art et surtout de vivre. Que le drame qui a frappé cette publication, des policiers et nos compatriotes juifs serve de leçon à la communauté nationale, mais aussi à ceux qui se réclament de l’islam, à ceux qui se disent «amis des musulmans» et qui ne condamnent pas clairement ces crimes terroristes: en quoi le meurtre de dessinateurs a fait avancer la cause des musulmans? Et en quoi la destruction et la barbarie peuvent-elles servir l’image de l’islam?

 

 

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