En 1894, le journaliste Theodor Herzl écrivait la critique d'un feuilleton d'Alexandre Dumas où le personnage, Daniel encourage les Juifs à revenir sur la terre de leurs ancêtres :
" Un tel juif doit savoir qu'il ne rendrait guère service aux siens en leur rendant leur patrie historique… Et si véritablement les Juifs y retournaient, ils s'apercevraient dès le lendemain qu'ils n'ont pas grand chose à mettre en commun. Ils sont enracinés depuis de longs siècles en des patries nouvelles, dénationalisées, différenciées, et le peu de ressemblance qui les distingue encore ne tient qu'à l'oppression que partout ils ont à subir.
Mais la condamnation en France du Capitaine Dreyfus fin 1894, dont il a suivi le déroulement du procès pour le compte de la Neue Freie Zeitung, un journal de Vienne, bouleverse ses convictions. D'autant plus qu'il a assisté à la cérémonie de dégradation du capitaine dans la cour des Invalides.
Theodor Herzl a alors 35 ans. Il est hongrois, juif et non pratiquant.
Le jeune journaliste a été révolté par la flambée d'antisémitisme en France en a tiré la conclusion qu'il est illusoire pour les juifs de chercher leur salut dans l'assimilation et qu'ils doivent posséder leur propre État. Cet État doit être en mesure d'offrir un refuge à tous les juifs qui viendraient à être persécutés. La thèse qu'il présente dans l'ouvrage qu'il va publier, constitue le fondement du sionisme politique.
Le 15 février 1896, après avoir essuyé quelques refus, il publie à Vienne Der Judenstaat, Versuch einer Modernen Lösung der Judenfrage (L'État juif, recherche d'une réponse moderne à la question juive).
La brochure, connait immédiatement le succès en Europe de l’Est. Du vivant d’Herzl, pendant les huit années qui suivent cette première publication, l’ouvrage est édité à dix-sept reprises : six fois en allemand, deux en hébreu, deux en anglais, trois en russe, une en français, une en yiddish, une en bulgare et une en roumain.
A la même époque, le père du philosophe Emmanuel Levinas tire de l'affaire Dreyfus une conclusion toute différente, vue de la Lituanie dont il est ressortissant :
" Un pays qui se déchire entièrement, qui se divise pour sauver l'honneur d'un petit officier juif, c'est un pays où il faut rapidement aller."
Pour Anna Arendt,
" la seule conséquence visible de l'affaire Dreyfus fut la naissance du mouvement sioniste, seule réponse politique que les Juifs aient jamais trouvée à l’antisémitisme et seule idéologie qui ait tenu sérieusement compte d’une hostilité qui allait les placer au cœur des événements mondiaux."
Pour Herzl, il existe un peuple juif :
" que nous le voulions ou non, nous sommes et nous restons un groupe historique reconnaissable à ses caractéristiques homogènes. Nous sommes un peuple, et c’est l’ennemi qui nous y contraint malgré nous […]."
Et le terme de 'question juive', courant à l'époque, recouvre en fait une question nationale :
" Quelle que soit la coloration qu’elle prenne, je considère la question juive comme n’étant ni religieuse ni sociale, mais bien nationale. Pour la résoudre, il nous faut avant tout la poser en termes politiques, à l’échelle mondiale."
Sa thèse suscite d'emblée l'enthousiasme chez les juifs orientaux. Elle rejoint aussi les aspirations de nombreux militants «sionistes» qui, depuis une quinzaine d'années, ont commencé à émigrer en Palestine.
Dans les mois qui suivent la parution de L'État juif, Theodor Herzl et ses amis Max Nordau et Israël Zangwill décident de réunir un congrès. La ville de Munich est pressentie mais les rabbins locaux, comme l'immense majorité des rabbins, se montrent hostiles au mouvement sioniste et c'est finalement à Bâle, en Suisse, que se retrouvent en août 1897 les 204 délégués juifs.
Son père, Jacob Herzl, qui descendait peut-être de ces Juifs espagnols autrefois traqués par l’Inquisition, avait quitté en 1856 sa ville natale de Semlin pour s’établir à Pest, où naît Théodore, le 2 mai 1860. Sa famille est bourgeoise et commerçante, le milieu aisé, ouvert aux idées et aux arts. À Pest — les Herzl s’en réjouissent — le régime mène une politique libérale. En échange d’un effort d’assimilation, François-Joseph, roi de Hongrie, concède aux Juifs, en 1867, l’égalité des droits. C’est l’espoir de la paix et de la prospérité. L’assimilation ne semble d’ailleurs pas trop pénible aux Herzl, déjà passablement déjudaïsés et du reste peu croyants, même s’ils respectent certaines règles, davantage d’ailleurs par conformisme social que par conviction.
En 1873, Théodore a bien reçu la traditionnelle confirmation religieuse, mais dès 1875 il est inscrit au Lycée évangélique de la ville, une école chrétienne fréquentée par les fils de riches bourgeois Juifs de Hongrie, devenus en peu d’années une force intellectuelle et financière non négligeable. Ils se sont liés au parti libéral, alliance politique qui expliquera bientôt la réaction du parti catholique, attentif à soutenir la campagne antisémite dans l’empire austro-hongrois.
De son appartenance à une communauté suspecte, le jeune Théodore ne semble avoir nul souci, assez peu préoccupé par ses études, tout juste moyennes,mais déjà habité par le démon de la littérature. Il a treize ans à peine qu’il griffonne des vers, compose des pièces pour le petit théâtre familial qu’il anime avec sa sœur Pauline. En 1874, il crée avec quelques amis une compagnie littéraire, bravement nommée Nous autres, qu’il alimente régulièrement en contes et en nouvelles. En 1878, les Herzl quittent Budapest pour Vienne. Ils y trouvent une société
encore libérale, mais agitée déjà par la propagande du parti social chrétien. Grand lecteur, esprit cosmopolite, Théodore a entrepris des études de droit, mais résolu de devenir écrivain. À vingt ans, il a publié sa première comédie, La Compagnie du travail, et une autre deux ans plus tard, Le Procès Hirschkorn.
Sans doute fait-il parfois de pénibles découvertes. En 1881, il a lu Le Problème juifd’Eugène Dühring, dont l’a surpris, plus encore qu’indigné, la haineuse violence. S’il est alors sensible à l’antisémitisme, c’est moins comme Juif que comme libéral et patriote autrichien. De 1880 à 1882, il s’est ému des féroces pogroms russes et des lois d’exception, mais avant tout sur le plan humanitaire. Il est du reste tout entier à ses préoccupations personnelles. Docteur en droità vingt-quatre ans, il n’a occupé que quelques mois un poste à Salzbourg. Sans soucis matériels, il parcourt la France, l’Italie, la Belgique, la Hollande. En 1889 il s’est marié ; de 1880 à 1891, il écrit onze pièces dont l’une — réalisation de son rêve — a été représentée au prestigieux Hofburgtheater de Vienne. En outre, il s’est fait journaliste, tient une chronique hebdomadaire au Berliner Tageblatt, devient éditorialiste à la Wiener Allgemeine Zeitung.Fasciné par la France et par sa culture, il décroche en 1891 le poste envié de correspondant permanent à Paris de la Neue Freie Presse.
C’est le début d’une vie élégante et mondaine. Le Tout-Paris connaît bientôt ce journaliste écouté, réputé pour ses excellentes manières et sa conversation brillante, qui mène, avec sa femme et ses trois enfants, une existence exemplaire de grand bourgeois cosmopolite. Littérateur, il côtoie Augier, Sardou,Dumas fils ou Zola, se lie avec les Goncourt ou Rodin, fréquente les Daudet et Joris-Karl Huysmans, rencontre Sarcey ou Proust ; journaliste habitué des couloirs de la chambre des députés, il connaît Clémenceau, Jaurès, Deschanel, Poincaré. Herzl se sent à l’aise dans cette France garante de toutes les libertés qui vient de célébrer, en 1889, à la fois le centenaire de la Révolution et l’avènement du progrès à l’Exposition universelle. Confiant, il a adopté sans effort la philosophie courante de son époque. Il a écrit des poésies où chante l’influence de Musset et de Heine,des feuille-tons, des pièces de théâtre où se rencontrent l’esprit parisien et la Gemütlichkeit viennoise 2. Juif, il l’est bien moins qu’homme de lettres et homme du monde. Or Herzl en était encore là que déjà la France n’était plus l’asile de la tolérance. La dépression économique des années 1880 a ranimé un antisémitisme ancestral, nourri par l’enseignement traditionnel de l’Église et qui touche des milieux très divers, de la haute bourgeoisie cléricale et militariste — banque catholique ou protestante contre banque juive —, aux catégories sociales menacées par l’expropriation capitaliste. S’y ajoute chez certains socialistes la persistanced’un anticapitalisme facilement antisémite — ce que Bebel appellera « le socialisme des imbéciles ». Dès 1886, Edouard Drumont, le fondateur de la Ligue nationale antisémitisme française et bientôt du quotidien La Libre Parole, publie sa célèbre France juive qui, tirée à des centaines de milliers d’exemplaires, constitue un inquiétant succès de librairie. Pour Drumont comme pour Edmond Picard en Belgique, les Juifs sont un peuple fermé à tout idéal désintéressé, rebelle à l’assimilation. Infiltré dans la société occidentale, il s’y développe comme un cancer, accapare les leviers de commande de l’économie et corrompt, physiquement et psychologiquement, la race aryenne. La solution ? Confisquer leurs biens et les renvoyer derrière les murs d’un ghetto.
Devant cette flambée d’hystérie, Herzl, décontenancé, indigné, s’efforce encore de comprendre, d’analyser en historien, d’expliquer objectivement le réveil de la haine par la dégradation des conditions économiques et sociales. À ce moment, cet homme qui ignore à peu près tout de la religion de ses pères et fête Noël avec ses enfants, en est encore à s’effarer, en libéral et en rationaliste, de ce sursaut du Moyen Âge dans l’ère moderne.
Il n’était malheureusement pas au bout de ses surprises. C’est d’abord, en 1892, le procès Burdeau-Drumont, où il entend résonner, dans un prétoire français, ce cri entendu déjà en Hongrie ou en Autriche : « Mort aux Juifs ! » Puis c’est le duel Mores-Meyer, où le marquis de Mores, antisémite rabique, tue son Juif et s’en fait gloire 3. Bouleversé, Herzl cherche lui aussi des solutions, et celles qu’il trouve sont pour le moins surprenantes. Dans sa colère, il rêve de provoquer en duel le prince de Lichtenstein, chef des antisé mites autrichiens ; s’il est tué, une lettre posthume dira au monde qu’il s’est sacrifié pour attirer l’attention4 ! Un moment de réflexion le détourne de ce coup d’éclat romantique.
Mais alors, que faire ?
Lui qui se pique d’analyser en toute objectivité, il ne prétend pas sans aucun fondement les accusations des antisémites. C’est vrai, songe-t-il, au cours des siècles le ghetto a pu créer des sentiments asociaux et, officiellement libérés, les Juifs n’en sont-ils pas demeurés mentalement prisonniers ? Ne le sait-il pas mieux qu’un autre, lui qui jusqu’ici a pu se croire parfaitement intégré, lui si peu soucieux de judaïcité et qui ignore à peu près tout de la religion et de l’histoire juives ? Alors, la solution du problème juif, ne serait-ce pas la dissolution pure et simple ? En 1893, il songe à requérir l’intervention du pape contre l’antisémitisme ; en échange, il s’engagerait à prêcher la croisade pour la conversion volontaire au christianisme, le baptême généralisé et les mariages mixtes. Plus de Juifs, plus de question juive 5. Il faudra le cas Dreyfus pour lui dessiller les yeux. Renforcé encore par la crise de Panama, l’antisémitisme libéré par l’Affaire lui fait enfin prendre conscience de l’urgence d’une action efficace. Journaliste, Herzl est présent le matin où, dans la cour de l’École militaire, le capitaine Dreyfus est dégradé devant le front des troupes. Bien plus qu’un soldat français félon, on châtiait un Juif, éternel bouc émissaire. Pour Herzl s’effondre alors tout ce en quoi il avait eu foi, la justice et l’humanité, le libéralisme et les lumières.
Il ne pense plus à présent à des duels ni à des mariages mixtes. Le 14 juin 1895, il note dans son journal : « Je sais où se trouve la Terre Promise : en nous-mêmes ! Dans notre capital, dans notre travail. » Sans le savoir, car il ignore l’ouvrage, il rejoignait les thèses du médecin russe Léo Pinsker, auteur, en 1892, d’un pamphlet intitulé L’Auto-émancipation 6. Brûlant de zèle, il s’adresse au richissime baron Maurice de Hirsch, bien connu pour son aide aux colonies de Juifs russes implantées en Argentine. Il lui expose un plan simple et fou : l’exode en masse vers la Palestine. Hirsch, philanthrope mais réaliste, hoche la tête : il n’y croit pas. En quelques semaines, Herzl, surexcité, compose une brochure qui est à la fois un manifeste et un plan. Elle paraît en 1896 , intitulée : Der Judenstaat. Versuch einer modernen Lösung der Judenfrage — L’État juif. Essai d’une solution moderne du problème juif.
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