La fuite du roi était bien préparée, et le trajet, vertigineux : du centre de l'Irak, il aurait fallu remonter le Tigre, passer le Caucase, puis le nord de la Caspienne, par les Khazars, pour enfin rejoindre son royaume montagneux d'Ustrushana, en Asie centrale, et là reprendre son indépendance. Las, pendant la nuit un fidèle mécontent alla raconter tout le projet au calife. Ce dernier fit saisir le roi déchu, le fit juger secrètement et le condamna à périr de faim enfermé dans une tour. Tel fut le sort de l'Afshin, roi d'Ustrushana, dernier souverain puissant d'une Asie centrale qui au milieu de ce IXe siècle est en train de basculer définitivement du côté de la culture musulmane.
En condamnant ainsi l'Afshin, le calife Al-Mutasim (833-842) condamnait aussi son principal général. Depuis un quart de siècle, il s'était entouré de soldats et généraux venus d'Asie centrale, qu'ils soient iraniens ou turcs. Plusieurs milliers de soldats étaient venus former un corps d'élite autour de lui et avaient été progressivement complétés par des achats d'esclaves sur le marché de Samarcande pour constituer les troupes de choc de l'empire. Al-Mutasim avait fait bâtir pour eux à partir de 836 une nouvelle capitale, Samarra, loin de Bagdad et des troubles que ces étrangers occasionnaient avec les habitants.
TOUT COMMENCE DANS LES CONFINS
Pourquoi aller chercher si loin des troupes, dans ce qui était alors l'extrémité ultime du monde musulman ? Pourquoi ces frontaliers, dont rien ne dit même qu'ils étaient tous musulmans ? Lors de son procès, l'Afshin est ainsi accusé d'être un infidèle : il n'est pas même circoncis. Aussi absconse et loin du temps présent qu'elle puisse paraître, cette question a donné lieu depuis quarante ans à toute une polémique parmi les historiens du monde islamique. Un débat dont les répercussions sont très contemporaines. Plusieurs ouvrages des années 1970 et 1980, faisant autorité sur la période, comme celui de Patricia Crone Slaves on Horses. The Evolution of the Islamic Polity (Cambridge University Press, 1980), au titre évocateur, ont en effet considéré que ces recrutements signaient, deux siècles après le Prophète, l'échec final de la vie politique musulmane, que ses citoyens ne souhaitaient plus défendre, la considérant, savants religieux en tête, comme illégitime, au point que l'on doive aller chercher des étrangers pour le faire.
On a vu dans la présence de ces soldats des frontières à Samarra la naissance du phénomène des mamelouks (en arabe mamluk, « possédés »), si important dans la longue durée de l'histoire politique et militaire du Proche-Orient. Ces troupes auraient en effet été recrutées parmi des esclaves achetés enfants en dehors des frontières et systématiquement entraînés militairement, et non parmi les habitants. On aurait donc importé des « robots » étrangers à la société qu'ils étaient chargés de défendre et cela témoignerait du « gouffre moral » dans lequel était plongée la civilisation musulmane, formules que l'on trouve dans l'ouvrage de Patricia Crone. Aussi simpliste soit-elle, cette idée continue d'informer nombre d'ouvrages parus sur le sujet. Pourtant, depuis les années 1990, le développement des recherches sur l'Asie centrale l'a totalement infirmée.
A l'époque, les habitants de Bagdad ne voyaient dans ces cavaliers fonçant à travers la foule au travers des rues étroites de la ville que de purs barbares. Tel est le point de vue repris par les sources arabes, trop benoîtement suivi par ces historiens. Si les travaux antérieurs ne pouvaient tenir compte que des textes écrits en Irak, on connaît également aujourd'hui le point de vue de ces « automates militaires ».
Plusieurs décennies de fouilles et de recherches sur les textes ont révélé l'existence en Asie centrale d'une civilisation particulière, une fusion économique et sociale partielle entre nomades et populations des oasis sédentaires, dans ce qui correspond actuellement au nord de l'Afghanistan, à l'Ouzbékistan, au Tadjikistan, au Kirghizistan et au Kazakhstan, c'est-à-dire la Bactriane et la Sogdiane de l'Antiquité. Des mariages entre les aristocraties turque et sogdienne ont lieu, des titulatures mixtes sont attestées, des échanges économiques extrêmement importants aussi - ce qu'on appelle communément la route de la soie est, du VIe au VIIIe siècle, largement le fait de la coopération entre les élites militaires de la steppe et les marchands des oasis1.
L'exemple de l'Afshin est à cet égard parlant. Sa dynastie prend le pouvoir en Ustrushana à l'occasion des troubles liés à l'invasion arabe durant les années 710-720. De son ancêtre, condottiere au nom parfaitement turc de Qara Bughra (« chameau noir »), à son père Qawus, s'est produit une iranisation marquée. Leur palais de Bunjikat, au nord du Tadjikistan, a été retrouvé et fouillé : il dévoile de superbes peintures murales représentant non seulement les divinités aux multiples bras de la Sogdiane préislamique, mais aussi Romulus et Remus. L'Afshin continue toutefois à se marier en milieu turc et à être à cheval sur les deux mondes. De son point de vue, c'est bien le transfert en monde musulman qui correspond à l'entrée chez les barbares, et il s'en plaint amèrement lors de son procès. Il raconte : « J'ai dû suivre ces gens, faire tout ce que je déteste, jusqu'à, pour eux, manger de l'huile, monter des dromadaires, porter des sandales... »
ASHINAS, LE PRINCE-ESCLAVE
Un autre très grand personnage de la cour d'Al-Mutasim est également significatif. Il s'agit d'Ashinas, qui devient le principal général du calife après la mort de l'Afshin. Acheté esclave, Ashinas avait été placé par Al-Mutasim à la tête de ses troupes turques, soit sans doute environ de 8 000 hommes à la fin des années 830. Les archéologues qui ont identifié le quartier qu'il occupait avec ses soldats à Samarra n'y ont trouvé qu'une seule mosquée.
Ashinas a été considéré comme le paradigme du mamelouk, leur premier grand représentant, par sa trajectoire qui mène cet ancien esclave à la tête du corps d'élite de l'Empire abbasside. Mais c'est uniquement en décentrant le regard à partir de l'Asie centrale que les historiens ont pu comprendre qui il était véritablement. Ashinas porte en effet un nom tout à fait particulier, celui de la grande dynastie sacrée des premiers Turcs, qui a régné pendant plus de deux siècles sur l'ensemble de la steppe et dont alors une branche se prolonge encore chez les Khazars au nord du Caucase. Seuls les princes de la dynastie portent ce nom et, jusqu'à Samarra, un roi tel que l'Afshin considère comme un extrême honneur que son fils puisse épouser la fille d'Ashinas. Le mariage fut d'ailleurs somptueusement célébré par le calife lui-même. Comment le fait d'épouser la fille d'un esclave pourrait-il passer pour un honneur ? Uniquement dans un cadre centre-asiatique : là, donner son fils à l'héritière du clan sacré des Turcs est effectivement très prestigieux. Le condottiere à l'origine de la dynastie de l'Afshin était bien au-dessous du clan Ashinas et ce mariage correspond du point de vue centre-asiatique à l'apogée de l'ascension sociale des Afshin. Cela ne signifie pas qu'Ashinas n'ait pas été vendu. Mais sa condition d'esclave n'était que transitoire, liée à sa capture sur le front militaire de l'Islam, et seul son statut princier dans les hiérarchies centre-asiatiques explique qu'Al-Mutasim, dont la mère était d'ailleurs sogdienne, l'ait placé à la tête de ses troupes.
On pourrait multiplier les exemples. Bugha (un guerrier chevronné capturé en Asie centrale et racheté par Al-Mutasim) ou Sul Er-tigin (prince des Turcs de la Caspienne, arrivé dans les fers) deviennent tous deux d'importants généraux et gouverneurs. En fait, on ne possède pas un seul exemple d'enfant ou de jeune adolescent enlevé dans la steppe et formé militairement à Samarra. Tous les esclaves devenus soldats sur lesquels on possède des données sont des prisonniers de guerre, arrivés à Samarra avec tout leur bagage culturel et technique. De même, les archéologues ne trouvent pas dans le plan très détaillé de la ville de Samarra trace de grandes casernes qui permettraient d'enseigner l'art militaire à des adolescents esclaves, comme c'est le cas plus tard dans l'Égypte mamelouke.
Ce qu'Al-Mutasim transfère à Samarra, c'est toute une société nobiliaire et militaire faite d'échanges croisés entre iranophones et Turcs, élaborée depuis des générations en Asie centrale. Ce transfert a lieu à la fois sous la forme de volontaires arrivant en Irak avec leurs troupes, et de prisonniers de guerre achetés sur les marchés en Asie centrale et envoyés en Irak.
UNE TRADITION BYZANTINE
Mais la question demeure : pourquoi avoir procédé ainsi ? Pourquoi avoir systématiquement recherché ces troupes lointaines ? La réponse est complexe. Il faut tout d'abord souligner qu'Al-Mutasim n'est nullement le premier a avoir procédé ainsi, c'est-à-dire à avoir utilisé systématiquement des prisonniers de guerre comme troupe de choc. C'est très exactement comme cela que l'empereur Constantin était parvenu au pouvoir au IVe siècle, utilisant les captifs de ses guerres en Grande-Bretagne et en Allemagne contre ses rivaux pour le trône impérial. Tous ses successeurs font de même. Les Vandales capturés en Afrique du Nord par Bélisaire en 535 sont mis en esclavage puis organisés en cinq escadrons et envoyés combattre les Perses. L'utilisation massive de prisonniers de guerre réduits en esclavage comme troupe n'est nullement une caractéristique intrinsèque du monde musulman, encore moins, donc, la preuve d'un « gouffre moral » en son coeur politique. A bien des égards, les pratiques musulmanes s'inscrivent dans la longue durée de l'Antiquité tardive.
Bien au contraire, certaines causes sont immédiates et étroitement politiques, liées à des guerres de succession difficiles entre trois fils du calife Haroun al-Rachid : Al-Mutasim, comme son frère Al-Mamun avant lui, est un calife arrivé par la force au pouvoir, en écartant et tuant le fils d'Al-Mamun. Al-Mamun lui-même avait battu militairement son frère et prédécesseur Al-Amin. Or, pour ce faire, Al-Mamun, alors gouverneur de l'orient de l'Empire abbasside, résidant à Merv, au Turkménistan actuel, s'était déjà appuyé sur des troupes locales, venues du nord-est de l'Iran, de Bactriane et de Sogdiane pour prendre Bagdad. Tout le réseau militaire d'Al-Mamun est constitué d'un personnel venu des confins entre l'Iran et l'Asie centrale, qui avait apporté les pratiques militaires de la région.
C'est en particulier vrai d'une forme unique de fidélisation des soldats, les tchakars. Ceux-ci, spécifiques de la Sogdiane et de la Bactriane, ont visiblement impressionné les chroniqueurs militaires aussi bien arabes que chinois. C'est une source chinoise qui les décrit le plus précisément à l'occasion des grands troubles qui ravagent la Chine au milieu du VIIIe siècle, causés par An Lushan, un général sogdo-turc - autre exemple de cette fusion - et ses troupes formées à la sogdienne. Les Tchakars d'An Lushan sont décrits comme ses fils adoptifs (il en a plusieurs milliers, au grand étonnement du narrateur chinois) et reçoivent une éducation militaire spécifique dans un lieu dédié. Tous les grands généraux d'Al-Mamun et son vizir ont des tchakars - ce sont eux qui capturent et exécutent Al-Amin à Bagdad. Si le procédé de l'adoption ne survit sans doute pas explicitement en contexte musulman - elle est interdite en Islam - les tchakars forment à Samarra, aux côtés des troupes turques comme dans tout l'empire, un corps militaire extrêmement important.
Héritier de ce corps représentatif des réseaux de son frère, dont il a évincé le fils, Al-Mutasim doit se forger ses propres réseaux militaires. Si Al-Mamun s'était appuyé sur le sud de l'Asie centrale, Al-Mutasim se tourne vers le nord, vers la zone de fusion sogdo-turque. En cela, Al-Mutasim s'appuie sur toute une pensée qui, du monde arabo-persan à la Chine, considère les Turcs comme des soldats exceptionnels. Et à Samarra, Al-Mutasim fournit à ses guerriers turcs des femmes turques pour préserver les qualités militaires intrinsèques de ces archers à cheval, sans les affaiblir en les mêlant aux populations locales. Mais il le fait, comme nous l'avons vu, non pas en les considérant comme des robots barbares et dépourvus de hiérarchie propre, mais en cooptant leurs élites pour les diriger.
Sur la plus longue durée, l'utilisation de ces troupes lointaines a pu également être liée à plusieurs déstructurations successives des réseaux militaires au Proche-Orient. La première a eu lieu dès avant la conquête musulmane du VIIe siècle : dans l'Iran préislamique, les derniers souverains se sont montrés soucieux d'abaisser la grande noblesse, traditionnellement pourvoyeuse de troupes. Cette désorganisation a été redoublée par la conquête arabe qui a privé de légitimité le cadre militaire existant, cantonnant les nobles dans leurs châteaux, avec une intégration au monde musulman que l'on saisit fort mal. Or ces réformes n'avaient justement jamais concerné la périphérie nord-est du monde iranien, restée en dehors des frontières de l'Iran préislamique. La noblesse y avait conservé, et conservera jusqu'au XIe siècle au moins, son contrôle sur les hommes. C'est à ce contrôle maintenu que font appel les califes.
Si dans un premier temps, après la conquête arabe du VIIe siècle, ces troupes iraniennes avaient été remplacées par les groupes tribaux arabes, rapidement épaulés voire dépassés en nombre par les recrues locales, cette organisation est elle-même bousculée par la révolution abbasside en 750 : parties de Merv - déjà ! - des troupes arabo-persanes avaient mis sur le trône les Abbassides de la famille du Prophète aux dépens des Omeyyades, représentant un autre groupe des anciennes élites arabes. Mais ce faisant, c'est aussi le coeur des troupes musulmanes, encore tribales et soutenant les Omeyyades, notamment en Syrie, qui avait été délégitimé, conduisant de facto à l'exclusion progressive des Arabes du pouvoir militaire dans le califat.
Le recours à ces troupes frontalières s'explique donc par une succession de crises politiques et militaires. Le recours aux soldats étrangers n'est pas une maladie génétique de l'islam, mais un effet des circonstances et le reflet d'un affaiblissement des structures militaires proche-orientales compensé par l'intégration récente d'une région abondamment pourvue en troupes notoirement efficaces.
LA VRAIE NAISSANCE DES MAMELOUKS
Le phénomène mamelouk quant à lui nait plus tard, non pas à Samarra mais contre Samarra. La création d'un huis clos à Samarra se révèle en effet délétère pour le pouvoir califal. Entourés de troupes soigneusement coupées de la société irakienne, les califes en deviennent, une génération plus tard, les prisonniers. Quatre califes sont assassinés par les troupes turques durant la décennie 860, un cauchemar politique dont se fait écho toute la littérature arabe du temps.
Loin de leurs bases centre-asiatiques et de la source de leur légitimité, les grands nobles recrutés par Al-Mutasim ont progressivement perdu le contrôle de leurs soldats au profit d'officiers montés par le rang. Le système de Samarra mis en place par Al-Mutasim ne peut fonctionner sur la longue durée dans un empire trop vaste. Pourtant, les troupes centre-asiatiques ont prouvé leur efficacité sur le champ de bataille, que ce soit à l'occasion de la guerre civile - les Turcs de Samarra, peut-être une quinzaine de milliers d'hommes, prennent Bagdad quasiment seuls en 865 - ou dans les guerres extérieures contre les Byzantins - l'empereur Théophile avait manqué être capturé par les Turcs lors de la bataille d'Anzen en 838, seules la nuit et la pluie, détendant les arcs, lui ayant permis de s'échapper.
Le phénomène mamelouk nait ainsi durant les années 870, à toute petite échelle une fois le califat retourné à Bagdad, comme une expérience combinant plusieurs éléments de la période antérieure : on continue à rechercher les Turcs, considérés comme intrinsèquement efficaces pour la guerre, tout en les achetant, cette fois jeunes, sur les marchés d'esclaves, afin de mieux les modeler et leur inculquer la fidélité. Il semble que le modèle des tchakars soit ici utilisé en le combinant aux achats d'esclaves, avec des écoles spécifiques et un vocabulaire au moins symbolique de la parenté, même si, en l'absence de source précise sur ce point, on ne peut le prouver.
Élaboré au centre du califat, le modèle ainsi créé se diffuse assez modestement à la fin du IXe siècle et au Xe siècle : il ne faut nullement imaginer alors un modèle mamelouk dominant. En Asie centrale, la dynastie des Samanides y a ainsi recours. Mais si des écoles de soldats professionnels sont attestées, si des biographies de mamelouks sont connues, ces troupes extrêmement coûteuses ne constituent qu'une partie de l'armée samanide. Si certains de leurs mamelouks s'enfuient et fondent dans les montagnes d'Afghanistan la dynastie des Ghaznévides, célèbre pour sa conquête de l'Inde du Nord, l'armée de ceux-ci n'était pas non plus constituée principalement de mamelouks, contrairement à ce que l'on a cru.
Ce n'est que beaucoup plus tard et par imitation, avec les Mamelouks d'Égypte, ou encore avec une partie des troupes ottomanes, que le phénomène mamelouk vient au premier plan des pratiques militaires de l'islam. Mais rien ne permet à l'historien d'essentialiser ce dernier en un modèle théologique figé hors du temps de l'histoire et de ses soubresauts.