1 La nationalisation du canal de Suez, le 26 juillet 1956, par le président égyptien Gamal Abdel Nasser, suscite beaucoup d'intérêt chez les historiens et a donné lieu à de nombreuses publications. Événement marquant de la guerre froide, cette nationalisation et ses conséquences ont suscité des recherches universitaires variées. Pourtant, certains aspects qui leur sont liés n’ont fait l’objet que de peu de recherches et restent à explorer. C’est le cas notamment de la population juive d’Égypte pour qui cette date marqua un tournant majeur.
2 La communauté égyptienne comptait environ 60 000 personnes à l’époque de la nationalisation du canal et était fortement attachée à sa vie en Égypte. Pourtant, ce sont 40 000 juifs qui quittèrent le pays, de force ou par crainte de l'oppression, à partir du mois de novembre 1956. Beaucoup d’entre eux avaient la nationalité française ou britannique. La France accueillit 11 000 réfugiés, français et apatrides, et le Royaume-Uni 6 000 réfugiés, essentiellement britanniques. Bien avant les expulsions, Nasser fut comparé à Hitler pour avoir nationalisé le canal de Suez, tout comme, selon la presse, le dictateur allemand avait annexé l’Autriche vingt ans plus tôt. Au vu du danger qui pesait sur les juifs d’Égypte, cette comparaison est lourde de sens en 1956 et on peut se demander quelle fut la réaction de la France et du Royaume-Uni face aux menaces de conflit armé qui pesaient en Égypte suite à la nationalisation du canal. Les évacuations furent-elles anticipées ou arrangées ? Comme la communauté juive du pays était très sensible aux influences européennes, des dispositions furent-elles prises pour garantir sa sécurité et comment se passèrent les mois précédant les expulsions de novembre 1956 ? Enfin on peut se demander comment les juifs d’Égypte furent accueillis en France et au Royaume-Uni, pays dont ils avaient la nationalité, alors même qu’ils avaient vécu la majeure partie de leur vie en Égypte.
3 Dans une première partie, cet article s’attardera sur les réactions des Français et des Britanniques vis-à-vis de leurs ressortissants en Égypte, après un retour sur la composition et la question de la nationalité chez les juifs d’Égypte. Ensuite, nous étudierons l’impact de l’intervention militaire dans le canal de Suez sur la communauté juive d’Égypte et enfin nous nous intéresserons aux conditions d’accueil des réfugiés d’Égypte en France et en Grande-Bretagne.
4 La présence des juifs en Égypte était à la fois ancienne et récente. En effet, les Karaïtes étaient dans le pays depuis le VIIIe siècle. Ils restèrent très minoritaires jusqu’à la moitié du XIXe siècle. Le pays ne comptait alors que 6 000 juifs. Suite à des vagues d’immigration successives en provenance d’Asie Mineure, d’Irak, de Syrie, des régions turques de l’Empire ottoman, d’Europe de l’Ouest et de Palestine, la communauté dépassa, en 1927, 63 000 individus implantés à Alexandrie et au Caire. En majeure partie sépharades, les juifs d’Égypte parlaient l’arabe suffisamment bien pour la vie de tous les jours, même si le français, l’anglais ainsi que l’hébreu étaient parmi leurs langues maternelles.
5 Dès le XVIIIe siècle, l’Égypte avait été soumise aux influences françaises et britanniques. La campagne de Bonaparte dans le pays, entre 1798 et 1801, avait laissé une trace durable que ce soit militairement, économiquement ou encore administrativement, et ce sans bousculer les traditions sociales et politiques du pays. Les Britanniques occupèrent, quant à eux, l’Égypte à partir de 1882, puis le pays devint un protectorat en 1914 jusqu’à son autonomie en 1922. À cette période, les écoles britanniques et françaises se multiplièrent dans le pays, où un nombre considérable de juifs venait s’instruire. Chez les juifs d’Égypte, le français était même devenu la langue incontournable puisque parlé par les communautés étrangères du pays, mais aussi par l’élite égyptienne.
6 L’influence britannique et française se fit sentir jusque dans la nationalité des juifs d’Égypte et il est nécessaire de s’y attarder pour comprendre la situation de la communauté juive en 1956. En effet, avant les lois sur la nationalité égyptienne de 1929, la nationalité n’était pas légalement définie. Ainsi, les juifs d’Égypte qui n’avaient pas de passeport étranger étaient considérés comme des sujets locaux par les autorités du pays. Le statut de sujet local permettait de faire la différence entre les personnes nées en Égypte et les sujets de l’Empire ottoman nés ailleurs sous le système des Capitulations. Cette situation permettait également aux non-musulmans d’être jugés selon les lois de leur pays d’origine. Ainsi, les juifs d’Égypte étaient des dhimmis, c’est-à-dire qu’ils étaient sujets à certaines restrictions ainsi qu’aux tribunaux religieux établis en 1875.
7 Pourtant, lorsqu’il fut possible, en 1929, d’obtenir la nationalité égyptienne, de nombreux sujets locaux parmi la communauté juive ne la demandèrent pas, plus attachés à leur communauté locale que nationale. D’autres encore firent la demande mais ne purent l’obtenir car, selon ces lois, il fallait être né en Égypte d’un père lui aussi né en Égypte dont les ascendants venaient d’un pays arabe ou musulman. Pour toutes ces raisons, seulement 5 000 juifs obtinrent la nationalité égyptienne sur 40 000 candidats potentiels.
8 Afin d’échapper au statut discriminatoire des sujets locaux, une partie de la communauté juive chercha à bénéficier du système des Capitulations. Ce système permettait d’être jugé dans des tribunaux mixtes où les lois européennes étaient appliquées en accord avec les lois égyptiennes. La France, le Royaume-Uni, la Grèce, l’Italie, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Norvège, la Suède, l’Espagne, le Portugal et les États-Unis accordaient cette protection en Égypte. Afin de conserver une influence considérable dans la vie culturelle, économique et politique du pays, la France avait accordé la nationalité à plus de 4 000 juifs d’Égypte, notamment grâce au décret Crémieux de 1870. Même si ce décret ne donnait qu’aux juifs d’Algérie l’autorisation de prétendre à la nationalité française, les juifs d’Égypte pouvaient se faire naturaliser assez facilement en disant qu’ils avaient eu des parents ayant vécu en Algérie. En outre, des juifs français, environ 2 500 juifs d’Égypte, furent naturalisés Britanniques dans une communauté forte d’environ 75 000 individus dans les années 1940.
9 Avec la création de l’État d’Israël, le regard que portait le gouvernement égyptien sur sa communauté juive commença à changer. L’Égypte fut d’ailleurs l’un des pays qui déclara la guerre à l’État hébreu dès sa création. Dès lors, les juifs d’Égypte furent suspectés d’être des sionistes et nombre d’entre eux furent emprisonnés. Le gouvernement égyptien soupçonnait aussi les juifs d’être communistes et en tout 1 000 personnes (juifs et musulmans égyptiens, ressortissants européens) furent internées pour cette raison, ainsi que 300 juifs suspectés d’être sionistes. Leurs biens furent saisis le temps de leur emprisonnement et restitués seulement à la fin de la guerre, en 1949, après la libération des prisonniers.
10 Le climat autour de la communauté juive ne cessa de se détériorer, et l’influence européenne dans le pays était de plus en plus mal perçue. La communauté juive, du fait qu’elle regroupait de nombreuses nationalités en son sein, cristallisait ces tensions : entre juillet et septembre 1949, des manifestations se déroulèrent au Caire qui menèrent parfois à des incendies et à la destruction des biens appartenant aux juifs du pays. Entre mai 1948 et janvier 1950, environ 20 000 juifs quittèrent l’Égypte, en grande partie pour Israël.
11 Les années suivantes furent plus calmes pour les juifs d’Égypte, malgré le coup d’État des Officiers libres de 1952 qui renversa le roi Farouk et la monarchie au profit de la république. Mohammed Naguib, fraîchement installé président du pays, déclara publiquement son amitié envers les juifs d’Égypte afin de rassurer la communauté inquiète de la montée du nationalisme et du panarabisme, dans le pays depuis les années trente, et des actions entreprises à son encontre. Le coup d’État avait ravivé ces idéologies et lorsque Nasser devint à son tour président de l’Égypte, il était clair que son objectif était de minimiser l’influence européenne, et en particulier britannique, dans le pays. La communauté juive se demanda alors quelle serait sa place dans le projet égyptien surtout lorsque le canal fut nationalisé en juillet 1956.
12 Dans un premier temps, cette nationalisation n’eut que peu d’impact sur le départ des juifs d’Égypte. Pourtant, les gouvernements français et britannique s’inquiétèrent de la situation et commencèrent à recenser leurs ressortissants en vue d’une possible évacuation. Très vite, les estimations divergèrent à cause d’une mauvaise connaissance des populations de ressortissants étrangers. Nous avons brièvement vu plus haut qu’une grande partie des juifs d’Égypte avait cherché la protection de pays étrangers, et ce pour échapper au régime discriminatoire des dhimmis, et il ne fut pas aisé pour les délégations française et britannique de connaître leur nombre et leurs intentions.
13 Au lendemain de la nationalisation, seulement 77 ressortissants français d’Alexandrie, principalement des juifs, quittèrent l’Égypte. Les inquiétudes étaient pourtant vives au sein de la communauté, mais la plupart préféra rester et observer de près la situation pour la voir évoluer avant d’envisager de partir. Une goutte d’eau en comparaison aux 1 888 Français non-juifs qui quittèrent Port-Saïd, sur les 2 108 qui y étaient enregistrés, préférant faire le choix de la sécurité dans un climat tendu. Une lettre de l’AFP témoigne en effet de vives tensions envers les étrangers, auxquelles la communauté juive était associée :
On constate à l’égard des étrangers une mauvaise humeur croissante des milieux populaires. C’est un symptôme assez inquiétant parce que, les expériences passées nous ont appris que nous n’avions jamais rien à craindre des autorités officielles mais toujours des mouvements spontanés de la foule.
14 Dès août, suite à la nationalisation du canal, l’ambassade de France au Caire essaya donc de recenser ses ressortissants et de déterminer leurs intentions. Elle comptabilisa 8 800 ressortissants français et 5 200 protégés nord-africains, dont 2 600 juifs, établis équitablement entre le Caire et Alexandrie, pour seulement 400 ressortissants dans la zone du canal. Ce recensement avait pour but d’évaluer le nombre de Français à évacuer en cas d’intervention militaire. Pour autant, aucune consigne d’évacuation ne fut donnée, si ce n’est le conseil de quitter l’Égypte pour la France.
15 De son côté, le gouvernement britannique s’était inquiété du sort de ses ressortissants dès le coup d’État des Officiers libres de 1953. Le Foreign Office avait alors proposé un plan pour évacuer entre 7 000 et 8 000 résidents britanniques. En août 1956, ce nombre fluctuait entre 600 et 13 000 personnes, ce qui montre le manque de connaissance du gouvernement britannique sur sa population en Égypte.
16 Bien conscient que parmi ces 13 000 sujets de nombreux ressortissants avaient obtenu la nationalité britannique en Égypte, le ministre des Affaires étrangères britannique, Selwyn Lloyd, estimait que le nombre des Britanniques provenant du Royaume-Uni ne dépassait pas les 6 000 personnes. Le gouvernement britannique mit sur pied un groupe de travail interministériel afin de préparer l’évacuation de ses ressortissants, contrairement à la France qui s’était contentée d’un recensement. Point important du plan d’évacuation : tous les ressortissants devaient être envoyés à Chypre, dans un premier temps, pour opérer un tri entre les réfugiés, afin que ceux qui avaient été naturalisés ne soient pas envoyés au Royaume-Uni. Une liste de lieux d’accueil transitoires au Royaume-Uni fut établie en septembre pour ceux qui auraient eu besoin d’être relogés temporairement.
17 Ni le gouvernement français ni le gouvernement britannique n’anticipèrent les conséquences de la nationalisation du canal et de l’intervention armée qui suivit. Le 29 octobre, Israël envoya son armée pour reprendre le canal de Suez. Deux jours plus tard, les armées française et britannique furent envoyées à leur tour. Déjà inquiète, la communauté juive fut largement visée par la politique répressive du gouvernement égyptien qui voyait là une occasion justifiée d’expulser ceux qu’il considérait comme indésirables.
18 L’intervention militaire pour reprendre le canal de Suez fut l’occasion pour Nasser de diminuer l’influence européenne en Égypte et d’atteindre la communauté juive du pays par des saisies et des expulsions. Parmi les premières cibles, les écoles et les instituts britanniques, français et juifs, ainsi que l’ambassade de France furent fermés à partir du 9 novembre 1956. Par exemple, le lycée français du Caire et son annexe à Meadi furent réquisitionnés et occupés par l’armée égyptienne le 20 novembre. Toutes les écoles de la Mission laïque française et les établissements de l’Alliance française furent également fermés.
19 Le gouvernement égyptien assigna à résidence le personnel enseignant. Une trentaine de personnes fut même arbitrairement internée. Le ministère français des Affaires étrangères s’inquiétait particulièrement du sort des juifs français, craignant de les voir systématiquement assignés à résidence ou emprisonnés. Suite à la fermeture de l’ambassade de France, les Français se tournèrent vers l’ambassade de Suisse pour demander de l’aide afin de quitter le pays. Celle-ci délivra alors des sauf-conduits valables un mois permettant aux réfugiés apatrides de rejoindre la France s’ils y avaient de la famille.
20 Le gouvernement égyptien associait à nouveau les juifs du pays au sionisme et à Israël. Un décret les déchut de leur nationalité. En effet, le 22 novembre, Nasser modifia par décret la loi sur la nationalité égyptienne du 13 septembre 1950. Ainsi seuls les individus résidant sur le territoire égyptien et qui l’avaient été sans interruption jusqu’à la promulgation du décret étaient considérés comme Égyptiens, à condition qu’ils ne jouissent pas de la protection d’un autre État. Le décret visait clairement les juifs d’Égypte qui, finalement, ne s’étaient installés que récemment dans le pays et il créa de nombreux apatrides. Le lendemain, Nasser déclara les juifs « ennemis d’État » et ordonna leur expulsion, de même que celle des ressortissants français et britanniques. L’effet de ce décret créa un nombre conséquent d’apatrides : le Congrès juif mondial estima que sur les 40 000 juifs égyptiens de l’époque, 25 000 devinrent apatrides et sujets à l’expulsion.
21 Les expulsions étaient contrôlées et encadrées par le gouvernement égyptien qui les considérait comme « expulsions volontaires ». En général, des agents de police venaient au domicile ou sur le lieu de travail des personnes à expulser. On leur demandait alors de quitter le pays sous deux à sept jours. Les avoirs des ressortissants français étaient gelés et obligatoirement cédés au gouvernement une fois leurs propriétaires partis. Ceux-ci se retrouvaient donc dans un état de dénuement quasi total, car ils étaient autorisés à quitter le pays avec seulement une valise de vingt kilos et vingt livres égyptiennes pour toute somme d’argent. Sur le laissez-passer les mots « aller définitif sans retour » étaient inscrits, ne laissant aucune ambiguïté quant à la nature du départ.
22 Si le gouvernement égyptien qualifiait ce procédé « d’expulsions volontaires », les soi-disant candidats à l’expulsion étaient menacés de peine de prison arbitraire s’ils ne quittaient pas le pays dans le délai signifié. Ces menaces étaient prises d’autant plus au sérieux que 900 juifs avaient déjà été arrêtés début décembre 1956. Seul un nombre restreint de juifs et d’étrangers était épargné par les expulsions. Alors que, de toute évidence, Nasser voulait réduire l’influence étrangère et celle de la communauté juive dans son pays, certaines personnes furent autorisées à rester afin de former des Égyptiens à des postes clés, mais finalement elles furent expulsées quelques mois ou quelques années plus tard. Uniquement pour la ville du Caire, le ministère des Affaires étrangères estimait que plus de 9 000 Français et personnes protégées par la France, dont 5 000 juifs, étaient potentiellement visés par les expulsions.
23 L’impact sur la communauté juive fut important. Entre novembre 1956 et mars 1957, période où les expulsions et départs furent les plus nombreux, des milliers de juifs apatrides, égyptiens, français ou encore britanniques furent emprisonnés ou assignés à résidence. Dans la même période, plus de 500 entreprises et magasins juifs furent saisis et leurs avoirs gelés, tandis que 800 autres entreprises furent mises sur une liste noire et leurs avoirs également gelés. Le gouvernement ordonna aussi le renvoi des employés juifs.
24 Les personnes assignées à résidence pouvaient sortir deux heures par jour, mais à des horaires variables en fonction du bon vouloir de la personne chargée de leur surveillance. Quant aux conditions d’emprisonnement, elles étaient particulièrement difficiles. Suite à sa visite, les 22 et 23 novembre 1956, à la prison des Barrages au Caire, M. Kadler envoya un rapport au ministère des Affaires étrangères sur les conditions d’internement et il mentionne que, dans cette prison, 25 sujets britanniques et 65 ressortissants étaient internés, tous juifs à l’exception de quatre d’entre eux. La prison était normalement réservée aux prisonniers de droit commun et les internés partageaient à trois des cellules de deux mètres sur trois, sans lumière. Ils étaient consignés dans leurs cellules de 16 h 30 à 8 h le matin. Tous les internés étaient frappés d’une décision d’expulsion pour une date indéterminée, les laissant non seulement dans une précarité matérielle, mais aussi psychologique.
25 D’autres furent, dans un premier temps, jetés en prison avant d’être transférés dans des établissements scolaires transformés en centre d’internement. Les conditions n’étaient guère meilleures dans des salles de classes où, dans une hygiène déplorable, dormaient 16 à 18 personnes. Les prisonniers étaient emmenés quelques jours plus tard directement à l’aéroport où, après une fouille souvent vexatoire, les autorités égyptiennes confisquaient bijoux et autres objets de valeur.
26 C’est donc dans une certaine confusion que les juifs d’Égypte furent expulsés parce qu’ils étaient Français, Britanniques ou encore uniquement parce que juifs. Si Israël avait fait savoir que tous les juifs d’Égypte seraient acceptés, la France et le Royaume-Uni furent moins enclins à les accueillir sans restriction.
27 Nous avons établi, dans la première partie, que de nombreux juifs d’Égypte avaient la nationalité française ou britannique et que, du fait de leur nationalité, ils avaient été visés car Nasser profitait du conflit armé pour affaiblir l’influence étrangère en Égypte. C’est donc naturellement, que les juifs d’Égypte cherchèrent refuge en France, en Grande-Bretagne et en Israël.
28 Les conditions d’installation en France, en Grande-Bretagne et en Israël variaient beaucoup. Il est difficile d’établir avec précision combien de juifs d’Égypte prirent la décision de partir en Israël, le pays acceptant tout juif en application de la loi du retour. Si certaines sources notent que 20 000 juifs émigrèrent en Israël, ces chiffres ne tiennent pas compte des juifs d’Égypte qui, par la suite, auraient émigré de nouveau ailleurs. Pour la même raison, le nombre des installations définitives en France et en Grande-Bretagne est tout aussi difficile à évaluer. Nous pouvons estimer que, dans cette même période, 9 000 juifs d’Égypte s’installèrent aux États-Unis, souvent après une escale ou tentative d’installation dans un autre pays.
29 À l’inverse d’Israël, les gouvernements français et britannique furent beaucoup plus prudents. Rapidement ces deux pays établirent des critères afin de limiter l’accueil de leurs ressortissants sur leur territoire. Par sa présence sur le sol égyptien, le gouvernement français savait que les juifs d’Égypte étaient culturellement attachés à la France. Pour autant, il ne souhaitait pas prendre en charge des apatrides et des étrangers en plus de ses ressortissants. Après avoir tenté de prévenir les expulsions pour finalement se raviser de peur de ne pouvoir mener à bien les négociations sur le futur statut du canal de Suez avec l’Égypte, il entreprit de limiter l’installation, en France, à ses ressortissants ainsi qu’aux ressortissants marocains et tunisiens, aux apatrides et aux juifs d’Égypte ayant un parent, enfant ou époux français, ou encore marocain ou tunisien, ainsi qu’aux personnes de nationalité étrangère en situation de danger dû aux services rendus à la nation. De part et d’autre, le lien de parenté requis fut interprété de manière libérale autant par les juifs d’Égypte que par les autorités préfectorales elles-mêmes et, par exemple, aucun refus d’admission ne fut émis dans les Bouches-du-Rhône où les réfugiés affluaient.
30 Le gouvernement britannique fut beaucoup plus strict. Le Foreign Office considérait les juifs d’Égypte comme inadaptés à la vie en Grande-Bretagne les associant à une population colonisée malgré leur nationalité britannique. Très vite sa politique d’émigration fut inflexible : seuls les réfugiés en possession d’un passeport britannique étaient autorisés à s’installer en Grande-Bretagne ainsi que les réfugiés apatrides ou d’une autre nationalité, s’ils appartenaient à une famille majoritairement britannique. Le gouvernement britannique cherchait, à l’époque, à réduire le nombre d’immigrés en provenance d’Inde, du Pakistan et des Antilles. Les réfugiés d’Égypte se trouvèrent, bien malgré eux, associés à cette immigration postcoloniale que le gouvernement britannique cherchait à diminuer. Les comparaisons faites dans la presse et par les associations juives, en France et en Grande-Bretagne, entre le régime de Nasser et l’Allemagne nazie sur le traitement des juifs ne suffirent pas à faire fléchir le gouvernement britannique.
31 La présence française et britannique avait été fortement limitée depuis l’intervention militaire sur le canal de Suez. De ce fait, les ambassades françaises et britanniques avaient été fermées et, bien que soumis à l’expulsion du territoire, les juifs ne quittèrent pas l’Égypte aisément. Les transports étaient devenus problématiques et comme la Suisse gérait les intérêts français, ce fut elle qui parvint à ralentir le rythme des expulsions en demandant au gouvernement égyptien des délais plus longs.
32 La cadence des arrivées en France fut soutenue, entre novembre et décembre 1956. En date du 10 décembre 1956, 3 670 Français avaient quitté l’Égypte, dont 2 000 avaient rejoint Paris par avion et 300 avaient débarqué à Marseille. Environ 60 à 80 personnes atterrissaient à Paris chaque jour. Le 22 janvier suivant, les autorités avaient recensé 3 000 juifs d’Égypte à Marseille, arrivés par treize bateaux différents. Les réfugiés qui n’avaient pas de famille en France étaient alors pris en charge par la Croix-Rouge. Après avoir été enregistrés, ils étaient dirigés vers des salles de sport aménagées ou des hôtels réquisitionnés pour l’occasion ou encore envoyés à Paris, Arles ou Vichy.
33 Le ministère de l’Intérieur s’associa au Service Social d’Aide aux Émigrants (SSAE), à la Croix-Rouge et au COJASOR pour installer temporairement puis de manière permanente les réfugiés. Le SSAE réquisitionna 110 hôtels dans les Bouches-du-Rhône et le Var. Ainsi, les réfugiés dans ces départements se trouvèrent isolés, dans des hôtels saisonniers, et mal accoutumés aux conditions hivernales difficiles de la fin de l’année 1956. En région parisienne, 176 hôtels hébergèrent temporairement les réfugiés d’Égypte.
34 Pour les réfugiés qui n’avaient pas de famille sur place ou dont la famille n’avait pas les moyens de les accueillir, c’est grâce à l’action conjointe du COJASOR, de la Caisse des Dépôts et Consignations, de la Croix-Rouge, du Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et Apatrides, et de l’American Joint Distribution que fut créé le Fonds Commun pour l’Établissement des Réfugiés d’Égypte. Ce fonds permit de faire aboutir 600 demandes d’installation définitive en région parisienne entre 1957 et 1966.
35 Si les conditions de départ des exilés vers la France étaient similaires à celles des réfugiés qui se dirigeaient vers le Royaume-Uni, leur accueil fut différent. Tant que l’armée britannique était sur place, il fut possible d’évacuer avec elle par bateau. À la fermeture de l’ambassade britannique, il devint plus compliqué de partir, tant la demande était importante. Les réfugiés qui arrivèrent par avion atterrissaient la plupart du temps à Londres après une première escale en Europe. D’autres encore, arrivés par bateau à Marseille, traversèrent la France en train pour prendre un ferry qui les amenait en Grande-Bretagne. Ceux qui débarquaient à Marseille pouvaient prendre contact avec l’Agence juive qui arrangeait le voyage vers Israël pour ceux qui étaient intéressés.
36 Les réfugiés en provenance d’Égypte étaient pris en charge à leur arrivée en Grande Bretagne par des officiers du National Assistance Board, par la Croix-Rouge britannique ou encore par le Women’s Voluntary Service. Le but était de permettre aux réfugiés de rejoindre leur famille le plus rapidement possible, s’ils en avaient dans le pays, ou bien de les acheminer vers des camps d’hébergement temporaires, avec comme objectif qu’ils restent un minimum de temps dans ces camps et qu’ils trouvent un logement et un emploi le plus rapidement possible.
37 Pourtant la plupart des camps d’hébergement étaient loin des grandes villes, ce qui ralentissait considérablement l’installation des réfugiés d’Égypte. Pour surmonter cette difficulté, ils disposaient tous d’un comité consultatif et d’un comité de travail afin d’accélérer le retour au travail des réfugiés. L’intention initiale était que tous les réfugiés aient quitté les camps pour la fin 1957. Pourtant ce n’est qu’en 1960 que les derniers réfugiés en partirent définitivement. Ces réfugiés d’Égypte étaient des groupes familiaux, composés d’enfants, de personnes âgées, d’actifs et d’inactifs et le dénuement dans lequel ils se trouvaient ne facilitait pas l’installation de ceux qui n’avaient pas de famille déjà établie dans le pays.
38 La vie dans les camps d’hébergement, si elle n’était pas comparable aux expériences d’internement dans les prisons parfois improvisées d’Égypte, ne fut pas facile. Du fait de leur relatif isolement, les réfugiés d’Égypte eurent parfois le sentiment d’avoir été abandonnés et se sentaient comme un fardeau dont le gouvernement britannique devait s’occuper. De plus, ils obtenaient difficilement un soutien moral et financier car l’opinion publique considérait que leur situation était la conséquence de l’intervention militaire en Égypte et que le gouvernement seul devait pourvoir à leur installation.
39 Enfin, l’autre moyen de quitter les camps était de se porter candidat à l’émigration dans un autre pays. Sur les 1 500 réfugiés qui émigrèrent de nouveau entre 1957 et 1959, un peu plus de mille partirent pour l’Australie, notamment grâce aux conditions favorables d’immigration, tandis que les 500 autres gagnèrent le Canada, les États-Unis, la France, l’Italie, Chypre, le Liban, le Soudan ou encore l’Afrique de l’Est.
40 En 1961, il ne restait plus que 7 000 juifs en Égypte, dont 2 000 Karaïtes. La nationalisation du canal de Suez par Nasser et l’intervention militaire qui suivit eurent de lourdes conséquences pour la communauté juive d’Égypte, visée à cause de l’influence européenne, particulièrement française et britannique, qu’elle représentait, mais aussi parce que les juifs d’Égypte étaient assimilés à des partisans d’Israël et du sionisme. Les gouvernements français et britannique avaient tenté de recenser leurs ressortissants au lendemain de la nationalisation du canal et voulaient tous les deux limiter l’arrivée sur leur territoire à leurs seuls ressortissants.
41 Cependant les conditions d’expulsion furent particulièrement pénibles, alors que la communauté juive d’Égypte était totalement étrangère au conflit qui opposait l’Égypte à Israël, la France et le Royaume-Uni. C’est impuissante et démunie qu’une bonne partie de la communauté juive d’Égypte fut forcée de partir pour rejoindre des pays qui, à l’exception d’Israël, essayèrent dans un premier temps de contrôler le nombre d’arrivée en provenance d’Égypte.
42 Les conditions d’accueil en France et en Grande-Bretagne furent différentes, mais tout aussi difficiles. Les réfugiés d’Égypte qui n’avaient pas de famille ou qui n’avaient pas les moyens de s’installer rapidement durent se résigner à rester dans des hôtels ou des camps d’hébergement temporaires parfois pour plusieurs années, le temps de pouvoir se réinstaller définitivement par l’accès à un logement permanent et un travail. Pour d’autres, ce fut l’occasion d'émigrer de nouveau vers un autre pays, en espérant des conditions d’accueil meilleures. Ces nouveaux départs contribuèrent à l’éclatement de la communauté juive d’Égypte dans le monde.