Extrait d'un article de 2014 d'André Brochier :  1940-1943, les juifs rejetés dans l'indigénat in Histoire de l'Algérie coloniale


À la suite de l'armistice de juin 1940, le maréchal Philippe Pétain obtient les pleins pouvoirs pour former un nouveau régime autoritaire, le régime de Vichy, mettant fin à la IIIe République.

L'Empire colonial, qui reste sous la souveraineté de ce nouveau gouvernement, est donc touché comme la métropole par la série de mesures édictées contre les Juifs.

Parmi elles, la loi du 7 octobre 1940, qui porte abrogation du décret Crémieux du 24 octobre 1870 et fixe le statut des Juifs indigènes des départements de l'Algérie, s'est sans doute voulue emblématique de la politique antisémite de Vichy dans ce pays.

Abrogation du décret Crémieux, professions interdites et aryanisation économique

Le puissant courant antisémite régnant chez les Européens d'Algérie reposa en grande partie sur le rejet du décret Crémieux. Particulièrement virulent à la fin du XIX e siècle, ce courant a perduré jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, marqué par une forte adhésion au Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot – un parti d'abord anticommuniste, avant de se révéler clairement antisémite – et au Parti social français (PSF) du colonel François de La Rocque (1885-1946), ancien président des Croix de feu, la ligue d'anciens combattants nationalistes français dissoute en 1936. L'abrogation du décret retirant – sauf exceptions – la nationalité française aux Juifs d'Algérie a donc été en général bien accueillie par la population européenne. En revanche, la propagande de Vichy à destination de la population musulmane, qui présentait la mesure comme la réparation d'une injustice faite aux musulmans en 1870, n'a rencontré que peu d'écho, à l'exception de « cercles maraboutiques en perte de vitesse » selon l'historien Jacques Cantier ; et elle a été critiquée par les principaux leaders algériens (Mohammed Bendjelloul, Ferhat Abbas, Messali Hadj), qui se sont déclarés hostiles à cette « égalité par le bas ».

L'article 4 de la loi du 7 octobre 1940 prescrivait certaines exceptions : « Les Juifs indigènes des départements de l'Algérie qui, ayant appartenu à une unité combattante pendant les guerres de 1914-1918 ou 1939-1940, auront obtenu la Légion d'honneur à titre militaire, la médaille militaire ou la Croix de guerre, conserveront le statut politique des citoyens français. » Un décret du 20 novembre 1940 en a fixé les modalités : délai d'un mois pour déposer sa demande auprès du juge de paix et de trois jours pour faire appel de sa décision, suivi d'un parcours administratif complexe aboutissant auprès d'une commission du ministère de l'Intérieur chargée de l'examen des dossiers et de la préparation de l'éventuel décret de maintien. À peine plus de 1 % des Juifs d'Algérie ont pu bénéficier de cette dérogation.

Si les Juifs d'Algérie n'ont pas été tenus de porter l'étoile jaune, leur recensement a été prescrit par décret du 18 juillet 1941 étendant à l'Algérie la loi du 2 juin 1941 qui rendait obligatoire la déclaration de l'« état de Juif » au préfet ou au sous-préfet, en indiquant état civil, profession, état de leurs biens. En l'absence d'une telle déclaration dans un délai d'un mois, les personnes concernées étaient passibles de sanctions allant jusqu'à l'internement dans un camp spécial, même si l'intéressé était français. 117 646 juifs furent ainsi recensés en Algérie.

Dès la loi du 7 octobre 1940, de nombreuses professions furent interdites aux Juifs, notamment dans la fonction publique dont plus de 3 000 fonctionnaires algériens ont été rapidement exclus. En 1941-1942, plusieurs décrets ont « réglementé » nombre de professions libérales en fixant un quota maximal de 2 % de Juifs : avocats, médecins, sages-femmes, officiers ministériels, architectes, etc. « En vue d'éliminer toute influence juive dans l'économie algérienne », un décret du 21 novembre 1941 donnait par ailleurs pouvoir au gouverneur général de nommer un administrateur provisoire de toute entreprise, immeuble ou bien meuble appartenant à un Juif jusqu'à sa liquidation. Ce liquidateur devait être citoyen français, avoir un casier judiciaire vierge et, sous-entendu, être favorable à Vichy. Du 23 décembre 1941 au 4 novembre 1942, 267 arrêtés de nomination d'administrateurs provisoires (hors rectificatifs) ont été publiés au Journal officiel de l'Algérie. Pour gérer cet ensemble, un service de l'aryanisation économique a été mis en place par arrêté du gouverneur général du 15 décembre 1941. Peu de ces biens administrés ont été réellement vendus, le système de rémunération des administrateurs les poussant à les conserver le plus longtemps possible.

C'est en matière d'enseignement que la politique antisémite de Vichy en Algérie s'est le plus distinguée de la métropole par son caractère outrancier. Ainsi, la loi du 21 juin 1941 instaurant un numerus clausus de 3 % d'étudiants juifs dans l'enseignement supérieur fut-elle aggravée spécifiquement pour l'Algérie par un décret du 5 novembre 1941, qui l'étendait aux auditeurs libres. Et, dans l'enseignement primaire et secondaire, les autorités algériennes ont fait preuve d'un zèle inconnu en France : sous l'impulsion de Georges Hardy, recteur de l'académie d'Alger et ardent propagandiste de Vichy, un numerus clausus a été également imposé aux élèves et lycéens. Passant dans un premier temps par la voie réglementaire, il a été fixé à 14 % à compter du 1er janvier 1942, puis à 7 % pour la rentrée scolaire de 1942. La loi du 19 octobre 1942 n'a donc fait qu'officialiser une pratique déjà mise en œuvre.

Pour accueillir les enfants exclus, la loi du 31 décembre 1941 a permis la création d'un enseignement privé juif en Algérie, à l'exclusion de l'enseignement supérieur. L'ouverture d'un établissement scolaire était subordonnée à l'autorisation préalable du gouverneur général, ainsi que le choix des enseignants, obligatoirement français ; et les programmes et les livres devaient être soumis à l'agrément du recteur de l'académie. Malgré les difficultés, selon l'historien Michel Abitbol, « à la rentrée de 1942, soixante-dix écoles primaires et cinq écoles secondaires ont été ouvertes ; elles accueillent près de 20 000 élèves ».

Le difficile retour à la normalité

Si le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 sur les côtes du Maroc et de l'Algérie a changé la donne, notamment du fait de la présence importante de Juifs dans la résistance – et en particulier du rôle du réseau de José Aboulker dans la neutralisation d'Alger ce jour-là –, il faudra attendre encore de longs mois pour que les Juifs retrouvent leur situation antérieure. D'après Henri Msellati, auteur de Les Juifs d'Algérie sous le régime de Vichy, si l'amiral François Darlan, dauphin du Maréchal, a préconisé sous la pression des Anglo-Américains, dans une circulaire confidentielle datant du 5 décembre 1942, l'abandon du numerus clausus, il a tenu à préciser : « Ces directives devant être mises en œuvre avec la discrétion et le sens des nuances qui s'imposent. » De fait, il a été abandonné en février 1943 et, en avril 1943, les fonctionnaires ont été réintégrés et les biens placés sous administration provisoire restitués à leurs propriétaires.

Mais c'est sur la question du rétablissement du décret Crémieux que les partisans de Vichy, le général Henri Giraud en tête, ont opposé la plus grande résistance. Sous le prétexte, fallacieux, que celui-ci heurterait les musulmans et risquerait de provoquer de graves troubles, ils ont multiplié les manœuvres dilatoires, allant même jusqu'à envisager, en mars 1943, une ordonnance confirmant son abrogation. Ce n'est que le 20 octobre 1943 que le Comité français de la libération nationale a déclaré que « le décret Crémieux se trouvait maintenu ».

Si la législation raciale de Vichy a profondément marqué, à juste titre, les Juifs d'Algérie, même s'ils ont échappé à la déportation et aux camps d'extermination, elle a également porté un discrédit certain sur l'engagement de la France, comme l'a exprimé le docteur Mohammed Bendjelloul : « Les musulmans, en raison du précédent ainsi créé, s'interrogent sur l'opportunité désormais de demander cette citoyenneté qu'on peut enlever après de si nombreuses années d'exercice. »

  • Michel Abitbol, Les Juifs d'Afrique du Nord sous Vichy, Maisonneuve et Larose, Paris, 1983.
  • Jacques Cantier, L'Algérie sous le régime de Vichy, Odile Jacob, Paris, 2002.
  • Henri Msellati, Les Juifs d'Algérie sous le régime de Vichy, 10 juillet 1940-3 novembre 1943, L'Harmattan, Paris, 1999.
  • Benjamin Stora, Les Trois Exils juifs d'Algérie, Stock, Paris, 2006.

Date de mise en ligne : 01/10/2014