George Hintlian, archiviste du Patriarcat arménien de Jérusalem
Pendant la période byzantine, les Arméniens ont constitué une part importante des milliers des moines qui vécurent dans le désert de Palestine. Ils venaient aussi comme pèlerins en caravanes de 400 à 500 personnes pour visiter les Lieux saints. Après sa victoire sur les Byzantins et son entrée à Jérusalem en 638 après J.-C., le calife Omar accorda au patriarche arménien la conservation de ses biens et la liberté de culte.
Avec l’amélioration des routes et des moyens de transport, le nombre de pèlerins atteignit 8 à 10 000 personnes par an. Pendant des siècles, l’accueil, l’hospitalité et le logement des pèlerins furent partie intégrante de la vocation du patriarcat arménien de Jérusalem. S’assurer de la sécurité sur les routes n’était pas moins important. Des gîtes de repos ou caravansérails furent établis le long des routes terrestres et maritimes, appelées en arménien Hoketoun, qui signifie « les maisons de l’âme. »
Malgré la mention fréquente des résidents arméniens en Palestine dans les rapports juridiques de la Sharia, il n’y a pas de chiffres fiables concernant la population arménienne entre les XVIe et XVIIIe siècles. Une image plus claire apparaît au XIXe siècle, quand les rapports et les registres furent systématiquement conservés. Selon le recensement de 1903, il y avait 1 200 Arméniens à Jérusalem, 300 Arméniens à Bethléem et quelques centaines de plus à Jaffa, Ramlah et Nazareth. Pendant des siècles, les dons des pèlerins constituèrent le principal revenu du monastère Saint-Jacques. L’argent était utilisé pour l’entretien, le paiement des impôts aux autorités et l’entretien des Lieux saints.
Le trésor du monastère Saint-Jacques abrite des cadeaux donnés par des pèlerins durant les 1 000 dernières années. Il était habituel pour chaque pèlerin se rendant à Jérusalem de laisser une offrande, et nombre d’entre eux ont offert des objets précieux d’une grande valeur artistique. La collection inclut une demi-douzaine de chasubles taillées dans la tente personnelle de Napoléon, qui donna cette tente aux moines arméniens de Jaffa pour les remercier d’avoir permis de transformer leur monastère en hôpital pour les soldats atteints par la peste.
Déclin de la présence arménienne
La première guerre mondiale inaugura une longue période de crise. Le monastère perdit une source majeure de revenu quand le pèlerinage s’arrêta pendant la guerre. Puis, après l’armistice de 1918, le monastère dut s’organiser en urgence pour héberger et alimenter les milliers des survivants du génocide arménien qui venaient se réfugier à Jérusalem. Ayant servi pendant des siècles d’hospice pour des pèlerins, le monastère devint un relais d’étape pour ceux qui avaient tout perdu. En 1922, il ouvrit deux orphelinats pour 700 orphelins d’Irak. À cette époque, la petite communauté arménienne de Jérusalem augmenta de 1 500 à 5 000 personnes.
En 1922, quand les Arméniens furent évacués des villes de Turquie méridionale (Cilicie) à la suite de l’offensive de Mustapha Kemal, quelques bateaux de réfugiés atteignirent la côte palestinienne, notamment à Haïfa. Les autorités britanniques leur interdirent tout d’abord leur entrée, mais à la suite des protestations des notables arabes de Palestine, ils furent autorisés à débarquer. Le chef arabe du village de Sheikh Breik offrit gratuitement du terrain aux réfugiés arméniens, qui bâtirent le village d’Athlit près de Haifa. En 1925, il y avait 15 000 Arméniens en Palestine, résidant principalement à Haïfa, Jaffa et Jérusalem.
C’est la guerre de 1948 qui fut la cause des bouleversements majeurs. Du jour au lendemain, les communautés arméniennes de Jaffa et Haïfa, fortes de 10 000 personnes, furent réduites à 1 000 personnes tout au plus. À Jérusalem-Ouest, plusieurs centaines de familles arméniennes perdirent aussi leur maison et leur activité commerciale ; et elles se réfugièrent dans le quartier arménien de la vieille ville. Tout à coup, les autorités monastiques durent pourvoir aux besoins de 4 000 réfugiés.
Avant 1948, la communauté arménienne en Palestine s’élevait à 15 000 personnes. Loin d’émigrer, beaucoup d’Arméniens venaient en Palestine à partir de pays comme le Liban et la Syrie. Après 1948, le modèle changea complètement. Quelques Arméniens de Haïfa et Jaffa se réfugièrent à Beyrouth et Amman, dans l’espoir de revenir bientôt, tandis que d’autres vinrent séjourner avec leurs parents à Jérusalem. Par la suite, nombre d’Arméniens se rendirent à Amman, Beyrouth et au Koweït pour trouver un emploi.
Puis, au début des années 1960, l’émigration s’orienta vers le Canada, les États-Unis et l’Australie. Après 1967, l’émigration s’accéléra, cette fois vers Los Angeles. L’occupation israélienne contrecarra l’augmentation naturelle de la communauté en Palestine en bloquant l’immigration en provenance des pays arabes. Le nombre d’Arméniens à Jérusalem était 5 000 en 1949 et 3 500 avant 1967. Aujourd’hui leur nombre est d’environ 2 500 à Jérusalem, 500 dans en Cisjordanie (principalement à Bethléem et Ramallah), 400 à Jaffa, 350 à Haïfa, 100 à Nazareth et les environs et 200 dans le reste du pays (tous ces chiffres sont des estimations.
Occupant la partie sud-ouest de la Vieille Ville, le quartier arménien est composé de deux sections distinctes : le monastère Saint-Jacques, qui couvre à peu près les deux-tiers du quartier et les quartiers résidentiels des Arméniens de souche. Organisé autour de grands jardins et de cours, le quartier se distingue par l’absence de bruit commercial et d’agitation, un fait qui a attiré beaucoup de consulats au siècle dernier.
Au cours de son histoire le Patriarcat arménien a cherché à acquérir des propriétés dans et autour de Jérusalem. Il y avait plusieurs raisons pour cela. Tout d’abord, on considérait comme une obligation d’acquérir des terrains autour d’un Lieu saint. Chaque Église de Jérusalem s’est donc efforcée d’acheter des terrains à proximité des Lieux saints du Christianisme. Deuxièmement, c’était un des principaux devoirs du monastère Saint-Jacques de fournir l’hospitalité. Au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de pèlerins au cours des siècles, les installations durent s’étendre en conséquence. C’est ainsi que le Quartier arménien se créa peu à peu au fil des siècles, avec des centaines de chambres et de dortoirs. En troisième lieu, le monastère acceptait les donations de terre de la part de pèlerins riches afin de garantir une source de revenu pour le monastère.
La dépendance à la terre comme source de revenu augmenta après la guerre de Crimée. Entre 1854 et 1856, la Patriarcat arménien subit une crise financière parce que la guerre empêcha le pèlerinage en provenance de Russie et de Turquie. En réalisant que Patriarcat ne pouvait plus compter sur le pèlerinage comme principale source de revenu, le patriarche Jean décida d’investir dans la terre. Il acheta alors la terre rocheuse à l’extérieur de Bab-al-Khalil (porte de Jaffa), ce qui fut considéré à l’époque comme un pari risqué.
Chaque fois que des fonds étaient disponibles, ses successeurs établirent des bâtiments et des magasins dans ce qui est aujourd’hui Jérusalem-Ouest. Au début des années 1900, le monastère montra la voie dans la construction d’hôtels modernes pour loger le nombre croissant de touristes Occidentaux.
À présent, dans le secteur de Jérusalem-Ouest, le Patriarcat arménien possède huit immeubles avec environ 250 magasins, principalement sur la route de Jaffa et Shlom-Zion Hamalka (autrefois rue de la Princesse Marie). Ces magasins sont loués et constituent la principale source de revenu de Patriarcat. Dans la Vieille Ville, le Patriarcat donne en location 120 propriétés résidentielles et commerciales. Il possède également deux terrains aux alentours du Quartier arménien (environ 15 dunams, soit 15 000 m2). À l’extérieur des murs, à Silwan, Gethsémani et au Mont des Oliviers, il possède 55 dunams de terrain plus 50 dunams à Ein Hanieh près de Battir. Le Patriarcat a aussi des propriétés dispersées à Bethléem, Beit Jala, Beit Sahour et Jaffa.
La première presse d’imprimerie à Jérusalem a été ouverte par des Arméniens en 1833. Dans les 165 dernières années elle a publié plus de 1 200 titres. Au XIXe siècle, beaucoup d’Arméniens de Jérusalem débutèrent des activités dans l’imprimerie, la composition et la reliure grâce à la formation qu’ils pouvaient recevoir dans cet atelier d’imprimerie. Les Arméniens se sont aussi spécialisés dans le secteur de la construction, en travaillant comme maçons, tailleurs de pierre et plâtriers.
En photographie, ce furent des pionniers. Le premier atelier photographique commercial à Jérusalem fut ouvert par Garabed Krikorian et resta en activité de 1885 jusqu’à 1948. À Krikorian fut confiée la préparation des fameux albums d’Abdul Hamid sur la Palestine, et il devint le photographe officiel du Kaiser Guillaume II pendant sa visite en Palestine. Des photographes en vue sont toujours actifs aujourd’hui comme Elia et Garo. Le premier se spécialise dans les vieilles photographies, tandis que le dernier a illustré des centaines de livres sur la Palestine et la Terre Sainte. Un autre photographe célèbre était Hrant Nakashian (Abou Saro), qui a témoigna par ses images de la vie des réfugiés dans les camps de Gaza entre les années 1948 et 1952.
David Ohannessian et ses deux assistants, Neshan Balian et Mekerditch Karakashian, introduisirent la céramique arménienne en Palestine en 1919. Originaires de Kutahya, en Turquie, ils ouvrirent un atelier dans le Quartier musulman pour reconstituer les tuiles du Dôme du Rocher. Durant les années 1920, ils décorèrent les façades et les intérieurs de nombreux bâtiments publics avec leurs tuiles. Ils fondèrent un grand atelier et une usine sur la route de Naplouse, appelé « Poteries palestiniennes » et, au pic de leur activité, ils employèrent jusqu’à 20 peintres. Cet atelier, qui fonctionna pendant plus de 75 ans, incita d’autres Arméniens à apprendre le métier. Il y a aujourd’hui à Jérusalem cinq grands ateliers de poteries. Les Arméniens à Jérusalem se sont aussi distingués comme orfèvres habiles, pharmaciens, peintres, musiciens, savants, médecins et horlogers
Située à l’intérieur du monastère Saint-Jacques, la bibliothèque Gulbenkian (nommé d’après le magnat du pétrole Calouste Gulbenkian) contient environ 120 000 volumes, dont un tiers en langue arménienne. Elle contient aussi une collection de vieux livres imprimés, certains datant du XVIe siècle. Sur le côté droit de la bibliothèque, on trouve le musée Mardigian, établi en 1969 dans le bâtiment de dortoir de l’ancien séminaire. Ses expositions couvrent les 3 000 ans d’histoire de la culture et l’art arméniens, en particulier les réalisations dans le domaine de l’architecture et de la peinture. En plus des objets et des pièces de monnaie, le musée expose d’anciennes photographies de Jérusalem et les vieilles machines utilisées dans l’atelier d’imprimerie. Une section spéciale est consacrée à la mémoire du génocide arménien de 1915.
La bibliothèque des manuscrits Saint Thoros est l’une des plus riches de Palestine. Contenant 4 000 volumes, la collection est de manuscrits rares, principalement du haut et du bas Moyen Âge, envoyées par différentes communautés arméniennes dans le monde entier. Il y a au moins une douzaine de manuscrits médiévaux offerts par des rois arméniens. La collection inclut les journaux de voyage des émissaires envoyés en Extrême-Orient, en Perse, Turquie, Syrie et Irak. Ils contiennent des observations concernant la topographie et la géographie et fournissent des comptes rendus de témoin oculaire contemporains des événements. Un catalogue à 12 volumes de la collection de manuscrits a été publié dans les trois dernières décennies.
En 1948, sur les 10 000 personnes qui restèrent dans la Vieille Ville, 6 000 étaient des Arméniens. Équipés seulement d’armes de fortune, les gardes civils arméniens se défendirent avec courage. Le Quartier arménien subit des dégâts considérables à la suite du bombardement de la Vieille Ville par la Haganah. Quarante civils perdirent la vie et 250 autres furent blessés.
Depuis 1967, le Patriarcat arménien a perdu plusieurs lopins de terre à Jérusalem en raison de confiscations. Tout le terrain au-dessous du côté occidental des remparts depuis les murs extérieurs jusqu’à l’ancien Fast Hotel a été confisqué prétendument pour le bien public. En 1982, le Ministère de l’Intérieur israélien a refusé de renouveler le visa de l’archevêque Karekin Kazandjian, Grand Sacristain du Patriarcat (l’équivalent du patriarche adjoint) et a publié un arrêté d’expulsion. Toutes les Églises et d’autres organismes publics se rangèrent derrière le Patriarcat arménien dans un acte de solidarité. Cette tension dura huit ans, finissant seulement quand Kazandjian fut élu patriarche arménien d’Istanbul.
Le Patriarcat arménien a, comme d’autres institutions, une grande difficulté à obtenir des permis de construire. Les travaux sur l’église arménienne du Mont Sion ont été retardés pendant 20 ans en raison du refus de permis de construire. Dans le Quartier arménien, des colons ont essayé plusieurs fois d’acheter du terrain ou des bâtiments, sans succès.
Durant l’Intifada et aujourd’hui, le Patriarcat arménien prend des positions fermes sur des droits de l’homme et des questions de justice affectant les Palestiniens. Avec les patriarches grec et latin, il a signé plus de vingt pétitions de protestation pendant l’intifada et jusqu’à aujourd’hui.
Avant et pendant l’Intifada, de nombreux jeunes Arméniens furent arrêtés à Bethléem, Ramallah et Jérusalem. Haroutune Gulezian, un jeune Arménien, subit le martyre en menant une manifestation en août 1991 à Ramallah. Il est enterré dans le cimetière arménien à Jérusalem.