Quand la haine du communisme alimentait l’antisémitisme

En Ukraine, des pogroms dont l’Occident se lavait les mains

 
(extrait d'un article du Monde Diplomatique 2019)

Le 21 janvier 2019, à Kiev, le vice-premier ministre et le ministre de la culture ont inauguré, devant le n° 2-4 de la rue qui porte son nom, un bas-relief représentant Simon Petlioura, commandant en chef, en 1918-1920, des troupes nationalistes ukrainiennes. Considéré par les autorités comme un héros national, Petlioura, déjà honoré par une statue inaugurée en octobre 2017 à Vinnytsia, au sud-ouest de Kiev, porte pourtant la responsabilité de pogroms dans lesquels périrent des dizaines de milliers de Juifs.

Ces massacres ont eu lieu au cours de la guerre civile qui opposa principalement les bolcheviks aux armées « blanches » (contre-révolutionnaires) sur les terres de l’ancien empire tsariste. Aux yeux de ses ennemis, la révolution bolchevique était un complot juif ; par extension, derrière tout Juif se dissimulait un communiste. Au total, quelque 1 500 pogroms dévastèrent la Russie, la Biélorussie et surtout l’Ukraine (1), où ce stéréotype exprimait toute sa puissance dévastatrice, alors que la dislocation de l’empire russe avivait les aspirations à l’indépendance. Outre l’Armée des volontaires du général Anton Denikine et l’Armée rouge, les combats impliquèrent les troupes nationalistes de Petlioura et, dès mars-avril 1919, des bandes armées paysannes insurgées dites « vertes ».

Ces affrontements débridèrent un antisémitisme séculaire. Au milieu des tirs croisés, les pogroms firent en Ukraine cent mille morts et autant de blessés. Ils saccagèrent les demeures d’un demi-million de personnes, transformées en mendiants et en vagabonds. La majorité d’entre eux ressemblèrent à celui qui, les 15 et 16 février 1919, ravagea la bourgade de Proskourov (aujourd’hui Khmelnytsky). Selon le responsable du département d’aide aux victimes des pogroms de la Croix-Rouge russe en Ukraine, les soldats d’une unité de l’armée nationaliste de Petlioura « forçaient les portes des maisons, sortaient leur sabre et commençaient à tuer tous les Juifs qui leur tombaient sous la main, sans distinction d’âge ou de sexe. Ils tuaient les vieillards, les hommes, les femmes et les enfants. (…) Ceux qui étaient dans les caves étaient tués à la grenade (2) ». La veille, rapporte le journaliste Albert Londres, leur chef avait menacé les habitants par voie d’affichage : « J’engage la population à cesser ses manifestations anarchiques. J’attire là-dessus l’attention des youpins (3). »

Bientôt, les pogroms gagnent Kiev. Après la prise de pouvoir par les bolcheviks, en janvier 1918, la capitale ukrainienne change encore treize fois de mains. Le 29 août 1919, les troupes de Petlioura, à peine entrées dans la ville, massacrent plusieurs centaines de Juifs dont les cadavres s’entassent sur le pavé des rues et dans les escaliers des maisons. L’Armée des volontaires prend le relais le lendemain. Dans les trains qui filent vers Kiev, les Cent-Noirs, des ultramonarchistes qui flanquent les troupes de Denikine, forcent les voyageurs à réciter un Pater noster ou un Credo. Les Juifs, qui ne connaissent pas ces prières, sont ainsi débusqués, torturés et jetés sur la voie. Des centaines de corps inertes jonchent le côté des rails.

Cependant, aucune des forces armées en présence n’est épargnée par le fléau antisémite : 39,9 % des pogroms ont été commis par les troupes de Petlioura, 31,7 % par les armées vertes des divers chefs de bande ukrainiens, 17,2 % par les troupes de Denikine, 2,6 % par l’armée polonaise, et 8,6 % par des unités de l’Armée rouge agissant pour la plupart hors du contrôle de leur hiérarchie (4).

Accusés de subvertir l’ordre social

Dans le chaudron de la guerre civile, les soldats, souvent engagés de force, peuvent changer de camp. C’est le cas des cosaques, ces anciens supplétifs de l’armée tsariste qui protégeaient les frontières de l’empire russe en échange d’une relative autonomie dans la gestion de leurs communautés. Un temps à la tête d’un détachement de l’Armée rouge, l’ataman (chef cosaque) Zeliony (« le Vert ») organise une armée « verte » de paysans en fureur ; il rassemble les Juifs sur la place centrale des bourgades qu’il prend et les abat à la mitrailleuse devant des paysannes extasiées qui marmonnent : « Merci à toi Seigneur ! » Début mai, l’ataman Nikifor Grigoriev rompt lui aussi avec l’Armée rouge et dénonce « ceux qui ont crucifié le Christ ». À Znamianka, ses troupes bloquent un train et fusillent deux cents passagers juifs. À la mi-mai, pendant trois jours, elles pillent Elisavethgrad (aujourd’hui Kropyvnytsky) et y égorgent près de trois mille Juifs. L’Armée rouge les écrase fin mai.

Comment se comportent les hiérarchies militaires face aux tueries ? De façons très diverses selon les camps. Alors que les officiers « blancs » félicitent les assassins — les soldats touchent une prime pour chaque Juif égorgé —, l’encadrement de l’Armée rouge les punit. Ainsi, Léon Trotski fait fusiller quelques dizaines de cosaques pogromistes. En 1920, Félix Dzerjinski envoie en prison pour trois mois vingt-quatre soldats de l’Armée rouge qui préparaient un pogrom à Vladimir. Dès le 27 juillet 1918, Lénine signe un décret « mettant hors la loi les pogromistes et tous ceux qui fomentent des pogroms » et « ordonnant à tous les soviets provinciaux de prendre les mesures les plus rigoureuses pour déraciner le mouvement antisémite et pogromiste » (5).

La détestation des Juifs s’est longtemps nourrie de la haine de l’Église orthodoxe à l’égard du « peuple qui a crucifié Jésus ». Au début du siècle, les Cent-Noirs incitaient des foules ivres de vodka et de cantiques à détruire, violer, tuer et surtout piller. L’armée, alors, restait spectatrice ou intervenait mollement pour contenir ce déchaînement puis, au bout de quelques jours, rétablir l’ordre et la propriété privée. Avec la révolution de 1905, par laquelle les masses arrachent quelques concessions à l’autocratie, se forge un antisémitisme politique, dont Nicolas II — canonisé par l’Église orthodoxe en 2000 — donne la formule. Dans une lettre du 17 octobre 1905, le tsar, habité par une haine pathologique de la « clique juive », justifie les pogroms : « Le peuple, écrit-il, s’est indigné de l’impudence et de l’insolence des révolutionnaires et des socialistes, et comme neuf dixièmes d’entre eux sont des youpins, toute sa colère s’est abattue sur eux, d’où les pogroms juifs (6). »

Après la révolution d’Octobre, cet antisémitisme contre-révolutionnaire se déchaîne. Désormais assimilés aux bolcheviks ou aux communistes, les Juifs sont plus que jamais considérés par les tenants du régime aboli comme un corps étranger cherchant à subvertir l’ordre social de l’intérieur. Dans la propagande des « blancs » et des nationalistes ukrainiens, les mots « bolchevik » et « Juif » sont synonymes, comme les mots « révolutionnaire » et « Juif » en 1905. Cette assimilation devient une rengaine meurtrière. L’ataman Kozyr Szyrka déclare au rabbin venu le supplier d’épargner ses fidèles : « Je sais que tu es bolchevique, que tous les tiens le sont, comme tous les youpins ! Sache que je vais tous vous exterminer. » Ses soldats hurlent en massacrant leurs victimes : « Tuez tous les youpins, ce sont tous des bolcheviks. » L’ataman cosaque Palienko l’assure lui aussi : « Tous les youpins sont des bolcheviks » (7).

« Vous payez pour Trotski ! »

Cet amalgame engendre des rumeurs assassines. Ainsi, à Jytomyr, après le retrait de l’Armée rouge, une rumeur qui attribue à la Tcheka (8) l’exécution de 1 700 chrétiens, alors que les bolcheviks avaient en tout fusillé vingt-deux individus, déchaîne la fureur. Après cinq jours de massacres, « tout le bâtiment de la morgue adjacent au cimetière débordait de cadavres de vieillards, de femmes et d’enfants (9) ».

Selon le service de propagande de l’Armée des volontaires, l’Osvag, « les Juifs doivent payer pour tout : pour les révolutions de Février et d’Octobre, pour le bolchevisme et pour les paysans qui ont enlevé leurs terres aux propriétaires (10) ». Plusieurs de ses sections rééditent les Protocoles des sages de Sion, prétendu procès-verbal de réunions judéo-maçonniques élaborant un plan fantasmagorique de conquête du monde. Il s’agit d’un faux fabriqué en 1903 par deux agents de la police politique tsariste, l’Okhrana, pour justifier et relancer les pogroms.

Les Juifs égorgés entendent souvent leurs bourreaux hurler : « Vous payez pour Trotski ! » Celui-ci cristallise tous les clichés. Les caricatures le représentent comme un vampire aux lèvres sanglantes et au nez recourbé, à cheval sur un mur du Kremlin, l’étoile de David autour du cou, au-dessus d’une montagne de crânes ou dressé au pied d’une statue de Karl Marx, entouré de bolcheviks juifs, poignardant une jeune vierge russe.

Trotski, mais aussi Lev Kamenev, Grigori Zinoviev : la propagande « blanche » aime à rappeler les noms juifs de ces dirigeants bolcheviques ; autant d’arbres révolutionnaires qui cachent une forêt aux essences bien plus diverses. « La population juive dans sa grande masse est restée tout à fait en dehors du mouvement révolutionnaire des ouvriers qui s’emparaient des usines et des paysans qui s’emparaient de la terre », a écrit l’économiste russe sioniste Boris Broutskous (11). De riches Juifs ont financé l’Armée blanche des volontaires ; le banquier Abraham Halperine a versé 800 000 roubles à l’ataman cosaque Alexeï Kaledine. Un congrès de rabbins ukrainiens, réuni à Odessa en février 1918, prononce le herem (excommunication) contre le pouvoir soviétique. La conférence du Bund, le parti ouvrier juif, réunie à Kiev le même mois, condamne l’action des bolcheviks par 762 voix contre 11 et 7 abstentions. Le dirigeant sioniste Daniel Pasmanik, président de l’Union des communautés juives de Crimée, membre, en 1918-1919, du gouvernement antibolchevique de Crimée, félicite l’Armée des volontaires, qui, écrit-il, « a montré tant d’héroïsme et de sens du sacrifice dans sa lutte pleine d’abnégation contre les bolcheviks (…) qu’aujourd’hui, tout en connaissant tous ses défauts et fautes, je ne peux que m’exclamer : “Chapeau bas, inclinez-vous en prières devant l’armée blanche !” (12) ». Une armée dont les hommes entraient pourtant dans les villes et les villages en clamant « mort aux Juifs », ou en promettant de « massacrer toute la racaille des youpins ».

Plusieurs organisations juives tentent d’alerter l’opinion publique de l’Occident, dont nombre de gouvernements ont envoyé des corps expéditionnaires pour aider les « blancs » à écraser la révolution. Dès le 18 janvier 1918, l’hebdomadaire Evreiskaïa Nedelia La semaine juive ») dénonce l’« ambiance pogromiste » qui règne en Ukraine. Créé en janvier 1919 par la plupart des partis politiques juifs, un Comité central d’aide aux victimes des pogroms recueille les témoignages des survivants. Il en établit une recension minutieuse qu’il communique aux sections de la Croix-Rouge et aux organisations juives à l’étranger afin qu’elles la diffusent.

Face à l’émotion suscitée en Europe et aux États-Unis, les pogromistes tentent de camoufler leurs actes. Petlioura déclare que ce sont les bolcheviks qui « ont fusillé et continuent à fusiller (…) la population juive (13) », puis prétend : « Je ne sais rien de pogroms, de pillages et meurtres de masse de la population juive pacifique, et je n’admets même pas que cela ait pu avoir lieu (14). »

Le général Alexei Von Lampe, qui, dans les années 1930, prônera l’union des « blancs » et des nazis pour « renverser le bolchevisme », réduit les pogroms à « des pillages-réquisitions qui ne frappaient pas de préférence les Juifs, mais tous les habitants de la ville conquise » et découlaient des difficultés de ravitaillement. « Dans les districts où agissaient les “blancs”, prétend-il, il n’y eut pas de pogroms antijuifs, c’est-à-dire d’agissements organisés visant à tuer ou piller des Juifs » (15).

Le 8 août 1919, une délégation juive demande à Denikine de condamner publiquement les pogroms. Le général esquive. L’ambassadeur russe à Paris — fidèle au parti des « blancs » —, Vassili Maklakov, l’alerte des effets néfastes des pogroms sur les bailleurs de fonds européens et américains. Winston Churchill, qui n’a pas de sympathie particulière pour les Juifs et désire surtout unir tous les adversaires de la Russie soviétique, invite Denikine à « empêcher les meurtres de Juifs dans les districts contrôlés par son armée (16) ». Mais Denikine n’ose pas affronter son corps des officiers, hanté par le spectre du complot judéo-bolchevico-maçonnique, et se contente de vagues condamnations formelles. Malgré cette dérobade, les gouvernements de Londres, Paris, Washington et d’ailleurs continuent d’apporter leur soutien politique, financier et militaire aux « blancs ».

Maklakov rassure d’ailleurs le ministre du gouvernement antibolchevique Alexandre Krivochéine : ses alliés se contenteront de quelques condamnations verbales des pogroms et de deux ou trois décrets. « Fondamentalement, on est ici si peu exigeant que l’on y verrait un grand plus (17) », explique-t-il.

Le 25 mai 1926, pour venger les victimes des pogroms, Samuel Schwartzbard abattra à Paris celui que Maklakov lui-même appelle « le pogromiste Petlioura ». Lors du procès du meurtrier, le général français Henry Freydenberg déclare : « Petlioura a toujours agi comme un ami de la France et a fait tous les efforts possibles pour collaborer de la façon la plus amicale avec le corps d’occupation français (18). »

Jean-Jacques Marie

Historien.

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