Lundi soir 8 novembre 1897


Chère femme,

 

Je ne sais pas si tu suis l’affaire Dreyfus, ce capitaine condamné il y a trois ans, pour crime de trahison.

 

Or, aujourd’hui, le bruit s’est répandu qu’il était innocent, et la presse entière mène grand tapage, depuis que M. Scheurer-Kestner a pris l’affaire en mains, en promettant de faire la vérité. De la part de ce dernier, un M. Leblois, avocat, est venu me voir, comme il est allé voir Coppée, pour me mettre au courant de toute l’histoire. Les pièces qui m’ont été soumises m’ont absolument convaincu :

 

Dreyfus est innocent, il y a là une épouvantable erreur judiciaire, dont la responsabilité va retomber sur tous les gros bonnets du ministère de la Guerre.

Le scandale va être affreux, une sorte de Panama militaire.

Je ne puis te raconter les choses en détail, ce serait trop long, et puis je ne veux pas les confier à cette lettre, qui pourrait s’égarer, qu’on pourrait lire. Sans doute, samedi, je déjeunerai chez M. Scheurer-Kestner, qui désire causer avec moi. – Sois sans crainte, tu sais combien je suis prudent. Je ne me mettrai en avant que si je dois le faire, après avoir songé que je ne suis pas seul dans la vie et que j’ai charge d’âmes. J’avoue qu’un tel drame me passionne, car je ne connais rien de plus beau. – Suis attentivement l’affaire dans les journaux français que tu lis ; et, dès ton retour, si l’affaire n’est pas encore publique, je te mettrai au courant de vive voix.

[…]

Mille bons baisers, chère femme, de tout mon cœur.

 

Émile Zola.

 

[Dans la marge, sur la deuxième page] Encore une fois, le silence le plus absolu sur l’affaire Dreyfus. Si l’on en parlait devant (toi), ne laisse pas même échapper que tu le crois innocent.