Une nécessité : sauver les Juifs
Herzl écrit dans l'Etat des Juifs : "Je n’ai pas l’intention de provoquer en notre faveur un attendrissement de l’opinion. Ce serait oiseux et je manquerais de dignité. Je me contente de demander aux Juifs s’il est vrai que, dans les pays où nous habitons en nombre, la situation des avocats, des médecins, des ingénieurs, des professeurs et des employés de toute espèce, appartenant à notre race, devienne de plus en plus insupportable ? S’il est vrai que toute notre classe moyenne soit gravement menacée ? S’il est vrai que toutes les passions de la populace soient excitées contre nos riches ? S’il est vrai que notre prolétariat souffre plus durement que tout autre ?
Je crois que la pression est générale. Dans les couches sociales supérieures des Juifs, elle produit un malaise ; dans les couches moyennes, c’est comme une pénible suffocation ; dans les couches inférieures, c’est le désespoir sans phrases. Il est de fait que la situation est partout la même, et qu’elle se résume dans le classique cri berlinois : « Que les Juifs décampent ! » (Juden raus ! )"
Le sionisme est une nécessité, un projet pour sauver les Juifs
Fuir les pogroms
« Pogrom est un mot russe signifiant "dévaster, démolir violemment". Historiquement, le terme désigne des attaques violentes commises sur des Juifs par des populations locales non-juives dans l'Empire russe et dans d'autres pays. Il suppose généralement l’assentiment ou du moins l’absence de réaction des autorités... Dans le cas d’une destruction complète, c’est le terme razgrom qui est utilisé ou encore celui de reznia signifiant « massacre ». La connotation antisémite du terme apparait avec son emprunt dans des langues étrangères, et est moins marquée en russe. «
Un pogrom n’est pas un soulèvement, ni une révolte, car il ne vise pas à déstabiliser ou détruire le pouvoir en place.
Le premier pogrom a avoir été appelé comme tel a eu lieu à Odessa en 1821
Les pogroms à Odessa en 1821, 1849, 1859, 1871, en Ukraine 1862, en Russie durant les vagues de 1881-1884, 1903-1906, 1914-1921, ou à Kichinev en avril 1903 (45 morts, 586 blessés grièvement) provoquent un sursaut chez les Juifs, traditionnellement fatalistes face à l’adversité.
Le gouvernement tsariste, loin de calmer les choses, édicte une série de lois destinées à empêcher les Juifs de demeurer dans les villages, de posséder des biens immobiliers et acquérir des propriétés rurales, d'être électeurs, même dans les villes où plus du tiers de la population est juif... Les expulsions se multiplient, les Juifs sont parqués dans une zone d'établissement dont la superficie ne cesse de se rétrécir comme une peau de chagrin et leur situation économique empire régulièrement : quant aux violences, elles ne cessent pas de les menacer dans leur existence même... les juifs sont entassés ... l'atmosphère est presque irrespirable. Dans une seule chambre, j'ai vu, ajoute l'enquêteur, dix personnes travaillant et couchant dans cet espace si restreint, pas de lits, on couche par terre hiver comme été ; les malheureux sont mal portants et leur misère est indescriptible" ( Le sionisme de 1881 à 1897 : origine et évoluation, Evelyne Tebeka, 1970, cahiers de la méditerrannée n°1)
"deux millions de personnes en tout fuiront les persécutions tsaristes entre 1880 et 1914. Les trois quarts partiront pour l’Amérique du Nord."
Environ 1500 Pogroms dévastèrent la Russie, la Bielorussie et l’Ukraine au cours de la seule guerre civile (1918-1922) qui opposa les bolchéviks aux armées blanches contre-révolutionnaires. Ces tueries font entre 100 000 et 150 000 morts ainsi que 200 000 blessés Juifs. « Les tueries furent surtout perpétrées par les troupes blanches, cosaques et ukrainiennes, mais aussi par l'armée polonaise en 1920, voire par des unités de l'Armée rouge. Elles eurent rarement pour motif principal le pillage. C'est bien d'extermination qu'il s'agissait. Dans le chaos général de la révolution, les Juifs seuls étaient visés au nom de leur identité supposée. Et leurs voisins chrétiens, paysans ou artisans locaux, loin de chercher à les protéger, exacerbèrent au contraire les violences dans une contagion jouissive, enivrés par la promesse d'un monde sans entrave et sans loi. » in Livre des pogroms, mémorial de la Shoah
Des pogroms ont lieu aussi dans les pays arabes (à Aden, en Egypte, en Libye, au Yémen, en Irak).
L'affaire Dreyfus en France :
L’affaire Dreyfus retient l’attention à la même époque. Un capitaine de l'armée est injustement accusé d'espionnage et condamné. Il apparait que l'armée préfère condamner un innocent que de d'être mise en cause. L'affaire divise la société française et dure de 1894 à 1906
Les Juifs ne sentent pas en sécurité sans un pays à eux.
Souvenir et vestiges
Les sionistes rêvent d'un pays. Ce pays, un royaume, il l’ont eu, ils en ont été expulsé plusieurs fois. Tous les conquérants sont passés par là. C'était il y a bien longtemps certes, mais tous leurs textes, leurs prières n’ont cessé de manifester le souhait d’y retourner. Ils en rêvent génération après génération. Il en reste une ville, Jérusalem fondée par leur ancien Roi, David, des noms de contrée, Sion, Judée, Samarie.
Des textes racontent cette histoire, comme le fait l'historien judéo-romain Flavius Josèphe dans la Guerre des Juifs ou Antiquités Judaïques. Il reste l'esplanade d'un temple deux fois détruit , un mur aujourd'hui sanctifié, une ville en contrebas de la vieille ville de Jérusalem.
Ce sont pour les Juifs « les sites de leur ancienne grandeur » pour lesquelles ils formulaient des « souhaits très émouvants ...depuis dix-neuf siècles ». selon les termes qu’emploie le Général de Gaulle dans une conférence de presse restée célèbre en 1967.
Renaissance de la nation juive
En 1862, Un Juif allemand, Moïse Hess, connu d’abord comme penseur socialiste proche de Karl Marx, publie, sous le titre « Rome et Jérusalem, la dernière question nationale », un ouvrage où il dénonce les illusions de l’assimilation et plaide pour une renaissance de la nation juive ;
« Nous demeurons toujours des étrangers parmi les nations. Celles-ci peuvent, animées d’un sentiment d’humanité et de justice, nous donner l’égalité des droits, mais elles ne nous respecterons jamais tant que nous ferons de l’adage « ubi bene, ibi patria » (« là où on est bien, là est la patrie ») notre règle de conduite et même une religion et les placerons au-dessus de nos grands souvenirs nationaux. Il se peut que le fanatisme religieux cesse de provoquer la haine des Juifs dans les pays les plus avancés du point de vue culturel ; mais en dépit des lumières et de l’éducation, le Juif en exil qui nie sa nationalité ne gagnera jamais le respect des nations chez lesquelles il habite... Ce que nous avons à accomplir dans le présent pour la régénération de la nation juive est d’abord de maintenir vivant l’espoir d’une renaissance politique de notre peuple, puis de réveiller cet espoir, là où il sommeille. Quand les conditions politiques en Orient seront propices à l’organisation d’un début de rétablissement de l’Etat juif, ce début s’exprimera par la création de colonies juives dans le pays de leurs ancêtres ».
En 1882, Leon Pinsker, un médecin juif d'Odessa, publie "Autoémancipation". Il prône l'établissement d'un foyer national juif : "Une terre à nous, (…) un grand bout de sol pour nos pauvres frères, un bout de sol dont nous aurions la propriété et d’où nul étranger ne puisse nous chasser."
L'Etat des Juifs
"Entre 1881 et 1890, 10 000 migrants fondent des colonies agricoles, le long de la plaine côtière et dans les collines de Galilée, s'ajoutant aux 25000 Juifs vivant depuis des siècles entre Jérusalem, Tibériade, Safed et Hébron."
Le mot sionisme "zionismus" est forgé en 1890 par Nathan Birnbaum, lui même sioniste.
En 1896, Herzl publie l'Etat des Juifs et créé le congrès juif mondial dans la foulée. Il écrit alors "A Bâle, j’ai fondé l’Etat juif… Dans cinq ans peut-être, dans cinquante sûrement, chacun le verra. ".
Pour Denis Charbit, auteur d'une série de conférences sur le sionisme, il faut aborder "réfléchir sur le projet sioniste comme un projet à cinq volets". Il distingue ainsi :
- le volet territorial, il n'y a pas de projet sioniste sans l'idée d'un territoire pour les juifs.
- Le deuxième volet c'est qu'il n'y a pas de sionisme sans nation, sans nation juive.
- Le troisième volet tourne autour du politique, il n'y a a pas de sionisme sans la construction d'un État, qui va s'appeler à partir de 1948, l'État d'Israël.
- il n'y a pas de sionisme sans un projet linguistique et culturel qui est lié à la renaissance éclatante de l'hébreu, l'hébreu comme langue moderne, comme langue quotidienne, comme langue matérielle.
- le dernier volet est un volet humanitaire. Il n'y a pas de sionisme sans le rassemblement des exilés, sans le rassemblement des enfants de la diaspora vers l'État d'Israël
Emancipation et révolution
Charbit écrit que les Juifs avaient le choix entre l'émancipation et la révolution.
"Il faut bien comprendre le sionisme émerge comme solution politique à la question juive mais ce n'est pas la première solution qui apparait. Il y a en deux autres. Le sionisme s'inscrit dans ce terrain là, déjà balisé par deux autres solutions politiques à la question juive qui vont être embrassées par l'ensemble des Juifs tant en Europe centrale et orientale qu'en Europe occidentale.
C'est d'une part l'émancipation.
L'émancipation est la première solution politique à s'être proposée au bon vouloir des Juifs. Ça commence en 1791 avec l'émancipation des Juifs et c'est l'idée que les Juifs sont les citoyens des pays dans lesquels ils vivent, remplissent leur devoir religieux comme ils l'entendent , comme une affaire qui relève de la conscience privée. Mais ils n'existent pas comme entité collective. Je fais référence à la fameuse phrase de Clermont-Tonnerre lors des débats sur l'émancipation à l'Assemblée Nationale : "tous les droits aux Juifs comme individu, aucun droits comme Nation", Comme nation, c'est à dire comme collectivité exceptée l'idée de communauté religieuse. Bien entendu selon les principes de la tolérance, ils peuvent continuer d'exister comme communauté confessionnelle.
La deuxième solution politique qui s'ouvre aux Juifs c'est la révolution
C'est notamment le cas en Russie tsariste, où on estime qu'après les persécutions, après les pogroms des années 1880 qui continuent également par la suite, après les mesures vexatoires et discriminatoires contre les Juifs, c'est pas émigrer qu'il faut faire comme le font beaucoup de Juifs, près de deux à trois millions de Juifs le font à cette époque, ce qu'il faut c'est rester en Russie et adhérer au programme de la révolution socialiste. Les Juifs vont se retrouver dans tous les courants de cette révolution. Vous allez trouver des Juifs parmi les anarchistes, parmi les trotskystes, parmi les léninistes, les communistes, les socialistes, la SPD en Allemagne à Léon Blum en France.
Voila la deuxième solution est l'idée d'adhérer à un mouvement révolutionnaire qui par la question sociale va résoudre la question juive. Et le sionisme s'intègre comme troisième solution. Cette troisième solution c'est le regroupement des Juifs en terre d'Israël et la création d'un État.
A coté de ces trois solutions, vous avez bien entendu le bloc massif encore à cette époque là ceux qui pensent que les Juifs doivent rester dans un strict respect de la tradition, et cette tradition implique, exige d'attendre que Dieu intervienne pour résoudre en quelque sorte la question juive par le messianisme."
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Les pogroms de 1881 vont déclencher chez les Juifs de l’Empire russe un mouvement pratique et une réflexion théorique.
Le mouvement pratique est celui des Bilouim, né à Kharkov en Ukraine, qui tire son nom des initiales des quatre mots du verset 2,5 d’Isaïe : « Beth Yaakov lehou venelekah », « maison de Jacob, allons et partons ». Issus du mouvement des Hoveve Sion, « les amoureux de Sion », qui rêvent d’une présence juive renforcée en Palestine, quelques Bilouim décident de partir (16 sur 300..). Désireux de travailler le sol, à la fois pour « régénérer » les Juifs des ghettos et manifester leur intention d’avoir des terres qui appartiennent aux Juifs, ils se dirigent vers l’école d’agriculture de Mikve Israël, fondée par le Français Charles Netter en 1870, où quelques juifs de Jérusalem s’initient au travail agricole. En décembre 1884, ils fondent le village de Guedera, mais beaucoup d’entre eux renoncent devant les difficultés : ils ignorent tout de l’agriculture, sont victimes de la malaria et manquent de moyens financiers et matériels. Certains, du reste, finissent par se transformer en contremaîtres et à employer des ouvriers agricoles arabes.. Néanmoins, entre 1882 et 1890, environ 25 000 Juifs quittent la Russie et la Roumanie, où la situation des Juifs n’est pas meilleure (le gouvernement de Bucarest leur refuse les droits politiques), pour se rendre en Palestine. Ce ne sont pas à proprement parler des Bilouim, mais ils veulent travailler la terre. Ils constituent la première Alyah, et se heurtent à de multiples obstacles : dès juillet 1882 un firman du Sultan limite à 3 mois le séjour de ces immigrants qui viennent surtout de l’Empire des Tsars, ennemi juré des Ottomans. Moyennant force bakchichs, cette limitation peut être contournée, mais les moyens financiers sont rares, car les Juifs d’Autriche et d’Allemagne refusent de les aider. Seul le baron français Edmond de Rotschild accepte de le faire, sans vouloir apparaître. Des villages se créent, tels Rishon le Tsion dans la plaine côtière et Zikhron Yaakov près du Carmel ou encore Rosh Pinna en haute Galilée. Petah Tikvah, qui périclitait, est relancée. Les difficultés sont énormes : la Palestine connaît certes une relative modernisation (le télégraphe est installé à Jérusalem en 1865, une route est ouverte entre Jaffa et la ville sainte en 1868, et le train venant de Constantinople arrive en 1892 au pied des murailles de la Vieille ville). Le climat cependant est accablant pour ces Juifs venus du froid, le paludisme sévit et l’accueil de la population juive locale est réservé, voire hostile : comment des Juifs religieux peuvent-ils apprécier ces jeunes gens qui ne prient guère, manifestent des idées socialisantes et dansent –sans parler du reste- avec des jeunes filles de leurs groupes ?
Cette première alyah a abouti à des résultats très limités, et les colonies, qui groupent peu de monde, ne doivent leur survie qu’à Edmond de Rotschild qui fait œuvre simplement philanthropique selon ses propres dires. Ce premier sionisme, pratique et non pas politique, n’est pas à la hauteur des défis que doivent affronter les masses juives, qui préfèrent partir vers Babylone - les Etats-Unis- plutôt que vers Sion qui n’est guère prête à les accueillir. On lui doit néanmoins, notamment grâce à Ben Yehouda qui s’installe à Jérusalem en 1881, la naissance de l’hébreu moderne et celle de la pensée d’Asher Guinzbourg, dit Ahad Ha’am (Un du peuple), favorable à un centre culturel juif en Palestine capable de rayonner et d’irriguer tout le monde juif.
La réflexion théorique qui va rencontrer une certaine audience est celle d’un médecin juif russe de 60 ans, longtemps partisan de l’assimilation culturelle : Léon Pinsker, qui publie en 1882 à Berlin une brochure intitulée « Auto-émancipation ». Dans ce texte, l’auteur se déclare persuadé que la haine des Juifs, fondée sur des préjugés ancestraux, est incurable et ne peut être vaincue rationnellement, contrairement à ce que pensent les Juifs libéraux et assimilationnistes d’Europe centrale et occidentale. Les Juifs, ayant perdu leur patrie ancestrale, sont partout comme des membres d’une nation purement spirituelle. Certes, on a pu, dans de nombreux pays, leur accorder l’émancipation, mais c’est là l’effet d’un état d’esprit rationnel et d’un intérêt bien compris, et non pas l’expression spontanée du sentiment des gens. Partout « le Juif est considéré par les vivants comme mort, par les autochtones comme un étranger, par les indigènes sédentaires comme un clochard, par les gens aisés comme un mendiant, par les pauvres gens comme un exploiteur millionnaire, par les patriotes comme un apatride, et par toutes les classes comme un concurrent qu’on déteste ». Comment s’en sortir ? pas en attendant que Dieu vienne rendre justice ni en pleurant sur l’injustice du monde. Les Juifs doivent retrouver leur dignité en se battant pour une patrie : le moment est propice car la conscience juive s’est réveillée. Encore faut-il trouver un ou plusieurs leaders que Pinsker voit plutôt venir d’Allemagne et d’Autriche. Dans sa brochure, il se révèle plus territorialiste que sioniste et songe à une terre en Amérique du nord ou en Asie Mineure .Il ne ralliera à la Palestine que quelques années plus tard.
Pinsker a joué un rôle important en théorisant, mieux que Hess, la permanence de l’antisémitisme et la nécessité d’une terre. Il a aussi joué un rôle politique en étant élu, en 1884, à Kattowitz, en Haute Silésie, Président d’un congrès qui fédérait de nombreuses sections des Amants de Sion. Son influence a été relativement limitée, mais il a été lu par beaucoup des futurs dirigeants du Mouvement sioniste…sauf Herzl.
Herzl a affirmé en effet que s’il avait lu plus tôt « Auto-émancipation », il n’aurait peut-être pas écrit « l’Etat juif ». Paru en février 1896, ce livre développe, selon son auteur, une idée déjà ancienne : l’établissement d’un Etat juif. Pourtant l’ouvrage va faire date. Ecrit en phrases courtes et vigoureuses, - contrairement au style habituel de l’auteur, plutôt touffu lorsqu’il écrit ses nombreuses pièces de théâtre-, il énonce clairement la pensée de l’auteur : « Je ne considère la question juive ni comme une question sociale, ni comme une question religieuse (...). C’est une question nationale ». Il ne croit pas à l’assimilation. Est-ce, comme il l’a dit, parce qu’il a assisté, en tant que correspondant de la « Neue Freie Presse » de Vienne à la dégradation publique du capitaine Dreyfus sous les vociférations antisémites ? Cet échec de l’assimilation ne lui est pas apparu sans doute aussi soudainement, lui qui avait quitté à Vienne quelques années plus tôt l’association estudiantine « Albia » parce qu’elle allait adopter des thèses antisémites ; du reste, en France, il ne pouvait pas ne pas avoir vu les écrits de Drumont et l’antisémitisme qui affleurait déjà dans l’affaire de Panama, dans laquelle étaient mêlés les financiers Cornelius Herz et le baron de Reinach. Il était revenu depuis plusieurs années des idées d’assimilation et ne croyait pas non plus à la philanthropie des barons Rothschild ou de Hirsch comme moyen d’action. Emotif, souvent dépressif comme le montre son journal, il n’apparaît pas ainsi dans son livre mais au contraire comme très volontariste : pour lui le monde a besoin d’un Etat juif, donc celui-ci sera, créé dans la génération présente ou suivante, car il faut bien résoudre la question, sinon des Juifs assimilés de l’Occident, du moins celle des masses juives d’Europe centrale et orientale. La construction de l’Etat juif prendrait plusieurs décennies, et Herzl en envisage les moyens : il prévoit la création de deux organismes, « la Société des Juifs » qui fournirait un plan scientifique et une direction politique, et la « Compagnie juive », bâtie sur le modèle des sociétés civiles, pour la construction économique du pays. Il songe, sur le plan politique, à une monarchie démocratique sur le modèle britannique de l’époque et à un Etat neutre dans les affaires mondiales. Les rabbins n’auraient aucun pouvoir politique, Herzl détestant toute forme de théocratie. Il envisage ce qu’il faudra faire dans presque tous les domaines (éducation, finances, transports, armée- il va jusqu’à dessiner les uniformes !). Il sait que les progrès techniques de la fin du XIXème siècle rendent possibles de grandes réalisations, indispensables à la création d’un Etat moderne. Il y a là une part de rêve et d’utopie, qu’on retrouvera quelques années plus tard dans son roman « Altneuland », paru en 1902. Cela n’empêche pas Herzl d’être concret et de savoir ce qu’il veut : créer un Etat internationalement reconnu grâce à une charte, et ce combat est politique. Il ne sert à rien d’infiltrer un territoire comme l’ont fait les premiers pionniers en Palestine, car c’est là une dispersion vaine d’efforts. Où fonder un tel Etat ? Herzl songe à l’Argentine, en fait à la Patagonie-où le baron de Hirsch a envoyé des colons-, mais surtout, en raison de l’attachement millénaire des Juifs, à la Palestine. Le sultan ne pourrait-il pas donner cette terre aux Juifs moyennant la remise en état des finances turques, qui sont en état de banqueroute permanente ?
« L’Etat Juif » a été fort mal reçu, moqué et méprisé par ses lecteurs occidentaux assimilés et par les religieux hostile à un Etat laïc. Même dans les milieux sionistes-le mot « sionisme » a été inventé en 1892 par Nathan Birnbaum-les réserves sont fortes : qui est ce Herzl ? Et pourquoi se montre-t-il si réservé à l’égard de la langue hébraïque qu’il ne maîtrise du reste pas ? En fait Herzl, qui au début songeait à l’allemand comme langue de l’Etat finira par se rallier à l’hébreu, sous l’influence des Juifs russes. Cela n’empêche pas Herzl, qui se définit comme un général sans troupes, de consacrer les huit ans qui lui restent à vivre à la diplomatie et à l’organisation.
Sur ce terrain, Herzl se montre excellent : il lance presque seul un journal (die Welt) et monte en août 1897 le premier congrès sioniste à Bâle. Il aurait préféré Munich, mais les Juifs de la ville ont refusé. En fait, au départ, il n’est appuyé que par quelques cercles d’étudiants sionistes viennois, des Galiciens et des Bulgares. Deux personnalités seulement vont l’appuyer : David Wolfsohn à Cologne, qui dirige les Amants de Sion en Allemagne, puis Max Nordau, né à Budapest comme lui, connu comme médecin et essayiste, qui va devenir son bras droit. Le congrès de Bâle, auquel beaucoup d’Amants de Sion ont refusé d’assister, groupe environ 200 personnes venues de 17 pays. Un tiers des délégués sont des Juifs russes, ce qui impressionne beaucoup Herzl. Ce qu’on va appeler « le programme de Bâle » est adopté par le Congrès. L’essentiel de ce programme est dans la première phrase : « le sionisme vise à établir pour le peuple juif une patrie reconnue publiquement et légalement en Palestine ». L’accent est donc mis, dès le départ, sur la nécessité d’une reconnaissance internationale et non pas sur une colonisation agricole qui en quinze ans n’a concerné que quelques milliers de personnes dans un large désintérêt du monde juif. On évoque aussi la création d’une banque sioniste ( le futur »Jewish Colonial Trust » qui sera l’ancêtre de la banque Leumi) et d’une caisse centrale qui sera réellement fondée en 1902, le K.K.L. A la fin du congrès, Herzl est élu Président de l’Organisation sioniste à l’unanimité et sous les acclamations. Il peut écrire dans son journal intime qu’à Bâle il « a fondé l’Etat juif (..). Peut-être dans cinq ans et certainement dans cinquante ans tout le monde s’en rendra compte ». Contrairement à la conférence de Kattowitz en 1884, passée largement inaperçue, la presse du monde entier relate le congrès. Un mouvement est né, qui va grandir d’année en année : au IVème Congrès les mille sections locales de Russie comptent cent mille membres et au Vème, en 1901, des délégués du Chili, de l’Inde britannique et de la Nouvelle-Zélande font leur apparition. Le mouvement reste cependant très minoritaire dans le monde juif, notamment en France où il est presque inexistant.
L’Organisation sioniste va se heurter à deux difficultés : financières d’abord, car les Juifs fortunés ne veulent pas participer au Mouvement, et sur les 250 000 £ nécessaires au Jewish Colonial Trust, le quart seulement est rassemblé en 1901. Plus grave est l’échec diplomatique, notamment auprès du Sultan Abdulhamid II, que Herzl réussit à rencontrer. Celui-ci, qui en 20 ans de règne a perdu la suzeraineté sur la Tunisie et l’Egypte, ainsi que nombre de ses possessions dans les Balkans, veut bien accueillir des agriculteurs juifs dans son Empire…mais pas en Palestine.
Herzl ne réussit pas à le convaincre de céder ce territoire, car Abdulhamid ne pense pas –avec raison- qu’il puisse réunir l’argent susceptible de remettre à flot les douanes ottomanes. Le dirigeant sioniste a aussi approché Guillaume II, notamment lors d’une visite du Kaiser à Jérusalem, le 2 novembre 1898 (c’est la seule fois que Herzl s’est rendu en Palestine, où il a passé en tout et pour tout neuf jours..)
Le communiqué allemand publié à la suite de cette rencontre a simplement indiqué que l’Empereur a montré un intérêt bienveillant pour les efforts tendant à l’amélioration de l’agriculture en Palestine tant que ceux-ci concordent avec l’intérêt de l’Empire ottoman et respectent pleinement la souveraineté du Sultan.. Guillaume II, antisémite notoire-en privé-, qui avait montré de l’intérêt pour le sionisme, n’oublie pas que la Turquie est une alliée de l’Allemagne qui y a des projets importants tels que le Bagdad Bahn.
Les contacts avec le pape Pie X, un des plus réactionnaires des derniers siècles, ne sont pas plus fructueux. Sa Sainteté déclare à Herzl en 1903 qu’elle ne peut pas empêcher les Juifs de s’installer en Terre Sainte, mais qu’elle ne pourra jamais entériner une telle présence. Le Souverain Pontife n’a pas révélé les raisons de ce refus mais elles sont évidentes : si les Juifs reprennent le contrôle de Jérusalem, c’est la fin de la malédiction qui frappe le Juif errant et le peuple déicide, et l’Eglise catholique n’est plus alors le « verus Israël », le véritable Israël. CQFD.
Curieusement les relations ont été meilleures avec Plehve, le ministre russe de l’intérieur, foncièrement antisémite, qui porte la responsabilité en avril 1903 du pogrom de Kichinev. Ce ministre avait aussi interdit toute forme de propagande sioniste et de collecte pour le fonds national juif dans tout l’Empire. Herzl souhaite que la diplomatie russe intervienne auprès du Sultan pour qu’il accorde au mouvement sioniste une charte pour la Palestine. Attitude naïve et chimérique : les derniers que le Sultan accepterait d’écouter sont bien les Russes, adversaires de toujours de son Empire. Plehve est d’accord pour favoriser l’émigration des Juifs de Russie et de la Pologne annexée, mais s’oppose à tout ce qui peut favoriser un nationalisme juif au pays du tsar Nicolas II.
Finalement, c’est en Grande-Bretagne que Herzl reçoit l’accueil le plus favorable : Cela est en partie dû au fait que les Britanniques sont plus imprégnés de Bible non seulement que les catholiques-ce n’est pas difficile-, mais aussi que les Luthériens, marqués souvent par l’antijudaïsme de Luther. L’afflux en Angleterre de Juifs d’Europe de l’Est fuyant les pogroms préoccupe plus prosaïquement le gouvernement de Sa Majesté qui verrait d’un bon œil la création d’un Etat juif tampon, sinon en Palestine qui ne lui appartient pas, du moins à ses portes.
Alors pourquoi pas Chypre, propose Herzl ? Son principal interlocuteur, Joseph Chamberlain, alors ministre des Colonies, s’y oppose : il voit mal les Juifs s’installer dans l’île où les tensions sont déjà fortes entre Grecs et Turcs.
Il propose à Herzl la région d’El –Arich, au nord de la péninsule du Sinaï, mais là c’est le vice-roi d’Egypte, Lord Cromer, qui met son veto, car une commission a mis en exergue que l’irrigation de cette zone quasi-désertique pomperait trop d’eau du Nil.
Alors Chamberlain propose à Herzl une solution étonnante : les hauts plateaux de l’Ouganda. Désireux à tout prix de venir en aide aux Juifs russes persécutés, Herzl accepte de présenter cette solution, qualifiée par Nordau d’ « asile de nuit », au VIème congrès sioniste de 1903. Elle rencontre l’opposition des Juifs russes, y compris ceux de Kichinev qui venaient de subir le pogrom, qui ne jurent que par la Palestine. Grâce aux voix des Juifs des pays occidentaux, Herzl obtient un vote favorable sur l’envoi d’une commission en Afrique orientale, mais le projet est en fait mort-né, tant l’opposition des Russes, menée par Ussiskhine, est forte.
Moins d’un an après ce Congrès, le 3 Juillet 1904, Herzl meurt d’épuisement à seulement 44 ans. S’il n’a pas vu la réalisation de son rêve, il a commencé à incarner l’espoir pour de nombreux Juifs qui l’ont acclamé tant à Sofia lors de l’un de ses retours de Constantinople qu’à Vilna après avoir été reçu par Plehve.
Néanmoins, à sa mort, le sionisme est un mouvement très minoritaire dans le monde juif, qu’on peut au moins diviser en six tendances :
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Les traditionnalistes religieux qui restent souvent dans les shtetls –parce qu’ils n’ont pas les moyens d’en partir-ou sont présents dans les grandes villes de la zone de résidence (Varsovie, Odessa). Une partie d’entre eux émigrent. Leur langue est le yiddisch et, pour la plupart, sont violemment hostile au sionisme qui refuse d’attendre le Messie et désacralisent l’hébreu en en en faisant progressivement une langue quotidienne. Seuls quelques rares rabbins, tels Samuel Mohilever ou plus tard le rav Kook, qui émigre en Palestine en 1904, font exception
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Les assimilationnistes, très majoritaires en France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie (moins en Autriche-Hongrie), qui pensent que l’antisémitisme, fondé sur des pulsions irrationnelles, archaïques et rétrogrades, va disparaître avec la montée de la rationalité et de la pensée scientifique et technique. Naturellement, leur langue devient vite celle du pays où ils vivent.
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Les émigrants, qui fuient les pogroms ou simplement la misère, espèrent une vie matérielle meilleure, une liberté plus grande, et seront pour beaucoup-mais pas tous- prêts à rejoindre les rangs des assimilationnistes.
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Les socialistes, qui pensent que la victoire du prolétariat aboutira la fin de la lutte des classes et à un internationalisme généralisé qui fera disparaître l’antisémitisme et toute forme de nationalisme.
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Les bundistes. Le Bund, créé en 1898, est un parti socialiste juif qui combat avec les autres socialistes pour la victoire du prolétariat mais qui prône pour les Juifs de Russie et de Pologne une autonomie culturelle fondée sur leur langue, le yiddisch. Il est très opposé au sionisme, qu’il voit comme un rêve nationaliste et souvent bourgeois, et restera un parti bien plus puissant que lui en Russie jusqu’à la victoire du bolchevisme –qui l’interdira-et en Pologne jusqu’à la seconde guerre mondiale. Proches du bundisme sont les autonomistes : pas tous socialistes, moins attachés au yiddisch comme langue de culture, ils affirment aussi le rôle central de la diaspora comme cœur de la vie juive.
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Face à toutes ces tendances, le sionisme du début du XXème siècle pèse peu, d’autant qu’à la mort de Herzl l’échec semble patent : l’obtention de la Palestine semble plus lointaine que jamais et le mouvement semble très isolé sur la scène internationale. En outre, plusieurs tendances apparaissent en son sein : celle de Herzl, qui correspond au libéralisme économique et politique, même s’il accepte que dans l’Etat juif la terre ne soit pas privatisée et qu’il envisage plutôt l’étatisation, par exemple, des moyens de transport . Une tendance socialiste apparaît un peu plus tard au sein du mouvement ; elle est conduite par Baer Borochov puis par Nahman Syrkin, juif russe, et elle se développe dans l’Empire tsariste. Herzl doit aussi compter avec les « sionistes pratiques » qui suivent les « Hoveve Sion », désireux de développer avant tout les colonies agricoles en Palestine et avec ceux qui, derrière Weizmann et surtout Ahad Ha’am voient surtout la Palestine comme un centre culturel juif et non le siège d’un futur Etat. Ahad Ha’am est très critique à l’égard de Herzl et n’hésite pas à demander : si des Noirs d’Afrique arrivent à un stade de développement suffisant pour fonder un Etat, en quoi celui-ci serait-il différent de celui de Herzl, qui ne s’intéresse pas à la culture juive ? Il est en outre très inquiet sur les relations avec la population arabe, et ne partage en rien la vision idyllique des relations judéo-arabes de Herzl. Ce n’est qu’en 1907 que Weizmann va rapprocher les sionismes « politique » et « pratique » en un sionisme « synthétique ». Pour compliquer encore le tableau, vont apparaître au sein du mouvement, du vivant de Herzl, des sionistes religieux, puis, après la première guerre mondiale, des « révisionnistes autour de Vladimir Jabotinsky. Les « territorialistes », pour leur part, prêts à accepter n’importe quel territoire, regroupés autour de l’écrivain anglais Israël Zangwill vont quitter le mouvement.
Pourtant, malgré toutes ces divisions et la faiblesse du mouvement qui n ‘a plus guère d’espoir d’aboutir à une solution politique après la mort de Herzl, c’est le sionisme qui l’emportera à terme face aux autres composantes du monde juif.