(extrait d'un article de François Blanchetière, in Ktema, Année 1980, 5, p. 125-129)

Le 1er mai 408, après un règne de treize années, l’Empereur Arcadius, personnage particulièrement falot, disparaît, laissant trois filles dont la célèbre Pulchérie et un fils de sept ans, Théodose, Auguste depuis le 10 janvier 402.
Le pouvoir effectif va cependant demeurer jusqu’en 414 entre les mains du tout-puissant Préfet du Prétoire d’Orient, Anthémius, qui, au terme d’une brillante carrière, exerce ces fonctions depuis 405....
Le règne de Théodose II ouvre une nouvelle période dans l'évolution de la législation impériale concernant les Juifs et le Judaïsme.
Depuis 395, cette législation n’est plus automatiquement adoptée dans les deux parties de l’Empire, et, à partir de 404, elle tend à se multiplier et surtout à réduire sans cesse davantage l’influence et le rayonnement des Juifs.
Pour expliquer cette nouvelle orientation, Avi-Yonah ( Avi-Yonah M., Bimei Roma ou Bizantion, Jérusalem, 1 97 1 4) évoque l’influence déterminante à ses yeux de la «bigotte» Pulchérie et l'intervention de l’épiscopat. L’analyse de cette loi du 29 mai 408 va nous permettre d’apprécier cette interprétation et de mieux comprendre, peut-être, une période encore peu étudiée des rapports entre l'Empire chrétien et les Juifs.

«Les Empereurs Honorius et Théodose à Anthémius, Préfet du Prétoire. Les gouverneurs provinciaux interdiront que les Juifs, au cours de la célébration de leur fête d’Haman (sans doute la fête de Pourim) , qui commémore un châtiment ancien, ne mettent le feu à une sorte d’imitation de la Sainte Croix et ne la brûlent pour tourner en dérision dans un esprit sacrilège la foi chrétienne, de peur qu’ils ne mêlent à leurs réjouissances un symbole de notre foi. Qu'au contraire, ils suppriment de leurs célébrations toute marque de dérision envers la loi chrétienne, sinon ils perdront infailliblement les privilèges qui leur ont été concédés à ce jour s’ils s'avisent de faire quelque chose d’illégal. Donné le 4 des calendes de juin à Constantinople, sous le consulat de Bassus et de Philippe» ( Juster J., Les Juifs dans l'Empire romain, Paris, 1914, 2, p. 207 sq.).

" Les juifs d'Orient avaient coutume de brûler une effigie empalée ou crucifiée d’Aman, ce conseiller qui, selon Esther 9, 17-28, aurait comploté afin d’obtenir du roi de Perse Assuérus la mise à mort des juifs de son empire. La fête de Pourim commémore l’intervention salvatrice d’Esther, juive et reine de Perse, et la condamnation à mort d’Aman et de ses complices. Brûler un homme empalé ou crucifié était, selon la présente constitution, l’occasion de tourner en dérision un symbole du christianisme, attitude « sacrilège ». Le texte menace de sanctionner ces agissements par la perte des « autorisations accordées » aux juifs. Ceci désigne probablement, compte tenu du contexte, les autorisations de « conserver leurs rites », à savoir les privilèges des rabbis (CTh 16.8.13)."


Ainsi donc, sous peine de perdre tous leurs privilèges acquis principalement depuis César , les Juifs se voient interdire toute pratique ou coutume dont l'intention apparente serait de tourner en dérision les rites et les symboles chrétiens, particulièrement la Croix, lors d'une célébration dénommée ici «fête d’Haman», au cours de laquelle ils commémoraient par des réjouissances un châtiment ancien.


Un second point mérite notre attention et ce d’autant plus qu’il touche au propos même de la loi et que l’interprétation de A. M. Rabello me paraît, sur ce point, contestable. La loi de Théodose parle donc de Sanctae Crucis adsimulatam speciem , dont l’intention sacrilège ne semble faire aucun doute pour le législateur. Faut-il donc parler de pendaison d’Haman en effigie ou de crucifixion ?

... Sans doute, est-il possible, avec A. M. Rabello encore, d’évoquer des textes juifs qui eux aussi parlent de crucifixion, mais ce sont des sources tardives et quoi qu’en pense cet auteur rien ne nous dit qu'ils nous décrivent des pratiques anciennes.
Certes, un document de l’époque gaonique -ixe-xe siècles -fait état de la coutume suivante : quatre ou cinq jours avant la fête, les Juifs de Mésopotamie préparaient un pantin bourré de pétards à l’effigie d’Haman ha rach ’ a , «l’impie, le pervers», pour le pendre et le brûler au jour même de la fête (1S). Cette coutume n’est pas sans rappeler les parodies de mimes antiques, et plus particulièrement l’histoire rapportée par Tertullien dans son Apologétique , du «scélérat» employé aux arènes de Carthage qui promenait une caricature grotesque du Dieu des Chrétiens qu’il s’était fabriquée (16). Plus proche de nous, il faut évoquer la coutume actuelle de certains Chrétiens latino-américains qui, durant les Jours Saints, brûlent en effigie Judas le traître sous la forme d’un mannequin burlesque fait de deux bâtons croisés et bourré de pétards. C’est donc très vraisemblablement une pratique similaire répandue parmi les Juifs d’Orient qui est formelle¬ ment prohibée par cette loi de 408.

Est-on pour autant fondé à prêter aux Juifs une intention sacrilège, comme semble le penser le législateur ? Je ne le crois pas.
Nous savons en effet que le verset biblique «maudit de Dieu quiconque est pendu» a été fréquemment employé depuis Paul (Galates , 3, 13, Actes , 5, 30, 10, 39) pour commenter la Passion de Jésus et tout particulièrement dans la controverse avec les Juifs.
Dès le ne siècle, le Dialogue avec Tryphon de Justin martyr en témoigne (DT., 32, 1 , ; 89, 2 ; 93, 4 ; 95, 2 ; 96, 1 ; 1 1 1 , 2). Or, c’est précisément en grec le même verbe qui se retrouve en D/,21, 23 et en Esther , 7, 9-10 et 9, 25, ce qui a fort bien pu orienter la traduction de Jérôme vers le sens de «crucifier». En outre, il ne faut pas oublier que Purim se célèbre un mois environ avant la Pâque juive, c’est-à-dire à un moment où les Chrétiens se préparent à commémorer la Passion de leur Maître dont, à l’époque et sous l’influence des théologiens, la quasi-totalité de ces mêmes Chrétiens rejetaient la responsabilité presque exclusivement sur les Juifs «déicides» (18).
Ce lien entre Purim et Pâques peut être plus étroit encore selon les années lorsque, pour combler le retard de l’année lunaire par rapport au cycle solaire, les Juifs, dont le calendrier est soli-lunaire, intercalent un 1 3e mois dénommé adar sheni ou ve adar ; dans ce cas, Purim se célèbre durant ce second mois à'adar. Le cas extrême a été précisément celui de 1978. En effet, les 23 et 24 mars de cette même année les Juifs ont célébré dans la joie leur fête de Purim tandis que les Chrétiens commémoraient la dernière Cène et la Passion de Jésus. Pourtant, durant la première moitié du ve siècle Purim et Pâques furent toujours célébrées à un mois d’intervalle.
On comprend dès lors comment la pratique des Juifs consistant à pendre et à brûler Haman en effigie a pu facilement être interprétée comme une parodie sacrilège de la Crucifixion, qui n'était vraisemblablement pas dans l’intention des Juifs, et cela précisément en Orient et à une époque où une lutte sans merci était menée par des évêques, des moines ou des foules fanatisées, tant contre les survivances du paganisme que contre les Juifs -l’affaire de Callinicum en 388, l’incident d’In-mestar ou l’activité du Patriarche Cyrille d’Alexandrie durant le second quart du ve siècle en sont des illustrations parmi d’autres.

Il paraît donc très vraisemblable que cette loi du 29 mai 408, la première du règne de Théodose, doive être considérée avant tout comme la réponse officielle à une requête venue des provinces d’Orient.
Elle ne traduit pas directement la position officielle d’une Chancellerie impériale manifestement peu au fait du sens de la fête de Purim et des rites qui l’accompagnaient, le libellé de la loi le prouve. En outre, en mai 408, les soucis des autorités de Constantinople sont d’une tout autre nature : le nouvel Empereur intronisé au début du mois n’est qu’un enfant et Anthémius s’attache à asseoir son pouvoir pour exercer une véritable régence. Ses principaux conseillers sont le sophiste Troïlos et surtout le Patriarche Atticos qui ne nous sont pas autrement connus comme hostiles aux Juifs. Atticos se montre surtout préoccupé, encore à cette date, d’apaiser la capitale agitée d’un côté par les séquelles de la crise de 404-405, qui a abouti à la déposition puis à la mort en exil de son prédécesseur et adversaire Jean Chrysostome, et de l’autre par les querelles christologiques.

Si elle traduit indéniablement une ingérence directe du pouvoir dans les affaires religieuses des Juifs et une atteinte certaine à leur statut juridique traditionnel, si elle représente une dégradation de la situation des Juifs en Orient, cette loi de 408 doit pourtant être considérée comme une mesure ponctuelle qu’on ne peut imputer à une quelconque influence de Pulchérie alors âgée d'une dizaine d’années, contrairement à ce qu’écrivait sans nuance Avi-Yonah . Elle reflète pourtant d’une manière indéniable une certaine théologie, ou plus exactement un anti-judaïsme théologique largement répandu chez les auteurs chrétiens.

A ne considérer que les lois conservées dans le Codex Theodosianus, il faut attendre 423 pour voir se multiplier et se préciser la législation antijuive de Théodose