Article in Le monde Juif 1963 n°32-33

 

L’année 1903 restera dans la mémoire des Israélites russes comme une des plus tragiques qu’ils aient vécues. Depuis les grandes émeutes anti-juives de 1881 on n’avait pas vu d’événements aussi graves que ceux qui se déroulèrent à Kichinev dans les journées du 6-19 et 7-20 avril 1903. Le rapprochement de ces deux dates, 1881 et 1903, s’impose lorsqu’on sait que le ministre qui a toléré les massacres de 1903 était le chef de la police impériale en 1881, et lorsqu’on étudie avec quelque attention la genèse et le développement des troubles antijuifs, l’attitude des autorités supérieures, et l’arrêt subit de toutes les manifestations au moment précis où les hauts fonctionnaires eurent jugé qu’il était temps de les faire cesser, que c’était assez. Sans doute en 1881, comme en 1903, ceux qui laissèrent tranquillement les massacres et le pillage s’organiser n’avaient pas dû penser que les excès iraient si loin, ni que leur inaction ou leur complicité soulèveraient la conscience du monde civilisé ; ils avaient compté sans la froide férocité de la populace qu’ils déchaînaient ; ils semblaient avoir voulu donner une leçon et un avertissement aux Juifs.

Au recensement de 1897, la population de Kichinev était de 109.000 habitants, dont 40.000 environ juifs, les autres étant de religion orthodoxe ; la communauté juive comprenait surtout de petits commerçants, dés artisans et ouvriers, la plupart très pauvres.

Les relations entre Juifs et Chrétiens de la région avaient toujours été normales, et l’on n’avait pas souvenir d’incidents graves, puisqu’en 1881, lorsque dans le sud de la Russie se produisirent des troubles antisémitiques, et que de soi-disant « manifestes impériaux » ordonnant d’égorger les juifs furent distribués, la Bessarabie resta tranquille. Dans quelques localités, la population elle-même alla jusqu’à prévenir les Israélites, en lès invitant à se cacher jusqu’à ce que le Tsar eut rapporté son décret.

Un tel état de choses portait ombrage à l’administration locale, qui se faisait le fourrier de l’antisémitisme. Ainsi la police extorquait de l’argent aux Juifs fortunés, et, à la suite de la loi de 1881, imposant aux juifs de résider dans certaines zones, forçait particulièrement les Juifs pauvres à se déplacer au gré des fonctionnaires. Le vice-gouverneur Oustrougov se « distingua » particulièrement dans ce domaine, et, par voie de contagion, les procédés employés par l’administration contre les Israélites finirent par pervertir la population chrétienne et l’on admit dès lors que l’on pouvait se croire tout permis à l’égard de parias que la législation désignait d’avance à la vindicte publique et que les autorités traitaient avec tant de dureté.

Dès 1898, l’antisémitisme trouva un appui nouveau dans les campagnes du journal le « Bessarabetz ». Le Directeur, le moldave Kruschevan, excitait violemment les passions contre les Juifs, accusant ceux-ci des pires scélératesses, les dépeignant comme les ennemis jurés de la Russie et de la religion orthodoxe, et, surtout, comme les plus ardents propagateurs du socialisme. Cette feuille ne cessait de réclamer ouvertement l’expulsion en masse, et même l’extermination, des Juifs. Inquiètes des ravages causés par le « Besserabetz », quelques personnalités voulurent créer à Kichinev un journal qui combattit ces passions sauvages ; on leur en refusa l’autorisation.

Le vice-gouverneur, Oustrougov, qui exerçait les fonctions de censeur du « Bessarabetz », y collaborait sous un pseudonyme ; c’est encore lui qui amena la disparition des journaux existants, qui pouvaient faire concurrence au «Bessarabetz».

A l’automne de 1902, le directeur de ce journal organisa un plébiscite sur la question de savoir s’il fallait exterminer les Juifs ; il reçut nombre d’avis affirmatifs de fonctionnaires, de propriétaires, et même de maîtres d’école. C’est alors qu’il annonça aux Israélites que le moment était proche.

Il fallait pourtant un prétexte. On le trouva dans le meurtre d’un jeune garçon à Dubossary, village situé à peu de distance de Kischinev, que des parents assassinèrent pour entrer en possession de son héritage. Cet évènement avait fait l’objet de deux enquêtes judiciaires qui démontrèrent que les Israélites étaient absolument étrangers à cette mort.

Mais le « Bessarabetz » présenta le crime comme un meurtre rituel.

Vers les Pâques de l’année 1903, des tracts furent répandus par milliers dans la ville et distribués dans les hôtels, les cabarets, les maisons particulières.

On lisait dans ce tracts :

« Songez au préjudice que les Juifs causent à notre Russie ; ils voudraient s’en emparer. Ils font imprimer de nombreuses proclamations qu’ils adressent au peuple dans le but de l’exciter contre les autorités, et même contre notre Père le Tsar, qui sait combien cette race est infâme, malveillante et avare.

« Si les Juifs avaient la main libre, ils prendraient tout, de sorte que ce ne serait plus la Russie, mais bien la Judée.

« Puisqu’il en est ainsi, mes frères, crions à l’occasion de notre grande Fête au nom du Sauveur qui versa son sang pour nous, crions : A bas les Juifs ! Tuez ces infâmes dégénérés, ces buveurs de sang, qui s’enivrent de notre sang russe ».

Les Israélites étaient naturellement au courant de ces menées incendiaires. Le Grand Rabbin de Kichinev se rendit chez l’évëque orthodoxe et le supplia de calmer l’opinion publique par une déclaration épiscopale, réduisant à néant l’absurde légende qui imputait aux Juifs des crimes rituels. La réponse de l’évêque fut qu’il refusait d’intervenir « étant donné qu’il existe réellement certaines sectes sémitiques qui se servent de sang chrétien pour leurs cérémonies pascales ».

D’autre part, une délégation de la Communauté israélite alla voir le gouverneur, Général von Raaben, pour appeler son attention sur l’état d’esprit que provoquaient dans le peuple les mensonges et les excitations du « Bessarabetz », et sur les préparatifs qui étaient faits ouvertement en vue d’un massacre général des Juifs.

Le gouverneur rassura la délégation en lui affirmant que toutes les mesures étaient prises pour éviter des troubles. C’était faux. Le Gouverneur connaissait parfaitement la situation, mais il avait décidé de ne pas intervenir « n’ayant pas reçu d’ordre ». Lorsque les désordres eurent commencé, et que le Dr Mutschnik, Président de la Communauté israélite, accourut chez lui pour lui faire part de ce qui se passait, le Gouverneur lui promit de se rendre immédiatement sur les lieux pour les faire cesser. Il fit mine de se mettre en route ; mais, après un entretien de quelques minutes avec le colonel de Levendal, chef de la gendarmerie locale, il « rentra tranquillement chez lui ».

Pendant ce temps, la ville était livrée aux émeutiers ; elle fut, dès le dimanche 6 avril, premier jour des Pâques chrétiennes, en leur pouvoir, et le resta pendant deux jours et deux nuits.

Les émeutiers formaient trente groupes, composé chacun de vingt à trente hommes, qui opéraient séparément ; ils attaquaient simultanément les quartiers juifs, sur des points différents, montrant qu’ils agissaient d’après un plan d’opération préétabli.

Pendant qu’ils pillaient les boutiques et démolissaient les maisons juives, la police et la troupe restait inactives. Après le pillage, vint le massacre.

Il est impossible d’énumérer dans le détail toutes les horreurs qui furent commises. Il ressort de documents rédigés par le plus grand soin par des témoins oculaires que, notamment au N° 33 de la rue Gostinna, quatre hommes et une femme furent tués. Seize familles, toutes d’artisans, vivaient là dans une cité. La populace y alla, dès le premier jour, pour briser les portes et les fenêtres ; le lendemain, elle revint pour le massacre.

Dans le faubourg Sktlanska Rogatka, vingt-cinq personnes, des femmes et des enfants pour la plupart, se cachèrent dans une remise. Après avoir saccagé et pillé les maisons, les bandits allaient se retirer pour continuer leurs exploits en d’autres lieux, quand le cri d’un enfant dans la remise leur révéla la cachette. Immédiatement, il l’envahirent. Le propriétaire de la remise fut mis à mort avec quatre ouvriers juifs qui le défendaient.

Dans leurs dépositions devant le Procureur général, les familles éprouvées ont mentionné des cas où des agents ont eux-mêmes encouragé le peuple à des excès par des cris de « Tuez les juifs ! ». Par contre, les Juifs, qui, pour se défendre, s’étaient armés de bâtons furent désarmés par la police. Le résultat de ces journées tristement célèbres fut : 45 morts, 86 personnes blessées grièvement, environ 500 autres blessées légèrement ; meurtres, violences exercées contre des adultes et des enfants, toute l’horreur du déchaînement le plus effroyable. Dans ces circonstances, il n’est absolument pas étonnant que plusieurs des fauteurs de troubles aient demandé après leur arrestation : « Pourquoi nous arrête-t-on ? Il est bien permis de tuer les Juifs. »

La connivence des autorités avec les fauteurs de troubles est confirmée par un télégramme adressé à l’Alliance Israélite Universelle de Paris par le Dr Mutschnik, le courageux président de la Communauté de Kichinev :

 

« Des nouvelles alarmantes arrivent de Kichinev. A l’approche des fêtes de Noël, de nouveaux excès se préparent ». Le Gouverneur Ourousov fit venir le Président de la Communauté israélite Mutschnik et lui demanda ce que feraient les Juifs en cas d’attaque. Mutschnik répondit : « Ils se défendraient ». A quoi Ourousov répliqua : « En ce cas la force armée protégerait les émeutiers ».

 

Le déchaînement d’une telle barbarie frappa de stupeur le monde civilisé et la conscience publique.

Les personnalités les plus éminentes, en de nombreux pays, exprimèrent avec véhémence leur indignation.

En France, à Paris, un grand meeting eut lieu le 15 mai 1903, sous la présidence de M. Anatole Leroy-Beaulieu, membre de l’Institut.

On remarquait parmi les assistants, M. Frédéric Passy, membre de l’Institut, M. Violet, Membre de l’Institut, Président du Comité catholique pour la Défense des droits de l’Homme, MM. Aulard, Seignobos et Brunot, professeurs à la Faculté des Lettres ; Lyon-Caen et Gide, professeurs à la Faculté de Droit ; Bloch, professeur à l’Ecole normale supérieure, Georges Brandès, l’éminent critique danois, le Président de l’Association des Etudiants de Paris.

Devant une assistance très nombreuse, M. Anatole Leroy-Beaulieu flétrit avec indignation les excès que le gouvernement russe laissait commettre à Kischinev par des gens, qui se réclament du nom de chrétiens.

L’Assemblée, dans un ordre du jour voté à l’unanimité :

 

« Flétrit tous les instigateurs et tous les complices des actes de barbarie et proteste avec indignation contre les massacres qui, en se renouvelant, déshonoreraient la Russie aux yeux du monde civilisé ».

 

Un autre meeting de protestation eut lieu à Paris, le 26 juin, où MM. Jean Jaurès et de Pressensé parlèrent devant 5.000 personnes au Gai Tivoli.

« Ce qui fait surtout la gravité de ces massacres, déclara Jaurès, ce n’est pas le nombre des victimes ; ce qui les caractérise, c’est qu’ils se sont produits dans une atmosphère officielle avec la complicité des pouvoirs organisés. »

Jaurès flétrit ensuite l’œuvre du « Bessarabetz », le journal anti-juif de Kichinev ; il montra fonctionnaires, administrateurs, juges, participant à la rédaction de cette feuille et empêchant la parution d’un organe adverse.

M. de Pressensé, Président de la Ligue des Droits de l’Homme, mit lui aussi en évidence la complicité des autorités.

Sur la proposition de Jaurès, l’ordre du jour suivant fut adopté à l’unanimité :

 

« Les citoyens et citoyennes de Paris, réunis au Tivoli, protestent au nom de la civilisation contre les abominables massacres de Kichinev et l’oppression russe en Finlande et signalent les responsabilités officielles qui ont rendu possibles ces attentats. »

 

Enfin, le Comité Central de la Ligue des Droits de l’Homme, dans sa séance du 26 octobre, adoptait une résolution flétrissant les pogromistes et rappelant que 20 ans auparavant, quand des pogroms s’étaient déjà déroulés en Russie, Victor Hugo avait rédigé un manifeste contresigné par Carnot, Emile Deschanel, Gambetta, de Lesseps, Gaston Paris, Renan, Scheurer-Kestner, Jules Simon, Waldeck-Rousseau, auxquels s’associa l’archevêque de Paris.

A Londres, une grande manifestation en faveur des victimes de Kichinev eut lieu à Hyde-Park, le 21 juin. Un long cortège comprenant des corporations d’ouvriers, tailleurs, ébénistes, mécaniciens, boulangers juifs, l’Association amicale des travailleurs, etc. se déroula pendant des heures, bannières en tête, pour se rendre à l’invitation du Comité organisateur. Sur le vaste emplacement, trois estrades formant un triangle avaient été dressées. Plusieurs orateurs prirent successivement la parole en différentes langues. On estimait à plus de 5.000 le nombre des assistants.

A Berlin, la « Hilfsverein » avait organisé, les 28 et 29 juin, une conférence à laquelle participèrent toutes les grandes associations de bienfaisance juives.

Aux U.S.A., l’émotion suscitée par les événements de Kichinev fut également considérable. Un certain nombre d’associations — dont les B’nai B’rith — prirent l’initiative de rédiger une pétition destinée au Gouvernement russe.

Le Président Roosevelt lui-même reçut la délégation, et, à cette occasion, exprima ses sentiments de sympathie pour les victimes et son indignation pour les responsables des émeutes.

Comme on pouvait le prévoir, le Gouvernement russe informa le Gouvernement de Washington qu’il ne recevrait ni n’examinerait la pétition américaine.

En Russie, quelques journaux prirent courageusement la défense des Juifs.

La plupart des grands écrivains russes, réunis sous la présidence du professeur Annensky, manifestèrent leur réprobation des atrocités de Kichinev.

L’illustre écrivain Léon Tolstoï affirma, dans une lettre à un Juif, qu’il éprouvait un sentiment poignant à la fois de pitié pour les victimes innocentes de la cruauté de la populace, et d’étonnement devant la besitalité de ces hommes, soi-disant chrétiens ; du dégoût et de la nausée pour ces soi-disant hommes cultivés qui ont excité la foule et sympathisé avec ses actes, et surtout de l’horreur pour le vrai coupable, à savoir « notre gouvernement, avec son clergé, qui abêtit et fanatise le peuple, et sa bande de tchinovniks brigands. Le crime de Kichinev, proclamait-il, n’est que la conséquence directe de la propagande de mensonge et de violence que le Gouvernement russe poursuit avec tant d’énergie ».

En raison du grand nombre de plaintes qui avaient été déposées, le Gouvernement russe fut bien contraint d’ouvrir une instruction judiciaire.

Les divers procès firent une fois de plus, la preuve de la responsabilité des Autorités russes, et spécialement de la police.

Le tribunal refusa fréquemment de citer les témoins dont les déposition auraient été accablantes pour la police et l’administration russes.

Me Karabtchevsky, un des avocats les plus illustres de Russie, démontra au nom de la partie civile que :

 

« En cent points différents l’incendie éclate en même temps ; manifestement on l’y a mis avec méthode ; ce n’était donc pas la passion populaire qui tout naturellement avait attisé le feu. Aussi subitement, tout s’éteint. En un instant le calme est rétabli. Lorsqu’on sut qu’un ordre émanant « d’en haut » prescrivait de mettre fin aux troubles, sans le moindre coup de feu, tout rentra dans l’ordre. »

 

L’avocat Nicolas Sokolov, un des principaux représentants de la partie civile dont le rôle dans le procès de Kichinev fut des plus importants, fut arrêté le 21 décembre et emprisonné.

Il avait rassemblé des matériaux considérables sur la genèse des excès ; il avait acquis la conviction que les troubles avaient été fomentés et organisés par le colonel de gendarmerie de Lovendal, arrivé à Kichinev, peu de temps après les massacres, et qui avait à sa solde toute une légion d’agents secrets grassement rétribués pour semer l’agitation contre les Juifs,

Le 5-18 décembre, à cinq heures du soir, le Président déclara les débats terminés.

Après délibération du jury, le tribunal prononça les peines suivantes ; les accusés Gretschin et Marospik : condamnation à sept et cinq ans de travaux forcés ; vingt-deux autres inculpés étaient condamnés à des peines variant d’un à deux ans de prison ; un était condamné à six mois de la même peine ; douze étaient acquittés.

En raison des incidents qui s’étaient produits, on peut se rendre compte du caractère partial qu’avaient pris les débats. Les vrais coupables restaient libres, les peines prononcées contre les accusés n’avaient donc rien de surprenant. Il eut été d’ailleurs injuste d’user d’une trop grande rigueur envers des malheureux inconscients, dont quelques-uns avaient des raisons de penser, en tuant et en pillant les Juifs, qu’ils obéissaient à des ordres supérieurs.

A la suite des massacres de Kichinev, un grand nombre d’enfants restèrent orphelins, des familles entières se trouvaient complètement ruinées, et il fallut organiser des secours d’urgence. Les communautés juives répondirent dans le monde entier à l’appel qui fut lancé. Le Comité reçut au total une somme de 431.000 roubles, venant aussi bien d’Europe, que d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud, et même d’Afrique du Sud.

Le 8 mai 1903 fut inauguré à Kichinev un asile qui permit de recueillir une trentaine d’enfants orphelins, victimes du pogrom.

Fin 1903, 30 orphelins, dont les parents avaient succombé lors des massacres, partirent pour Jaffa, en Palestine, afin d’y faire leur apprentissage de colons à l’Institut agricole. Parmi ces enfants, s’en trouvait un qui n’avait échappé qu’à grand’peine à la mort; il avait été grièvement blessé à la tête et jeté dans la rivière.

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