L'Histoire - Annette Wieviorka dans mensuel 421 daté mars 2016 -
Plus de 3 millions de Juifs vivaient en Pologne le 1er septembre 1939. En 1945, au sortir de la guerre, près de 90 % d'entre eux sont morts, assassinés par les nazis. Quelle fut l'attitude des populations polonaises ?
Dans les frontières qui étaient les siennes avant son invasion par l'armée allemande, la Pologne comptait environ 3 300 000 Juifs, soit 10 % de sa population. En mai 1945, quand la guerre européenne se termine, moins de 300 000 d'entre eux ont survécu : quelque 35 000 sur le territoire polonais, 250 000 en Asie centrale ou en Sibérie où ils avaient été déportés par le pouvoir soviétique. Il faudrait, pour être exact, ajouter à ces assassinés un nombre inconnu de Juifs polonais - plusieurs dizaines de milliers, sans doute -, déportés à partir de 1942 de France, des Pays-Bas ou de Belgique où ils s'étaient auparavant exilés. Plus de la moitié des morts du génocide sont donc des Juifs polonais. La communauté juive la plus nombreuse de l'Europe, la plus inventive de l'époque contemporaine dans tous les domaines - politique, culturel, linguistique, religieux, etc. - a été rayée de la carte. C'est la fin brutale du centre de la Yiddishkeit, ce monde tissé autour d'une langue, le yiddish, qui avait aussi irrigué, par l'immigration massive, les judaïcités de l'Europe, d'Amérique latine et surtout d'Amérique du Nord.
L'invasion nazie
Le 1er septembre 1939, à Gleiwicz, à quelques encablures d'Oswiecim (Auschwitz), les nazis ont construit l'incident qui leur permet d'envahir la Pologne. En un mois, et malgré la résistance acharnée des Polonais attendant vainement quelques secours de la France ou du Royaume-Uni qui ont pourtant déclaré la guerre à l'Allemagne, la Pologne est conquise, et bien vite démembrée. A l'est, comme les clauses secrètes du pacte germano-soviétique l'ont prévu, l'Armée rouge envahit à son tour le pays le 17 septembre. Une vaste zone, comportant notamment la ville de Bialystok et des localités plus modestes comme celle de Jedwabne, devient soviétique. A l'ouest, l'Allemagne nazie annexe des territoires qu'elle avait perdus par le traité de Versailles : le nord-ouest de la Pologne frontalier du vieux Reich devient le Wartheland (encore appelé Warthegau), du nom de la rivière Warta qui le baigne, tandis que Lodz est baptisée Litzmannstadt, du nom du général Karl Litzmann qui s'était illustré pendant la Grande Guerre avant de se rallier au parti nazi. La haute Silésie, qui avait fait partie de l'Autriche-Hongrie, est aussi annexée. La ville d'Oswiecim reprend son toponyme autrichien d'Auschwitz. Ces territoires sont destinés à être germanisés car doit être conquis à l'est un Lebensraum (espace vital). Le coeur de la Pologne, avec Varsovie et Cracovie qui en devient la capitale, est appelé « Gouvernement général pour les régions polonaises occupées », plus communément Gouvernement général. Le juriste Hans Frank, un des premiers fidèles de Hitler, est placé à sa tête et s'installe au château royal du Wawel, à Cracovie. Le nom même de Pologne a vécu.
Même si les résultats sont identiques - la disparition des Juifs -, les politiques nazies à leur égard ne furent pas rigoureusement les mêmes dans le Gouvernement général et dans les zones annexées. Nous ne pouvons ici les détailler. Il suffit d'en retracer les grandes lignes.
Si l'on excepte les Juifs vivant dans la partie orientale de la Pologne annexée à l'Union soviétique et ceux qui y ont fui, momentanément épargnés pour certains, sauvés par leur déportation en Sibérie ou au Kazakhstan pour quelque 250 000, la persécution est, pour les autres, immédiate et radicale. Reinhard Heydrich a la responsabilité lors de l'invasion de la Pologne de l'organisation des Einsatzgruppen der Sicherheitsdienste (SD) und der Sicherheitspolizei (Sipo), des groupes d'intervention du service de sécurité et de la police de sécurité qui fusionnent pour devenir le RSHA (le Reichssicherheitshauptamt, l'Office central de la sécurité du Reich). Leur tâche est provisoire : contrôler les populations le temps que SD et Sipo installent de façon permanente leurs services.
Le 21 septembre 1939, Heydrich transmet ses instructions aux Einsatzgruppen sur la façon dont devra être administrée la Pologne sous la botte nazie. Il distingue les mesures immédiates préparatoires à un but final dont le contenu est alors flou. Il s'agit principalement de transférer les populations juives des zones annexées à l'Allemagne dans le Gouvernement général et de les concentrer dans les villes à proximité de voies de chemin de fer ; des Judenräte ou Ältestenräte (conseils juifs ou conseils des anciens), composés de personnalités ou de rabbins, doivent être constitués dans chaque communauté juive pour mettre à exécution les ordres allemands, procéder au recensement des populations juives, préparer les logements pour les Juifs déplacés et pour évacuer les bourgades (shtetls) vers les grandes villes. C'est l'amorce de la politique de ghettoïsation.
Ces mesures ouvrent la première phase de la persécution des Juifs de Pologne avant une deuxième, celle de la mise en oeuvre de la Solution finale proprement dite et de la construction des centres de mise à mort, et une troisième enfin, celle de la Judenjagd, de la chasse aux Juifs. Le passage à une phase n'annule cependant pas l'autre : les nazis continuent par exemple à gazer des Juifs pendant qu'aidés par des Polonais ils chassent ceux qui se cachent.
Camps de travail et ghettoïsation
Dès l'occupation de la Pologne, les Juifs sont raflés dans les rues et contraints d'effectuer divers travaux pour les occupants : réparation et construction de routes, déblaiement des ruines, besognes agricoles, etc. A partir d'octobre 1939, des camps de travail pour Juifs sont installés dans le Gouvernement général. Ils sont plus de 200 au début de 1941, enfermant plusieurs dizaines de milliers de travailleurs esclaves. Ces camps de travail forcé (Zwangsarbeitsläger dans la terminologie nazie) ont été peu étudiés. Christopher R. Browning a consacré un ouvrage à celui de Starachowice, où furent internés après la liquidation du ghetto les Juifs de la ville voisine de Wierzbnik, dans le district de Radom, à environ 150 kilomètres au sud de Varsovie1. L'historien américain pose ainsi la question de la place du travail juif dans l'idéologie et la politique du IIIe Reich.
Si les conseils juifs en charge de faire transiter les ordres des Allemands sont établis immédiatement et pour chaque communauté juive, la décision de les enfermer dans des ghettos dépend des autorités locales, ce qui explique son étalement dans le temps. Le premier d'entre eux est constitué dès octobre 1939 à Piotrkow Tribunalski. C'est un « ghetto ouvert » : il n'est pas clôturé, ni même gardé, et, si les Juifs sont contraints d'y résider, il peuvent circuler dans certaines limites. Le premier « ghetto fermé » (clos et surveillé) est celui de Lodz-Litzmannstadt, en mai 1940. Le plus peuplé, celui de Varsovie, est fermé par un mur en novembre 1940 alors que celui de Cracovie, reconstitué par Spielberg dans son film La Liste de Schindler, l'est en mars 1941. De nouveaux ghettos sont encore établis en 1943, alors que les centres de mise à mort fonctionnent à plein.
Le ghetto de Varsovie fut un lieu de misère et un lieu surpeuplé - les Juifs des bourgades environnantes y furent entassés. Quelque 80 000 de ses habitants y périrent, de faim ou de maladie. La déportation des Juifs du ghetto de Varsovie vers le centre de mise à mort de Treblinka commence le 22 juillet 1942 et sa destruction en mai 1943 y met fin. Mais il fut aussi le lieu d'une intense vie culturelle et d'une résistance multiforme, notamment celle de la « petite bande de camarades » qui décida de constituer des archives et d'écrire une « histoire immédiate » du ghetto, à l'heure où le concept n'existait pas. Le grand livre de Samuel D. Kassow2 conte la formidable épopée d'une « société sacrée » secrète, l'Oyneg Shabes en yiddish (Oneg Shabbat en hébreu, « allégresse du shabat »). Sous la houlette d'Emanuel Ringelblum, elle réunit des dizaines d'hommes et de femmes pour rassembler des documents et chroniquer la vie juive sous l'occupation allemande. Ces archives furent enterrées, puis exhumées en partie en 1946 et 1950 grâce à l'opiniâtreté de l'une des trois survivants de ce groupe de résistants, Rachel Auerbach.
Emanuel Ringelblum, né en 1900, était un militant du parti ouvrier sioniste de gauche, le Linke Poale Zion, et un historien qui s'enthousiasma quand le Yivo, institution scientifique yiddish, fut créé, en 1925. Historien parmi les plus prometteurs de sa génération, il fut un ardent promoteur du « zamling », de la collecte de matériaux aidant l'étude de la langue, des traditions populaires, des proverbes et des dictons juifs ainsi que de l'écriture de l'histoire des gens ordinaires et non des seules élites religieuses ou économiques. Il organisa cette cellule de résistance unique au monde, composée d'enseignants, de rabbins, de chercheurs, d'écrivains, d'hommes d'affaires, de jeunes gens idéalistes, de toutes les sensibilités politiques, écrivant principalement en yiddish, mais aussi en hébreu et en polonais, réunis dans une entreprise collective et clandestine vouée à l'histoire.
Il incomba à ces hommes et à ces femmes de suivre un programme novateur dans ses méthodes comme dans ses thématiques. L'enquête orale, le concours d'écriture, les rédactions des enfants des écoles, la collecte de toutes les traces matérielles (jusqu'aux emballages) devaient permettre d'écrire diverses études sur des sujets aussi variés que les relations entre les membres de la minorité juive et les Polonais, les comités d'immeubles, les divertissements et les moeurs dissolues dans le ghetto, la corruption, la police juive, les femmes, la façon dont les enfants imaginaient l'après-guerre. Ces archives, ainsi que des milliers de témoignages sur la persécution des Juifs de Pologne, sont conservées à l'Institut historique juif de Varsovie, la plus vieille institution d'histoire et de mémoire juives avec le Centre de documentation juive contemporaine de Paris (cf. entretien avec Pawel Spiewak, p. 52).
Treblinka, tombeau des Juifs polonais
A une date encore sujette à discussion, mais en tout cas après l'invasion de l'Union soviétique le 22 juin 1941 (opération Barbarossa) et l'échec de la Wehrmacht devant Moscou, la Solution finale de la question juive, entendue cette fois comme l'assassinat systématique des Juifs, est mise en oeuvre. D'abord, dans le Warthegau, à Kulmhof (Chelmno), est installé de manière rudimentaire ce que l'historien Raul Hilberg appelle un « centre de mise à mort », qui entre en fonction en décembre 1941. Un centre de mise à mort, c'est un lieu où l'on amène des hommes, des femmes et des enfants dans un seul but : les assassiner. Ne sont épargnés (provisoirement) que le petit nombre de Juifs en charge du traitement des corps et des effets qui sont apportés par les déportés. Si Chelmno utilise des camions à gaz, les trois autres centres de mise à mort, aménagés eux dans le Gouvernement général dans le cadre de ce qu'on appelle « l'Aktion Reinhard », usent de gaz d'échappement dans des chambres closes. Si l'on s'en tient aux chiffres donnés par Raul Hilberg, 435 000 Juifs sont assassinés à Belzec (dont 390 000 Juifs polonais), plus de 800 000 à Treblinka (dont 794 000 Juifs polonais) et plus de 170 000 à Sobibor (dont 80 000 Juifs polonais). Ces dernières années, des archéologues fouillent ces sites, pour localiser les chambres à gaz et les fosses où étaient enterrés les cadavres et tenter d'apporter plus de précisions dans les statistiques. La plupart des personnes tuées dans ces centres sont des Juifs polonais : les ghettos sont en effet « liquidés » les uns après les autres, leurs habitants conduits vers des centres de mise à mort, généralement le plus proche géographiquement.
Dans le même temps, les camps d'Auschwitz deviennent aussi des lieux d'assassinat pour Juifs. A une échelle modeste, d'abord, dans le crématoire d'Auschwitz 1 où l'on commence aussi à gazer à l'automne 1941 à l'aide du gaz qui reste la marque de ces lieux, le Zyklon B ; puis dans deux maisons paysannes surnommées Bunker 1 et Bunker 2 ; enfin dans les quatre installations intégrées, les chambres à gaz-crématoires qui fonctionnent de façon échelonnée à partir de mars 1943. Certes, de nombreux Juifs de Pologne ont aussi été assassinés à Auschwitz, mais l'immense majorité du quelque million qui le furent vient de toute l'Europe. Parmi eux se trouvent des Juifs de Pologne émigrés dans d'autres pays avant la guerre.
Des chercheurs comme Jan T. Gross, Barbara Engelking ou Jan Grabowski ont mis au jour les responsabilités de la population polonaise dans le meurtre des Juifs. Après la rupture du pacte germano-soviétique, Barbarossa et le retrait des Soviétiques, les Polonais assassinent avant même l'arrivée des nazis, le 10 juillet 1941, plusieurs centaines de Juifs de la localité de Jedwabne, massacre bien étudié par Jan T. Gross dans Les Voisins (cf. p. 44). Ce pogrom n'est pas isolé. Les recherches menées par les chercheurs de l'Institut de la mémoire nationale (IPN) ont montré qu'il y eut des dizaines de Jedwabne.
C'est à une autre séquence, celle des années 1942-1945, la période de la « chasse aux Juifs », la Judenjagd comme l'appelèrent les Allemands, que Jan Grabowski3 et Barbara Engelking4 ont consacré leurs travaux. Cette dernière explique que l'ultime période se subdivise en deux phases : « Pendant la première, d'une durée de quelques jours à environ trois semaines après la liquidation des ghettos, les Allemands (souvent à l'aide de la police auxiliaire) capturèrent systématiquement ceux qui se cachaient encore dans ou autour des ghettos vidés de leurs occupants ; la deuxième, qui se prolongea pratiquement jusqu'à la fin de la guerre, consista à traquer, tirer de leurs cachettes et liquider tous les Juifs encore en vie. Lors de cette dernière phase, les Allemands n'étaient plus les seuls chasseurs. Les Juifs étaient dénoncés par les habitants des villages ou autres petites localités (dans les grandes villes ils étaient poursuivis par les maîtres chanteurs), ou attrapés et livrés aux postes de police afin que les Allemands puissent poursuivre leur oeuvre de destruction. »
Des Polonais livrent des Juifs pour quelques kilos de sucre, quelques vêtements, quelques litres de vodka ; ils les livrent encore parce qu'ils n'ont plus d'argent et ne peuvent plus payer leur nourriture. Mais ils les livrent aussi parce qu'ils ont peur : en Pologne, c'est toute la maisonnée de celui qui a caché un Juif qui, s'il se fait prendre, est exécutée par les nazis.
L'histoire que conte le film de Pawel Pawlikowski Ida(Oscar du meilleur film en langue étrangère en 2015) est un parfait résumé de la situation des Juif cachés : les parents d'Anna (elle sera renommée Ida par la suite), ainsi que son cousin, un garçonnet circoncis et « noiraud », sont assassinés à la hache par le paysan qui les cachait ; la très petite fille a davantage l'air « aryen » et elle est déposée devant la maison du curé, prise en charge par un couvent et s'apprête, quand commence l'histoire, à prononcer ses voeux. La famille paysanne récupère la maison.
1. C. R. Browning, A l'intérieur d'un camp de travail nazi. Récits des survivants. Mémoire et histoire, Les Belles Lettres, 2010.
2. S. D. Kassow, Qui écrira notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Grasset, 2011.
3. J. Grabowski, Hunt for the Jews. Betrayal and Murder in German-Occupied Poland, Bloomington, Indiana University Press, 2013.
4. B. Engelking, « On ne veut rien vous prendre... seulement la vie. » Des Juifs cachés dans les campagnes polonaises, 1942-1945, Mémorial de la Shoah-Calmann-Lévy, 2015.