L’heure est venue de résolutions graves. En effet, il s’agit, pour la France, de la vie et de la mort.
Nous avons été vaincus, démembrés, écrasés en 1871, saignés jusqu’aux dernières gouttes, nous avons essayé de revivre, et depuis quarante ans, tantôt bien, tantôt mal, nous avons vécu. Mais cette vie même est notre crime, aux yeux de vainqueurs qui croyaient en avoir fini pour jamais avec nous. Moins de quatre ans après la paix de Francfort, l’homme qui se croyait le maître de l’Europe tentait de nous achever. Il l’aurait fait de sang-froid, comme son successeur fait exécuter les Serbes, aujourd’hui, si la Russie, si l’Angleterre n’étaient intervenues. Le monde civilisé nous doit ce témoignage que, pendant ces quarante années, nous avons été, sur le continent européen, un instrument de paix. Nous avons travaillé, d’une bonne volonté inlassable, parmi les erreurs et les fautes qui sont de l’homme en tous pays, à organiser, à implanter solidement chez nous un régime de démocratie qui pût faire l’ordre, dans la patrie, par la liberté, avec l’espérance qu’un labeur obstiné nous maintiendrait parmi les peuples la place à laquelle notre histoire nous dit que nous avons droit.
Sur cette œuvre même, il faut écarter, en ce moment, l’appréciation des partis. Quels que soient nos affreux déchirements du passé, le péril est trop grand, en cette heure décisive, pour que, d’un même élan tous les Français d’où qu’ils viennent, où qu’ils aillent, ne se présentent pas aux frontières, fondus de cœur et d’âme, en une seule volonté de suprême énergie. Là, là seulement est la force morale qui peut nous faire supérieurs à tout. Quand le pays, par nous, aura retrouvé la libre possession de lui-même, nous reprendrons nos luttes qui sont l’honneur de la pensée française, puisqu’elles attestent notre recherche passionnée d’un idéal d’ennoblissement humain. Mais en quelles conditions changées, lorsque le sacrifice total de nous-mêmes et des nôtres aura si bien martelé, forgé le métal de l’âme française que nous ne voudrons plus, que nous ne pourrons plus nous diviser qu’en amie. Cela, c’est demain. Il faut affronter aujourd’hui.
Aujourd’hui, il ne peut pas y avoir deux Français qui se haïssent. Il est temps que nous connaissions la joie de nous aimer. De nous aimer par ce qu’il y a de plus grand en nous, le devoir de témoigner devant les hommes que nous n’avons pas dégénéré de nos pères, et que nos enfants n’auront pas à baisser les yeux quand on leur parlera de nous. Nos fautes mêmes, dont la vaine répartition appartient à l’histoire, ne peuvent plus nous mettre au cœur qu’un farouche désir de les couronner d’une telle vertu civique et militaire qu’on y découvre encore un élément de grandeur. Ni récriminations, ni phrases grandiloquentes, ni promesses de mourir. Assez de paroles. Des actes, des actes réfléchis de prudence ordonnée, et d’action sans retour.
A cinq reprises différentes depuis que nous avons vu les soldats allemands dans Paris, l’ordre de l’Europe a été délibérément troublé par la menace de l’épée germanique, sans que la plus légère provocation de notre part ait pu l’excuser. Nous sommes demeurés maîtres de nous-mêmes, et quand l’honneur nous a commandé la résistance, nous avons accompli ce devoir avec la simplicité d’hommes dont le sang d’une grande race fait battre le cœur. Aujourd’hui, que nous veut-on ? Nous vivions en paix. Attentifs à l’organisation de notre défense, rien n’est venu de nous d’où se pût induire une pensée d’offensive. Et que de fois, pourtant, avons-nous dû, raidis dans une impassibilité de commande, rester sans parole, ni geste, quand passait par-dessus les Vosges la voix de la patrie torturée.
Là-bas, de l’autre côté du Rhin, une nation grande et forte qui a le droit de vivre, mais qui n’a pas le droit de détruire, en Europe, toute vie indépendante, pousse le délire de grandeur jusqu’à ne plus tolérer que la France ose lever la tête lorsqu’elle a parlé. Affolé d’hégémonie, l’empereur allemand qui entraîne ses peuples, les yeux fermés, à des aventures dont personne ne peut calculer l’étendue, porte inexcusablement, comme sous la hantise des invasions barbares, le coup le plus cruel à tout ce qui fait l’orgueil des peuples civilisés. Il veut en finir avec la France, l’Angleterre, la Russie, ignorant qu’on n’en finit pas avec des peuples qu’on ne peut ni anéantir, ni assimiler. Appuyé sur l’incohérent assemblage de races ennemies que le sceptre de Vienne n’arrive pas à maintenir dans l’obéissance, le Kaiser prétend choquer les deux moitiés de l’Europe pour hisser son trône sanglant sur les plus hautes ruines que le malheur humain aura jamais contemplées.
Il a choisi son heure et lancé l’allié obéissant sur un petit peuple slave sans défense, à travers lequel on a voulu atteindre la Russie au plus vif de sa dignité de race et de ses traditions de solidarité slave. Qu’elle repousse la main tendue de la Serbie, son autorité, ses traditions d’histoire, ses espérances les plus profondément ancrées au cœur du plus grand et du plus petit, tout s’effondre en un jour, et les nations balkaniques, d’Orient et d’Occident mêlées, qui font le pont de l’Europe à l’Asie tombent dans le giron de l’empereur allemand, prompt à retourner contre les vieilles civilisations, dont sa force même est issue, de jeunes peuples qui avaient mis dans la patrie de la Révolution française leurs espérances d’avenir.
La Serbie, brutalement sommée de se rendre, a tout livré d’elle-même jusqu’à s’en remettre à l’arbitrage de son droit d’exister, et cela même n’a pas désarmé l’insatiable dominateur. Parce qu’une vague invocation au droit se faisait encore entendre, le Germain, qui voulait le Slave prosterné sans mouvement, a répondu par un appel à la force des armes. Et cependant, Guillaume II nous faisait dire que si nous osions nous permettre un appel de justice, son sabre était levé sur nous. Plus tard, Londres et Pétersbourg ont reçu le même avertissement. Soit. Une telle machination de combinaisons agressives n’a point de précédent.
Mais que sert-il de s’exclamer ? Dans un espace de temps incroyablement court, nous sommes mis en demeure de prendre, sous la pression de nécessités auxquelles nous ne pouvons nous soustraire, une résolution qui, par oui et par non, va livrer l’existence même de notre pays à des chances inconnues. La Russie a le choix entre le suicide et la résistance. Notre cas n’est pas différent. Un échelonnement de dates tout au plus. L’Autriche et la France successivement vaincues — l’Autriche vaincue deux fois, car la pire défaite est de s’asservir — l’Allemagne est condamnée, par l’inflexible loi qui perdit Napoléon, à vouloir toujours grandir. Le tour de la Russie est arrivé et si la Russie seule devait être refoulée, l’achèvement de la France ne serait plus qu’une question d’heure à choisir. Enfin viendrait l’échéance de l’Angleterre qui, n’ayant pas d’armée continentale, se verrait réduite à subir de l’empereur allemand ce qu’elle n’accepta pas de Napoléon.
L’instant, qu’on ne nous accusera pas d’avoir cherché, est donc décisif pour toute l’Europe. Car la même question est posée à tous les peuples, même à ceux qui luttent contre eux-mêmes en nous combattant la soumission ou l’indépendance. Ce n’est pas assez de se lamenter. Si nous sommes vraiment les hommes que nous prétendons être, c’est l’heure de le montrer.
La lutte est-elle égale ? La Serbie ne se l’est pas demandé quand elle a bravement réservé son droit ultime à la dignité de la vie. Nous avons, dans la délibération, plus de liberté. Nous disposons aussi d’un rassemblement de forces et d’impulsions combatives avec lequel il me semble que l’infatuation de l’adversaire n’a pas suffisamment compté. En dépit de négligences, dont l’Angleterre et la Russie n’ont pas donné beaucoup moins d’exemples que nous-mêmes, nous apportons sur le champ de bataille une assez belle accumulation d’énergies. L’Allemagne a la supériorité d’une méthode qu’aucune déconvenue ne peut rebuter. Tout ce que peut faire la persévérance dans les préparations, elle en détient sur nous l’avantage. Mais si nous lui avons montré en 1870 ce que nous pouvions faire quand nous étions pris à la gorge, dénués de tous moyens de défense, nous pourrons lui faire voir, cette fois, ce dont nous sommes capables lorsque la fortune ne nous a pas préalablement désarmés. C’est justice que notre pensée se retourne vers Gambetta. Il vit, il fit des jours où la victoire fut tout près d’hésiter, quand l’affreux dénuement de nos armées semblait les livrer à l’ennemi. Cela, ces vainqueurs l’ont oublié, pour ne se souvenir que des coups de théâtre de Sedan et de Metz, qui ne se reverront pas parce que le malheur nous a refait, non pas une autre âme, mais d’autres forces de volonté.
Regardez ce peuple souriant et doux, dans nos rues, dans nos champs, à peine dérangé de sa routine de labeur pour la préoccupation d’assurer, en partant, la vie du foyer familial dont la France va recevoir la charge. Il pousse sa tâche d’une énergie nouvelle, prêt à donner tout de lui-même pour le legs glorieux d’un sacrifice suprême à ceux qui apprendront de lui qu’il est, au plus profond de l’âme humaine, des biens plus précieux que la vie. Un garçon de ferme, que je croisais l’autre jour, m’a dit en passant « Il faut se dépêcher, les femmes finiront la moisson », et il riait à l’idée du spectacle. Ce fut tout. Dans Paris, pas un cri, pas un mouvement de foule. Rien que la gravité d’une résolution.
Hier, un misérable fou assassinait Jaurès, au moment où il rendait, d’une magnifique énergie, un double service à son pays, en cherchant obstinément à assurer le maintien de la paix, et en appelant tout le prolétariat français à la défense de la patrie. Quelque opinion que l’on puisse avoir sur ses doctrines, personne ne voudra contester, à cette heure où toute dissension doit demeurer silencieuse, qu’il a honoré son pays par son talent, mis au service d’un haut idéal, et par la noble élévation de ses vues. M. le président du Conseil, mû d’une inspiration généreuse, dont tous les bons citoyens lui sauront gré, a voulu rendre hommage, au nom de la France elle-même, à la haute figure qui disparaît.
Le sort de Jaurès fut de prêcher la fraternité des peuples et d’avoir une si ferme foi en cette grande idée qu’elle ne pût pas même être découragée par l’évidence brutale des faits. Il tombe à l’heure même où son idéalisme dut descendre des hauteurs sereines de la pensée, pour appeler tous ses amis au combat pour la patrie qui se trouve être, en même temps, le combat pour l’idée. Une grande force nous est enlevée, au moment où elle se disposait pour de suprêmes efforts, dont la cause française eût efficacement recueilli les effets. Serrons les rangs, nous, de tous les partis, et si la paix doit jamais ramener l’heure des comptes, ne manquons pas de payer en justice sociale le dévouement de ceux qui se sont donné pour but sublime la grande réconciliation de l’humanité.
Un rêve dont le canon de Guillaume, tout à l’heure, va nous réveiller.
Georges Clemenceau, « À la veille de l’action », L’Homme libre, 2 août 1914.
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