Olivier Hanne1 in Mahomet une biographie à plusieurs lectures, Revue Moyen-Orient – Avril – Juin 2014 p.86
...la sira prétend qu’à la fin de sa vie, Mahomet avait unifié la péninsule dans une même oumma, à l’identité religieuse et à la vocation universelle. L’exclusion des juifs de celle-ci tend à le confirmer, mais jusqu’au bout, Mahomet s’est défini comme un prophète arabe envoyé aux Arabes, peu conscient des réalités sociales et politiques au-delà de Médine. L’extension de l’islam prit jusqu’à la fin du VIIIe siècle la forme d’un système de confédération intertribal dans lequel la dimension religieuse était souple. À sa mort, la plupart des jeunes convertis retournèrent aux idoles, c’est la ridda, le « rejet » de l’islam, qui était aussi une révolte politique contre les dominateurs du Hedjaz. Cette région était, à la mort du Prophète, la seule réellement sous contrôle de l’islam, de nombreuses autres s’étant choisi un nouveau guide issu de leurs tribus (cf. carte).
La précision de la sira sur les faits et gestes du Prophète et des hadithsur ses paroles est d’autant plus suspecte que leur mise par écrit fut tardive (VIIIe et IXe siècles). Transmises par oral pendant plus d’un siècle et demi, ces histoires ont forcément évolué. Nombre d’auteurs musulmans ayant écrit avant le Xe siècle sur Mahomet étaient des étrangers à l’Arabie ou des convertis du judaïsme ou du christianisme. Les plus anciens papyrus de la sira ont été retrouvés près de la mer Morte dans les années 1990- 2000 et non en Arabie. Nul doute que leur propre culture a influencé leurs écrits sur le Prophète, dont ils méconnaissaient les coutumes sociales. Ainsi, peut-être sans le vouloir, chargèrent- ils la biographie de Mahomet de réminiscences bibliques.
Tant qu’il demeure à La Mecque, incompris et persécuté, le portrait de Mahomet emprunte à des traits christiques. Pour comparer sa naissance à celle du Christ, sans la qualifier de virginale, la sunna raconte qu’une lumière jaillit de la matrice de sa mère après l’accouchement, de sorte qu’elle aperçut les souks de Syrie comme en plein jour, illumination proche de celle de l’étoile des mages. Un autre épisode tend à rapprocher Mahomet de la pureté du Christ, né sans le péché originel. Vers l’âge de quatre ans, deux anges lui ouvrent la poitrine, lavent ses entrailles dans un bassin d’or et en extraient un caillot de sang noir, la « part de Satan qui est dans tous les hommes ». Puis ils lui impriment la marque de la prophétie en ajoutant : « Tu es né pur, maintenant tu es le plus pur ». Ce prodige est une interprétation du VIIIe siècle d’un passage coranique : « N’avons-nous pas ouvert ton coeur ? Ne t’avons-nous pas débarrassé de ton fardeau qui pesait sur ton dos ? » (sourate XCIV, versets 1 à 3). Plutôt que d’y voir une référence possible à un soulagement moral, la tradition islamique a voulu croire que Mahomet avait été lavé d’une marque satanique, interprétation qui l’identifiait au Christ.
Les références au christianisme de langue syriaque et arabe sont frappantes dans les sourates mecquoises (2), la sira et les hadith (3). L’entourage de Mahomet lui aurait fourni des éléments sur la doctrine chrétienne, enrichis par ses propres voyages et sa curiosité. Mais le christianisme coranique revêt des formes hérétiques, Mahomet se désintéressant des Rum, c’est-à-dire des Byzantins orthodoxes. D’après la sira, il rencontra plusieurs chrétiens avant sa prédication : le prêtre Waraqa ibn Nawfal, cousin de son épouse Khadija, les moines Bahira et Nastour, tous liés à des sectes hétérodoxes. Les erreurs chrétiennes dénoncées par le Coran sont des déformations de doctrines monophysites ou nestoriennes (4). La sira certifie que ces chrétiens se convertirent à l’islam ou reconnurent en Mahomet un prophète. Les biographes du VIIIe siècle démontraient ainsi que la révélation islamique était recevable par tout chrétien. Si de telles conversions ont eu lieu, elles suggèrent que le « proto-islam » ne devait pas être si éloigné des hérésies chrétiennes. Les versets les plus tolérants envers le christianisme remontent à cette période de gestation de la doctrine, où le Prophète tenta de s’adresser aux sectes chrétiennes du Hedjaz pour les convertir en adaptant son propre message, voire en puisant dans leurs textes.
L’influence juive est encore plus nette. Les parties du Coran datant des années 619-622 font preuve d’une meilleure connaissance de la Torah et des patriarches. La sira nomme dans l’entourage de Mahomet des personnalités juives, auparavant inconnues. Abdallah ibn Salam, rabbin de Médine, se convertit au moment de l’Hégire et aurait participé au transfert vers l’islam de textes prophétiques hébraïques. Attiré par le monothéisme juif, Mahomet copia les ablutions, la circoncision et l’interdit du porc. Le modèle biblique du prophète correspondant parfaitement à sa vie, ou à ce qu’il voulait qu’elle soit, il adopta plus régulièrement les titres bibliques de rasul (« envoyé », « messager ») et de nabi (« prophète »), alors qu’il n’était à La Mecque qu’un simple nadhir (« avertisseur » du Jugement). En se mettant dans les pas de ces illustres prédécesseurs, il préparait son arrivée à Médine, peuplée de tribus juives. C’est d’ailleurs à la même période qu’il changea la direction de la prière (la qibla), négligeant La Mecque pour se tourner vers Jérusalem. Une autre hypothèse suggère qu’il priait auparavant en direction du mont Sinaï (5). De leur côté, les juifs de Médine attendaient impatiemment Mahomet. Ceux de Syrie-Palestine étaient sous la coupe de l’Empire byzantin qui cherchait à les convertir de force. Persécutés, ils espéraient la venue d’un libérateur ; aussi le messianisme était-il répandu parmi les communautés. Ce contexte peut expliquer le soutien des juifs de Jérusalem aux troupes arabes lors de leur entrée dans la ville en 638.
Après la rupture avec les juifs de Médine, Mahomet retourna la qibla vers La Mecque et réinterpréta entièrement l’histoire d’Abraham : le patriarche avait rebâti la Kaaba après avoir voulu sacrifier Ismaël (et non Isaac) dans la plaine de Mina, près de La Mecque. Abraham devenait alors le premier musulman (6) et son imitation un leitmotiv du proto-islam. L’Hégire en Éthiopie et à Médine copiait le départ du patriarche dans la
Genèse. Comme Abraham avait quitté le polythéisme et sa ville natale, ainsi Mahomet avait tourné le dos à La Mecque idolâtre. L’émigré (al-muhadjir) avait autant de mérite spirituel que le combattant (al-mudjahid). L’Hégire s’inscrit dans les perspectives juives et chrétiennes de l’Exode, de la Pâque et de la Passion. Elle est un rite de passage qui emporte l’homme et son groupe de la mort à la vie, d’où l’adoption en islam de la datation « après l’Hégire ». Depuis ce jour, les croyants s’intitulèrent les muhadjirun, les « émigrés », et ce, durant tout le VIIe siècle, avant d’être qualifiés au VIIIe de muslimun (« pacifiés »).
(1) William Montgomery Watt, Muhammad at Mecca, Oxford University Press, 1953 ; Muhammad at Medina, Oxford University Press, 1956.
(2) L’étude critique du Coran distingue au moins deux périodes de rédaction : lorsque Mahomet vivait à La Mecque, puis durant son apostolat à Médine.
(3) Tor Andrae, Les origines de l’islam et le christianisme, Adrien-Maisonneuve, 1955.
(4) Par exemple, le verset 72 de la sourate III refuse la divinité du Christ : « Oui, ceux qui disent : “Dieu est le messie, fils de Marie”, sont impies ».
(5) Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus : L’islam de Mahomet, Noesis, 1997.
(6) Le verset 67 de la sourate III dit : « Abraham n’était ni juif ni chrétien, mais il était un vrai croyant soumis à Dieu ; il n’était pas au nombre des polythéistes ».
(7) Christoph Luxenberg, The Syro-Aramaic Reading of the Koran: A contribution to the decoding of the language of the Koran, Hans Schiler, 2007.
(8) Jacqueline Chabbi, « Histoire et tradition sacrée : la biographie impossible de Mahomet », in Arabica no 43-1, 1996, p. 189-205.
1Agrégé et docteur en histoire ; chercheur à l’université d’Aix-Marseille, ses travaux portent sur les traductions du Coran au Moyen Âge en Occident ; auteur de Mahomet : Le lecteur divin (Belin, 2013)