in Flavius Josèphe - Guerre des Juifs - livre VI

 

Une femme, appartenant aux tribus d'au-delà du Jourdain, nommée Marie, fille d'Eléazar, du bourg de Bethezyba (ce mot signifie « maison aux hysopes »), distinguée par sa naissance et ses richesses, vint avec le reste de la multitude se réfugier à Jérusalem et y subit le siège.

Les tyrans lui prirent la plupart des biens qu'elle avait apportés de la Pérée et introduits dans la ville : le reste de ses objets précieux, et le peu de nourriture qu'elle avait pu réunir lui furent ravis dans les incursions quotidiennes des sicaires.

Profondément indignée, cette pauvre femme se répandait en injures et malédictions, irritant encore davantage les ravisseurs.

Mais comme personne ne consentait à la tuer dans un mouvement de fureur ou de piété, qu’elle était lasse de chercher la moindre nourriture pour le profit des autres, que d'ailleurs il était déjà impossible d'en trouver nulle part, que la faim courait par ses entrailles et ses nerfs, alors, enflammée par la colère plus encore que par la faim, écoutant autant sa rage que son besoin, elle fit affront à la nature et saisissant le fils qu'elle avait à la mamelle : « Malheureux enfant, dit-elle, pour qui dois-je te conserver, au milieu de la guerre. De la famine, de la sédition ? Chez les Romains, à supposer que nous vivions jusque-là, l'esclavage nous attend : mais la faim prévient l'esclavage, et les factieux sont plus cruels que l'un et l'autre maux. Va donc et deviens ma nourriture : sois en même temps la furie vengeresse attachée aux factieux et, aux yeux de l'humanité entière, le héros de la seule aventure qui manquât encore aux malheurs des Juifs ».

En parlant ainsi, elle tua son fils, puis le fit rôtir et mangea la moitié de ce corps, dont elle cacha et mit en réserve le reste.

Bientôt arrivèrent les factieux, qui, aspirant l'odeur de cette graisse abominable, menacèrent la femme de l'égorger sur-le-champ si elle ne leur montrait le mets qu’elle avait préparé. Elle répondit qu'elle leur en avait réservé une belle part et découvrit à leurs yeux les restes de son fils. Aussitôt, saisis d'horreur et de stupeur, ces hommes s'arrêtèrent épouvantés.

« Voilà, dit-elle, mon propre fils, et voici mon oeuvre. Mangez-en, j'en ai mangé moi-même. Ne soyez pas plus faibles qu'une femme, ni plus compatissants qu'une mère. Mais si vous êtes pieux et que vous vous détourniez de ma victime, j’en ai goûté pour vous, laissez-m'en le reste ! »

A ces mots, les factieux sortirent en tremblant, lâches dans cette seule circonstance, abandonnant non sans regret même cette nourriture à la mère. La connaissance de ce crime se répandit dans la ville entière, et chacun, se représentant ce forfait par la pensée, frissonnait comme s'il l'eût commis lui-même. Il y eut alors, chez les gens qui souffraient de la faim, l'impatience de la mort : ils jugeaient heureux ceux qui étaient partis les premiers, avant d'avoir appris ou contemplé de pareilles horreurs.