L’existence, à Avignon et dans le Comtat, de ces Juifs que l’on a pris l’habitude d’appeler « les Juifs du Pape », pose un problème : alors que, à la fin du Moyen Âge, la plupart des pays d’Europe occidentale ont expulsé les Juifs hors de leurs frontières, les papes, souverains du Comtat Venaissin depuis le XIII° siècle et de la ville d’Avignon depuis 1348, y ont toujours conservé des communautés juives jusqu’à la fin de leur domination sur ces régions, y accueillant même des réfugiés du Languedoc, en 1306 et de la Provence, au XVe siècle.
Cette appellation de « Juifs du Pape », consacrée par un usage général mais relativement récent, peut induire en erreur en laissant croire que ce sont les papes d'Avignon qui ont fait venir des Juifs dans leurs états du Comtat et d'Avignon. En réalité, lorsque les papes se sont installés à Avignon, il y avait des Juifs depuis longtemps dans la ville et dans la région, peut-être depuis l'époque romaine, à coup sûr depuis le XII° siècle.
Mis à part l’ordre donné par Pie V en 1569, par la bulle « Hebreorum gens », de faire disparaître toutes les juiveries existantes dans ses états, en dehors de celles de Rome et d’Ancône, dont l’exécution fut entreprise très sérieusement mais ne fut pas poursuivie jusqu’au bout, la protection assurée aux Juifs par les souverains pontifes ne se démentit jamais pendant toute la période.
D’où l’inévitable question : pourquoi les papes ont-ils eu, envers les Juifs, une attitude très différente de celle des rois d’Angleterre, de France, d’Espagne ou du Portugal ? Pourquoi ont-ils permis aux Juifs de vivre sur leurs terres en pratiquant librement leur religion, alors que les Chrétiens, par la voix des États du Comtat, ne cessaient de réclamer régulièrement leur expulsion ?
En revanche, les Juifs chassés d'Espagne en 1492 n'ont pas été très nombreux à se réfugier à Avignon ni en Provence. La plupart n'ont fait qu'y passer dans leur exode vers la Méditerranée orientale, et très peu de familles juives locales ont des origines ibériques.
Une réponse possible à cette interrogation relève souvent de ce que l’on pourrait appeler la « légende noire ». Les Juifs, écrasés de taxes et soumis à toutes sortes d’exactions, auraient été les vaches à lait du trésor pontifical et des officiers du pape, dont la protection intéressée aurait ainsi été chèrement achetée.
Il est exact que, dans certaines circonstances, les Juifs ont dû se cotiser pour payer de grosses sommes d’argent, afin d’essayer d’échapper à des mesures de rigueur. Ainsi, au début du XVI° siècle, au moment où se mettent en place des dispositions très contraignantes concernant leur résidence dans des quartiers réservés (des ghettos, appelés localement des « carrières »), le port d’un signe distinctif (un chapeau jaune, beaucoup plus visible que la traditionnelle rouelle) et la limitation de leurs activités économiques au commerce des choses usagées et au prêt d’argent à intérêt, des députations très onéreuses ont été envoyées à Rome auprès de personnages influents pour faire différer ou adoucir ces nouvelles règles.
De même, au plan local, on conserve le souvenir et la preuve de nombreuses extorsions de fonds opérées par des fonctionnaires indélicats au détriment des Juifs, obligés de consentir à des versements d’argent pour obtenir leur libération à la suite d’un délit plus ou moins imaginaire ou, plus simplement, pour la délivrance d’une pièce administrative indispensable. Au XVII° siècle, un procès intenté en 1663 contre l’auditeur général de la légation, Checonius, avait révélé bien des malversations de ce genre et, à la fin du XVIII° siècle, le comportement du vicaire général de l’évêque de Carpentras, Bournareau, donna lieu lui aussi à de multiples accusations.
On doit observer cependant que ces agissements, réprouvés mais trop communs, n’atteignaient pas que des Juifs et que l’argent extorqué n’était pas destiné au trésor pontifical, mais à la bourse de particuliers. Le pape lui-même n’exigeait de ses sujets aucun impôt, ni direct ni indirect. Les Juifs, considérés en droit comme des citoyens, étaient traités de la même façon que les autres habitants.
Là où existaient des impôts locaux exigés par les communautés qui les hébergeaient en leur sein, ils les payaient au même taux que leurs voisins : c’était le cas à Carpentras, où avait été établie, au début du XVIII° siècle, une « taille des fontaines » pour financer la construction d’un système d’adduction d’eau ou à l’Isle, où le « capage » des chefs de famille était du même montant pour les Juifs et pour les Chrétiens.
Il existait cependant quelques charges spécifiques pesant sur les carrières : la maison des catéchumènes établie à Rome, en 1554, pour y accueillir les « néophytes », c’est-à-dire les Juifs convertis, était entretenue par une redevance annuelle payée par chacune des quatre communautés d’Avignon et du Comtat. Quand fut créé, en 1750, un corps de maréchaussée pour assurer la sécurité sur les routes, les uniformes et l’équipement de ces trente hommes ont été mis à la charge des Juifs, qui devaient en outre verser cinq cents livres par an dans une caisse de retraite au bénéfice des vétérans de cette troupe.
Multiples sont les petites obligations, plus ou moins vexatoires, imposées par l’usage :
À Avignon, les Juifs doivent balayer (ou faire balayer) la place du Palais et les escaliers qui mènent à la cathédrale Notre-Dame des Doms, une fois par an, la veille de la Fête-Dieu.
À Carpentras, ils doivent payer les feux de joie allumés le soir avant la Saint-Siffrein.
À Cavaillon, c'est à eux de faire les frais de la couverture de la place de la ville avec des toiles (cela s'appelle "tenter") pour la Pentecôte et la Fête-Dieu, et cætera. Il y a aussi les innombrables cadeaux et gratifications dont on ne saurait se dispenser et qui sont distribués, en particulier à Noël, à une liste interminable de bénéficiaires, qui va du vice-légat et de l'évêque jusqu'aux valets de ville ou au concierge de l'Hôtel de Ville.
Mais tout cela ne rapporte rien aux finances pontificales et, tout compte fait, lorsqu'on dispose de chiffres détaillés, dans la deuxième moitié du XVIII° siècle, on s'aperçoit que ces dépenses ne représentent en réalité que bien peu de chose par rapport au budget global des communautés juives.
À Carpentras, pour l'année 1769, le montant de la taxe pour la maison des catéchumènes s'élève à 121 livres et 10 sols, bien loin derrière le traitement annuel du rabbin qui fait l'école gratuitement aux enfants des pauvres, soit 450 livres, ou celui du "sagataire" qui est chargé de l'abattage des animaux de boucherie et qui est rétribué 1000 livres par an.
En 1789, les Juifs d'Avignon donnent 180 livres chaque année au vice-légat, mais ils consacrent 2400 livres au soulagement des étrangers pauvres de passage.
Pour la même année, à l'Isle, toutes les sommes versées à des Chrétiens, pour les catéchumènes, la maréchaussée, les présents aux consuls, au vice-légat, au juge etc. ne font qu'un total de 521 livres et quelques sols. En regard, les frais d'entretien, d'éclairage et de décoration de la synagogue, les gages du portier et les honoraires du rabbin et des chantres s'élèvent à 3785 livres, soit sept fois plus. Quant aux aumônes pour les pauvres étrangers et aux secours pour les indigents de la carrière, ils absorbent plus de 6000 livres chaque année.
Il est donc clair que ce n'est pas l'intérêt financier qui fait que les papes protègent les Juifs dans le but de les exploiter.
Diamétralement opposée, on trouve parfois l'idée que le pape accueille les Juifs dans ses états par générosité et par sollicitude envers ceux qui sont persécutés ailleurs. Elle est parfois exprimée dans des textes officiels qui invitent les Juifs à se montrer reconnaissants pour ce traitement de faveur qui leur est accordé par leur souverain. Certains de nos contemporains, peu soucieux de l'anachronisme, iraient même jusqu'à vanter la largeur d'esprit et la tolérance qui commanderaient l'attitude des papes envers ces mécréants. Ils oublient que la tolérance, loin d'être une vertu, n'est, sous l'Ancien Régime, qu'un aveu de faiblesse ou d'impuissance et que, à plus forte raison, la liberté de conscience et de religion ne saurait être un principe recevable dans les terres du chef de l'Église.
Les Juifs sont bien les seuls non-catholiques admis à résider et à pratiquer ouvertement leur culte dans les territoires du Saint-Siège. Ce privilège, ils le doivent à des raisons doctrinales tirées d'une réflexion sur les rapports entre le peuple juif et le christianisme, déjà mise au point depuis de nombreux siècles. Saint Augustin en a fixé les principes, et ses idées seront reprises fidèlement par tous les penseurs catholiques jusqu'au milieu du XX° siècle.
Les grandes lignes de cette doctrine, qui restera immuable jusqu'aux grands ébranlements du Concile Vatican II, sont simples : le peuple juif, dans sa grande majorité, a refusé de recevoir le message que lui apportait Jésus de Nazareth et de le reconnaitre comme le Messie, le Christ, annoncé par les prophètes. C'est là, selon Saint Augustin, la faute essentielle, car ce rejet constituait une véritable trahison de la mission du peuple juif, qui était de préparer le monde à la venue du Christ. Non seulement les Juifs n'ont pas voulu écouter Jésus, mais ils sont responsables de sa mort, qu'ils ont expressément demandée à Pilate. Ils se sont donc rendus coupables du crime de déicide : l'accusation (qui ne se trouve pourtant pas chez Saint Augustin) est devenue, dès le Moyen Age et à l'époque classique, un lieu commun de tous les auteurs ou prédicateurs qui parlent des Juifs. Elle permet d'expliquer les malheurs épouvantables qui se sont abattus sur Israël aussitôt après la crucifixion de Jésus : le siège de Jérusalem, le massacre de milliers de ses habitants, la destruction du Temple et la dispersion des Juifs aux quatre coins de l'univers.
Ce peuple juif, qui avait failli à sa mission, ne pouvait plus être le peuple élu. À sa place, une nouvelle alliance a été conclue entre Dieu et ceux qui, d'origine juive ou païenne, se sont ralliés à l'enseignement de Jésus. C'est l'Église, nouveau peuple de Dieu, qui lui a été substituée et désormais bénéficie du privilège de l'élection pour porter au monde entier la bonne nouvelle. Le peuple juif, dépouillé de son rôle unique et dispersé au milieu des nations, aurait donc dû disparaitre, comme l'avaient fait avant lui tant de peuples de l'Antiquité. Or, phénomène surprenant, on constate que, malgré tous les malheurs qui l'affligent, le peuple juif, de siècle en siècle, continue d'exister.
C'est que la providence divine le protège pour qu'il remplisse une nouvelle mission, bien différente de celle qu'il a trahie en rejetant Jésus : depuis la crucifixion, il est devenu un peuple-témoin, involontairement au service de l'Église. Son témoignage est d'abord de transporter partout avec lui ses Écritures, ces textes que les Chrétiens appellent l'Ancien Testament et dans lesquels ils prétendent qu'on peut trouver les preuves que Jésus est bien le Christ. Si ces documents étaient fournis par les Chrétiens eux-mêmes, on pourrait les accuser de les avoir fabriqués pour les besoins de la cause, mais puisqu'ils sont transmis par leurs ennemis, ils se trouvent donc entre « des mains non suspectes » et, partout dans le monde, grâce à la dispersion des Juifs, ils constituent une préparation à l'évangélisation.
Mais le peuple juif est aussi un peuple-témoin par ses conditions de vie : partout persécuté, partout humilié, partout malheureux, il doit inciter ceux qui le voient survivre dans une telle déchéance à se poser des questions sur ce qui, par son ampleur et sa durée, ne peut être qu'un châtiment divin. Et, puisque la punition est sans comparaison possible, il faut en déduire que le crime commis était lui aussi sans aucune commune mesure avec les forfaits ordinaires, donc que la victime ne pouvait être que hors de toute norme humaine. La nature divine de Jésus le Christ est révélée par le châtiment sans fin des responsables de sa mise à mort.
De cette doctrine bien établie découlent tout naturellement les mesures pratiques qui guident le comportement des papes envers les Juifs : pour que subsiste la preuve que le déicide de leurs ancêtres continue à attirer la colère de Dieu sur leur tête, il faut évidemment qu'ils ne disparaissent pas de la face de la terre. Il est nécessaire donc de les accueillir et de les protéger.
Mais il faut aussi que, selon la volonté de Dieu, leur châtiment soit bien visible et il importe donc de les maintenir dans une situation d'humiliation et de misère jusqu'à ce qu'ils reconnaissent leurs torts et qu'ils se convertissent. Ainsi se justifient les règles de vie imposées aux Juifs, dans les États du pape, surtout à partir de la fin du Moyen Âge et de l'époque de la Réforme catholique. Il est défendu d'exercer des violences contre eux, de les insulter, de les frapper, de les baptiser de force, de les empêcher de pratiquer leur religion, mais ils doivent vivre à part dans un quartier où, depuis le XV° siècle, ils ont été contraints de tous s'entasser; ils sont obligés, depuis le XVI° siècle, de porter le chapeau jaune; toute fonction publique leur est interdite et leurs activités économiques ont été limitées à la brocante, la friperie et le prêt d'argent, afin de les maintenir dans l'opprobre et la pauvreté.
Cette volonté de les garder dans une misère qui convenait à leur statut se révélera finalement illusoire. Au XVIII° siècle, enrichis par le commerce, les « Juifs du Pape » ne supportent plus les conditions d'existence qui leur étaient imposées dans le Comtat ou à Avignon. Depuis le milieu du siècle, ils commencent à s'installer frauduleusement dans le royaume de France voisin et, dès que la Révolution les aura libérés de toutes leurs entraves, ils se disperseront très rapidement hors de leurs antiques carrières.