En fait, il n’y a pas un antisionisme, mais des antisionismes. Et il importe de les distinguer selon deux critères : dans le temps et en fonction du lieu.

Avoir été antisioniste en 1924 n’a pas le même sens que l’être aujourd’hui en 2024. Autrement dit, l’objectif principal du sionisme ayant été la création d’un État juif en Palestine, on peut établir que l’antisionisme d’avant 1948 et d’après 1948 n’est pas de même nature. Avant 1948, on s’est opposé à une idée, un projet ; depuis 1948, l’antisionisme vise non à critiquer, mais à contester la légitimité de ce à quoi le sionisme a donné lieu : l’État d’Israël, qu’il cherche à faire disparaître et tout en se réjouissant de cette éventuelle disparition à venir.

... Dans la première moitié du XXe siècle, en un temps donc où l’État juif n’existait pas, un juif antisioniste estimait que le projet sioniste, en tant que tel, n’était pas une bonne solution, qu’il était nettement préférable de s’appuyer sur l’émancipation ou sur la révolution plutôt que jeter son dévolu sur le rassemblement des Juifs en Palestine. Le sionisme étant la dernière-née des options politiques offertes aux Juifs, les fervents défenseurs de l’émancipation libérale tout comme les ardents partisans de la révolution socialiste tenaient le sionisme pour superflu puisqu’ils prétendaient eux-mêmes détenir la bonne et unique solution à la question juive : pourquoi fonder en Palestine un État juif, protestaient les défenseurs de l’émancipation, puisque la citoyenneté avait offert le socle juridique définitif d’une intégration politique et sociale des Juifs garantie par un État de droit, respectueux de la liberté de conscience et des cultes et favorable, de surcroît, à la méritocratie ? Pour les révolutionnaires, ni la démocratie bourgeoise ni un État-nation n’étaient à même de résoudre la question sociale, qui, une fois résolue par le soulèvement des masses, mettrait fin à l’antisémitisme.

... L'antisionisme arabe :Parallèlement à ces courants juifs opposés au sionisme, se développait en Palestine un antisionisme arabe motivé par une toute autre considération : le projet sioniste de créer un État juif contrecarrait l’objectif du nationalisme arabe. Celui-ci réclamait l’établissement d’un État sur toutes les provinces dont l’Empire ottoman s’était retiré après sa défaite militaire et sa dislocation politique obtenues par les Britanniques, qui avaient ouvert un front militaire en Orient durant la Première Guerre mondiale. Lorsque le système mandataire fut adopté par la Société des Nations à la conférence de San Remo en 1920, puis appliqué sur le terrain au Liban et en Syrie sous contrôle français, en Transjordanie et en Irak sous leadership britannique, l’accession à l’indépendance de ces territoires dont on avait tout juste tracé les frontières a remplacé l’idée initiale d’un grand royaume arabe. Aussi était-il hors de question que le Mandat établi en Palestine puisse avoir d’autre destinée que celle d’établir un État arabe de plus à l’instar de leurs voisins. Nul territoire ne pouvait être amputé du giron de la nation arabe qui prétendait à une légitimité exclusive sur l’ex-Empire ottoman au nom du droit à l’autodétermination des peuples, en général, et de la nation arabe en particulier.

... Antisionisme et tiers-mondisme : C’est à partir des années 1960 et 1970 que l’antisionisme est devenu un pilier idéologique de l’idéologie tiers-mondiste et de l’extrême-gauche en Europe et aux États-Unis. En France, le bréviaire de l’antisionisme fut, à cette époque, Le Sionisme contre Israël, que l’auteur, Nathan Weinstock, a renié entièrement depuis. Cette renaissance de l’antisionisme est allée de pair avec l’ascension du mouvement national palestinien et de la figure romantique du fedayin, culminant avec la charte de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Celle-ci appelait explicitement à la destruction de l’État d’Israël et à la création d’un État palestinien dans lequel ne seraient autorisés à rester que les Juifs arrivés en Palestine avant 1917 (année de la Déclaration Balfour). 

... C’est par là que l’antisionisme touche à l’antisémitisme : cette incapacité à concéder une humanité quelconque à tout ce qui touche et concerne Israël, les Israéliens et par extension les Juifs.

Ce système de pensée sans failles conduit inévitablement à attribuer une influence démesurée à Israël : comme l’antisémitisme l’a dit des Juifs, c’est au tour d’Israël de dominer le monde, les médias ; avec ses lobbys en diaspora, il fait la pluie et le beau temps de l’administration américaine ; les sionistes instrumentalisent la Shoah à des fins politiques.

Alors que tout pays en conflit cherche des alliés diplomatiques et des relais dans l’opinion, cette quête d’influence et d’impact est décrite comme un noyautage et une manipulation exercés par des lobbys occultes. C’est par là aussi que l’antisionisme rejoint l’antisémitisme.

L’antisionisme est un manichéisme. Si Israël est aussi pervers et monstrueux que l’antisionisme le décrit, si tout ce qui pourrait en montrer une image plus complexe, plus nuancée est exclue, il n’y a pas de place dans l’antisionisme pour un compromis ou une quelconque réconciliation. L’antisionisme est bien l’un des nouveaux visages de l’antisémitisme. (extraits de qu'est-ce que l'antisionisme, Denis Charbit, mai 2024, revue Alamer)