ANDRÉ FONTAINE avait en 1971 écrit une série d'articles sur la société israélienne. Le 3e portait sur le "complexe de Massada". Il est écrit moins de deux ans avant l'attaque surprise des Egyptiens lors la guerre de Kippour. L'époque a changé, les conditions, les mentalités aussi, mais l'article reste une réflexion historique intéressante
Massada. - L'ascension du célèbre roc est aujourd'hui à la portée des plus paresseux. Une superbe route, courant le long de la mer Morte, les amène de Jéricho au pied d'un téléphérique ; en quelques minutes, celui-ci atteint le pied de la forteresse où, en 70 après Jésus-Christ, des Juifs zélotes, révoltés contre Rome, choisirent de mourir plutôt que d'accepter la servitude. Le lieu n'a rien perdu de sa majesté, et le touriste américain qui lit à voix haute le message apocryphe par lequel Flavius Josèphe, dans sa Guerre des Juifs, exprime les sentiments des rebelles a les accents qu'il faut pour en restituer la sobre détermination.
Chaque année, les cadets de l'arme blindée vont prêter serment dans ce cadre grandiose. Le " complexe de Massada " domine l'éthique de l'Etat. Après dix-neuf siècles d'incessantes tribulations, la partie du peuple juif qui s'est fixée en Palestine a décidé que c'en était assez. " J'y suis, j'y reste " est devenu la devise nationale.
Rester suppose la sécurité. Celle-ci Implique qu'on prenne, a priori, l'adversaire au sérieux lorsqu'il menace, et qu'on se méfie lorsqu'il emploie un langage plus conciliant. Malgré les " frontières de sécurité ", dont on admettrait que diffèrent, le cas échéant, les frontières tout court, l'exiguïté du territoire national le rend vulnérable à une attaque par surprise ; or, d'après les services de renseignements de Tel-Aviv, le potentiel militaire adverse a, grosso modo, doublé par rapport à la période précédant la guerre de six jours. L'entraînement des hommes est plus " agressif ", la qualité du commandement ne se compare pas, Le Caire dispose de fusées et d'avions ultra-modernes, pour ne pas parler de ceux que servent sur place des personnels soviétiques. On remarque la fréquence des exercices de franchissement d'une ligne d'eau, la construction de nouvelles routes d'accès au canal de Suez.
Certes, on ne refuse pas complètement d'attacher créance aux informations qui représentent le chef de l'Etat égyptien comme désireux de négocier. On n'entend pas pour autant ignorer ses propos publics, selon lesquels il est prêt, à défaut d'un règlement avant le 1er janvier, à sacrifier un million d'hommes, ou ceux de M. Heykal présentant le retour aux frontières de 1967 comme la première étape de la destruction d'Israël.
On s'Inquiète de l'article de la Constitution de la Fédération arabe qui suppose que toute décision concernant la paix ou la guerre soit prise à l'unanimité : à quel genre d'accord le colonel Kadhafi peut-il consentir ? On exprime un grand scepticisme quant à la liberté d'action du successeur de Nasser. Si l'on croit assez peu qu'il veuille reprendre les hostilités, on ne se considère pas suffisamment sûr de ses intentions.
Un tel choix implique que le quart du revenu national soit consacré à la défense. Or les autorités entendent en même temps créer une industrie moderne : le rythme de croissance de l'économie était de 7 % en 1970 avec des chiffres bien plus élevés pour les territoires occupés : 32 % à les en croire pour la bande de Gaza, 15 % en dépit d'une mauvaise récolte pour la Cisjordanie.
Le développement se trouve freiné par le manque de main-d'œuvre consécutif à la mobilisation permanente et par le déficit du commerce extérieur, aggravé par les achats d'armements et de biens d'équipement, et par la récente baisse des cours des deux principaux articles d'exportation d'Israël : diamants taillés et agrumes. En 1970, les importations se sont accrues de 20 % par rapport à l'année précédente, et les ventes de 8 % seulement. On comprend que l'agitation sociale inquiète sérieusement les dirigeants et qu'ils soient décidés à l'enrayer. Ils ont dévalué la monnaie nationale de 20% en août, et font plus que jamais appel à l'aide extérieure.
Israël ne sait gré à personne d'être le pays le plus assisté du monde par habitant. Les versements allemands ne sont qu'une compensation dérisoire du génocide nazi. Les juifs de l'extérieur ne font que leur modeste devoir en contribuant à la survie d'un Etat où ils auront peut-être à trouver refuge. Quant aux Américains, on s'irrite de leurs immixtions, de leur flirt avec le Caire, on n'aime pas la guerre du Vietnam, on méprise leur civilisation décadente. Mais comme on a besoin de leurs armes, de leurs dollars et de leur soutien diplomatique, tous les moyens de pression dont on dispose sur eux sont largement utilisés.
L'arrangement " intérimaire "
Pour le moment, c'est plutôt Washington qui fait pression, en subordonnant la livraison des Phantom que réclame l'aviation israélienne à la conclusion d'un accord " intérimaire " avec le Caire.
Les Israéliens se replieraient jusqu'à une trentaine de kilomètres à l'ouest du canal de Suez. Celui-ci serait rouvert, le cessez-le-feu serait prolongé, un détachement symbolique égyptien s'établirait dans les territoires évacués.
Pour M. Sadate, ce retrait doit être une première étape de l'évacuation totale et rapide des zones conquises en 1967. Pour Mme Meïr, il n'en est pas question. Elle demande, d'autre part, un cessez-le-feu illimité. Rappelant les violations de l'accord d'août 1970, elle exige que le nombre des soldats égyptiens autorisés à franchir le canal n'excède pas sept cent cinquante, sans chars, artillerie ni radars. Des solutions de conciliation ont été envisagées sur la plupart des points, notamment l'engagement d'évacuation totale réclamé par Le Caire, qui pourrait être remplacé par une référence à la fameuse résolution du 22 novembre 1967 du Conseil de sécurité, mais la question du franchissement du canal de Suez par les soldats égyptiens ces jours derniers est encore dans l'impasse complète.
Un compromis est possible sinon probable, mais entre un tel accord et la paix véritable il y aurait un fossé que personne aujourd'hui ne cherche vraiment à combler, puisque aussi bien M. Jarring paraît quelque peu hors de course.
Ce qu'il faudrait, c'est rompre le cercle vicieux de la méfiance. " Le drame, nous disait, il y a quelques années, un diplomate israélien, c'est que nous avons chez nous des experts remarquables qui soupèsent les moindres gestes des gouvernements arabes, mais qu'au fond ils ne les connaissent pas. On peut sans doute en dire autant des analyses que les Arabes font de notre politique. " Il faut que chacun révise l'idée qu'il se fait de l'autre. Il y a un dossier israélien à plaider auprès des Arabes et un dossier arabe à plaider auprès des Israéliens. Au même avocat, si l'on veut parvenir à la conciliation, de les plaider.
Aux Israéliens, il faut faire comprendre l'importance du sacrifice que constituerait pour les Arabes la reconnaissance sans restriction de la présence d'un Etat juif sur un sol qu'ils estiment n'appartenir qu'à eux. " Il faut retirer tout espoir aux Arabes, qu'ils acceptent la paix du désespoir ", nous a dit une jeune femme à Jérusalem. Dans ce cas, il n'y aurait jamais de paix véritable puisque celle qui est fondée sur le désespoir engendre toujours l'espoir d'une revanche. Seul un compromis où les concessions des uns et des autres paraîtraient équilibrées éviterait de créer les rancœurs annonciatrices de nouvelles épreuves.
Aux Arabes, il faut demander de regarder la réalité en face. Israël n'est pas, comme ils le croient trop souvent, un " avant-poste de l'impérialisme américain ". C'est un fragment important d'un peuple décimé, enfin revenu sur une terre qu'il considère comme sienne de toute éternité. C'est un refuge constamment ouvert à tous les juifs persécutés. L'analogie souvent entendue avec les royaumes francs, que le sable a vite engloutis, n'est pas de mise. Les Croisés n'ont pas peuplé ce pays, ils ne l'ont pas mis en valeur. Les vestiges de leurs remparts disent assez la nature de leur établissement. Et ils n'avaient pas la bombe atomique qu'Israël aura un jour, s'il ne l'a déjà.
Qu'une Injustice ait été commise, au détriment des Arabes, pour réparer l'injustice - plus grande encore, n'est-il pas vrai ? - commise au détriment des Juifs, personne ne le nie, ou ne devrait le nier. Est-ce une raison suffisante, un quart de siècle plus tard, pour ne pas prendre son parti de l'existence d'un Etat dont la vitalité, la certitude de légitimité, sautent aux yeux ? De combien de frontières, combien d'Etats, dans le monde d'aujourd'hui, peut-on dire qu'ils sont le produit de la seule justice ?
Sans doute le problème des frontières est-il moins important que celui de cette acceptation sans arrière-pensée. Il est d'ailleurs mal posé. Au lieu de s'hypnotiser sur le tracé de 1967, qui n'était bon pour personne, ne faudrait-il pas envisager un nouveau partage qui, comme celui de 1947, attribuerait en même temps à l'Etat juif des limites plus sûres et à la Jordanie - ou à un Etat palestinien - un accès à la mer et un lien territorial avec l'Egypte ? Un homme comme M. Sneh, secrétaire général du parti communiste israélien, a là-dessus des idées qui mériteraient peut-être d'être étudiées, de même que celles de M. Shimon Peres ou de M. Avnery sur une fédération israélo-palestinienne.
Aider à la réconciliation
La géographie impose la coopération des deux peuples, qui seule, au demeurant, peut permettre de dégager une solution au problème de Jérusalem, le plus brûlant de ceux qui opposent Juifs et Arabes. Diviser de nouveau cette ville dont personne n'a d'ailleurs jamais reconnu officiellement la division est impensable. Mais comment ne pas comprendre en même temps, pour peu qu'on sache ce qu'est un cœur arabe, qu'il n'y aura pas de paix véritable tant que Jérusalem ne sera qu'israélienne, tant que la ville dont le nom même est synonyme de paix ne sera pas devenue, entre ces peuples marqués par tant d'épreuves, aux sensibilités si vives, aux rêves si poignants, un symbole de réconciliation ?
La réconciliation, il n'est au pouvoir de personne de l'imposer. Mais on peut y aider. Les arrière-pensées qu'on leur prête limitent singulièrement les possibilités des Etats-Unis et de l'Union soviétique.
Les Israéliens ont été payés pour apprendre à ne faire confiance à personne. A cette règle, il y eut cependant, jadis, une exception en faveur de la France. On eut le tort à Tel-Aviv d'y voir l'expression d'une amitié inconditionnelle et éternelle. L'attitude du général de Gaulle au moment de la guerre de six jours devait fatalement causer une blessure qui n'est pas près de se cicatriser.
Malgré ce traumatisme, qui n'a d'égal que celui provoqué dans les cœurs arabes par la défaite de 1967, divers responsables israéliens nous ont paru prêts à admettre le bien-fondé - pour notre pays - d'une politique qui place avant tout la sécurité de notre frontière méridionale, celle de nos approvisionnements en pétrole et le maintien d'une influence française en Afrique. Sans doute l'admettraient-ils mieux encore si Paris n'excluait pas le seul Israël de la liste des déplacements de ses ministres.
Il subsiste là-bas, entretenue par deux cent mille francophones, une véritable passion pour la France. Elle ne demande qu'à se réveiller. L'absurde serait, bien entendu, de sacrifier au rétablissement de la confiance entre la France et Israël la confiance enfin rétablie entre la France et les Arabes. Mais ceux-ci n'ignorent pas que les dirigeants de Paris se considèrent comme " commis d'honneur " à la défense de l'existence d'Israël. Ils ne leur en témoignent pas moins d'estime. Est-ce rêver que de croire possible le retour à l'époque où notre pays était considéré par les uns et par les autres à la fois comme leur ami ? Et d'espérer que, les fatigues et les déceptions de la " drôle de paix " s'ajoutant aux épreuves de vingt-cinq ans de guerre froide et de trois guerres chaudes, la France pourrait aider les deux camps à s'engager enfin sur le chemin de la paix véritable, celle à laquelle l'hébreu et l'arabe donnent presque le même nom : chalom - salam ?