Extrait du chapitre 3 du livre d'Ila Greilsammer ;"Religion et Etat en Israël"
La guerre a été déclenchée le 5 juin 1967 par une attaque préventive d’Israël contre les bases militaires arabes. Cette date est fondamentale : elle a bouleversé le pays de fond en comble et transformé l’identité, la psychologie et la « perspective spirituelle » de très nombreux Israéliens. Pourquoi un tel tremblement de terre ?
Tout d’abord, la guerre des Six Jours fut précédée d’une période « d’attente », d’angoisse extrême de plus d’un mois. Beaucoup d’Israéliens, à l’époque, pensaient que la fermeture brutale des détroits de Tiran par le président égyptien Gamal Abdel Nasser et l’expulsion des forces de l’ONU qui devaient garantir le passage dans ces détroits, annonçaient l’asphyxie économique du pays et la fin prochaine de l’État juif. La seule route maritime menant au sud du pays était bloquée et le port d’Eilat était coupé de l’extérieur, Israël était en état de blocus. Des réminiscences de la Shoah apparaissaient partout, dans la presse, les émissions de radio, les déclarations des hommes politiques. Le procès d’Adolf Eichmann (1961), qui avait révélé les horreurs de la solution finale non seulement au monde mais aux Israéliens eux-mêmes, avait eu lieu six années auparavant et était encore très présent dans les mémoires. En un mot, pour beaucoup d’Israéliens, le pays pouvait être détruit, une Shoah pouvait revenir, elle était peut-être imminente. Les Israéliens ressentaient très profondément le risque possible d’anéantissement, et le sentiment de « siège », de « Massada », de fin d’époque, était très fort. Le président Nasser répétait sans cesse : « Cette fois-ci, notre objectif est très clair : c’est la destruction totale d’Israël. » Différents pays arabes, outre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie, commençaient à mobiliser leurs forces militaires : ainsi l’Irak, le Soudan, le Koweit et même l’Algérie. Dans les grandes villes comme Tel-Aviv, des jeunes gens creusaient des tranchées, on préparait des terrains pouvant servir d’éventuels cimetières de masses. C’est clair : en mai 1967, la panique se répandait dans tous les milieux. De très nombreux Israéliens résidant à l’étranger prenaient le premier avion et revenaient précipitamment au pays pour rejoindre leur bataillon de réserve, des volontaires juifs et non-juifs se faisaient enrôler dans les ambassades d’Israël à l’étranger. Les communautés juives se mobilisaient, celle de France tout particulièrement. De nombreux juifs, quoique laïques, espéraient dans leur cœur une intervention de « la Providence ».
Lorsque fut déclenchée l’attaque préventive d’Israël le 5 juin avec la destruction totale de l’aviation égyptienne, ce fut très vite le triomphe absolu sur tous les fronts, en six jours (d’un point de vue juif... comme la création du monde selon le récit biblique), et un extraordinaire sentiment de victoire, d’euphorie, de « détente », presque sexuelle, se répandit dans toute la population juive israélienne. Une joie intense se substitua à l’angoisse. Quand la guerre se termina, de vastes territoires avaient été conquis par Israël dans l’une des plus grandes victoires militaires de l’Histoire moderne, des territoires qui correspondaient globalement, même si ce n’est pas de façon précise, aux frontières de la promesse biblique. Deux conquêtes surtout frappaient l’imagination des Israéliens et des juifs dans le monde entier. Tout d’abord, la reconquête juive de la partie orientale de Jérusalem. L’armée israélienne avait conquis la Vieille Ville, tous les Lieux Saints, l’esplanade du Temple où se trouvent les deux mosquées al-Aqsa et Omar, le Mont des Oliviers, le Quartier juif, le Mur des lamentations vers lequel les juifs se tournaient depuis la destruction du Temple, mais qui avait été perdu lors de la guerre de 1948 et qu’on ne pouvait entrevoir que de loin, du haut du Mont Sion, bref la prise de Jérusalem avait une signification énorme et éveillait une émotion incontrôlable. Jérusalem-Est fut immédiatement annexée par la Knesset. Le Mur des Lamentations, appelé couramment le Kotel (le « Mur ») devint le lieu le plus sacré des Israéliens, et pas seulement pour les juifs pratiquants, de nombreux laïcs commençaient à s’y rendre régulièrement pour le visiter ainsi que le quartier juif de la Vieille ville, et c’est devenu un lieu privilégié pour y mettre des papiers exprimant des souhaits ou y organiser des célébrations de bar-mitzva (majorité religieuse). Pour les Israéliens, et certainement une majorité des juifs de la diaspora, cette conquête de Jérusalem était définitive et ne pouvait être un sujet de négociation.
Ensuite la Cisjordanie, la rive ouest du Jourdain, que les juifs appellent traditionnellement la Judée-Samarie, parcourue de lieux sacrés mentionnés dans la Bible. Ce territoire avait été conquis par le roi Abdallah de Transjordanie en 1948, à la faveur de la guerre d’indépendance (et probablement avec l’acquiescement secret d’Israël). C’est là que se trouvent des lieux bibliques fortement évocateurs tels que Jéricho, Shilo, Sichem, Beit-El, les monts Eibal et Grizim, la Vallée du Jourdain...
Les trois autres territoires conquis en 1967 ne font pas partie de la « promesse biblique », mais ont été immédiatement considérés par les politiques et les militaires comme indispensables à la sécurité d’Israël. Il s’agit d’abord de la bande de Gaza, territoire à très forte densité arabe palestinienne, enfoncé dans le territoire israélien, et d’où partaient depuis la fin de la guerre de 1948 des fedayeens entraînés par l’Égypte pour mener des actions terroristes en Israël. Ensuite, le Sinaï, immense désert égyptien, considéré par les généraux israéliens comme donnant un large espace de sécurité contre d’éventuelles attaques venues du Sud. Les soldats israéliens campent sur le Canal de Suez, et Israël va bientôt construire la « Ligne Bar-Lev », suite de fortins qui n’est pas sans rappeler la Ligne Maginot, tant elle sera inutile le jour venu. Pour garantir la pérennité de la présence stratégique d’Israël, des localités juives seront construites au nord du Sinaï (il faudra bien sûr les évacuer lors des accords de paix avec l’Égypte signés en 1981) Enfin, la position éminemment stratégique des hauteurs du Golan, qui surplombent la plaine israélienne et d’où les Syriens tiraient régulièrement sur les kibboutzim et les localités de Galilée. Là aussi, les partis religieux israéliens rappelleront très tôt qu’il y avait eu dans le passé une présence juive sur le Golan, attestée notamment par des ruines d’antiques synagogues...
Le bouleversement des milieux religieux
Quelle a été la réaction des milieux et des partis religieux à cette conquête stupéfiante ?
La réaction la plus forte, la plus intense, a été celle de la population sioniste-religieuse. Pour ce public et ses rabbins, les choses étaient très claires, très simples, la conquête en six jours des territoires promis aux Patriarches manifestait clairement le doigt de Dieu, Dieu qui avait voulu la renaissance du peuple d’Israël sur sa terre. Ce triomphe militaire, c’est la suite logique de la création miraculeuse de l’État juif, de la victoire incompréhensible de 1948 et de celle de 1956 (Suez), c’est la confirmation du plan divin, c’est la réalisation concrète de la vision du Rav Kook, c’est vraiment le début des temps messianiques, .. À cette perception des choses, deux conséquences : la première qu’il faut au plus vite peupler de juifs ces nouveaux territoires, créer sans tarder une multitude d’implantations juives à Jérusalem et en Judée-Samarie, la seconde qu’il ne faudra jamais rendre ces territoires à qui que ce soit, quelle que soit la contrepartie, car ce serait enfreindre la volonté divine.
Dès ce moment, le parti sioniste-religieux, le PNR, a changé totalement de caractère et d’orientation. Sans vraiment disparaître, ses préoccupations purement rituelles et religieuses, comme le maintien du statu quo et les questions cultuelles, sont reléguées au second plan, tandis que la colonisation active des nouveaux territoires conquis passait au premier plan. Très rapidement, des points de colonisation (ou d’implantation, puisque le mot colonisation a – en Israël – une connotation négative) se sont mis en place, et les jeunes sionistes-religieux encadrés par leurs rabbins ont joué un rôle fondamental dans leur multiplication et leur développement.
Les instructions, en la matière, ont été données par leur autorité spirituelle suprême, le Rav Zvi Yehouda Kook de Jérusalem. Pour ce rabbin, chef de la grande Académie talmudique « Mercaz Harav », et fils du premier grand rabbin de Palestine, conquérir, occuper, coloniser tout Jérusalem et la Judée-Samarie est un devoir absolu, un devoir religieux de la première importance et il a exhorté les jeunes à agir sans plus attendre.
Du point de vue de Zvi Yehouda, c’est l’État d’Israël lui-même, tel qu’il est, qui est le début de la Rédemption. Cet État est saint, même si une partie de la population n’observe pas les commandements, parce que la sainteté du pays est un don de Dieu. L’État est saint, son armée est sainte, ses victoires militaires sont saintes. L’influence de ce rabbin sur la jeunesse sioniste-religieuse a été énorme. Si on le suit, il ne doit plus y avoir aucune différence entre le territoire israélien d’avant 1967 et celui d’après la guerre des Six Jours. Les nombreux disciples du Rav Zvi Yehouda Kook, comme les rabbins Moshe Levinger, Shlomo Aviner, Zalman Melamed, Dov Lior, etc. deviendront les leaders spirituels du mouvement de colonisation, enseignant à leurs ouailles l’interdiction absolue de rendre aux Arabes quelque parcelle de territoire que ce soit... Ainsi, le mouvement d’implantation juive en Jérusalem arabe et en Cisjordanie ne cessera de se développer dans les années qui ont suivi la guerre des Six Jours, mais prendra toute son ampleur surtout après la guerre de Kippour (1973), avec la création du mouvement colonisateur Gouch Emounim (« Bloc de la Foi »). Par une série de « coups d’éclat », auxquels les gouvernements israéliens n’ont réagi que très mollement, sans volonté réelle, Gouch Emounim va parvenir à créer de nombreux points de peuplement juifs dans toute la région de Jérusalem et en Cisjordanie. Le scénario est presque toujours le même : de jeunes religieux enthousiastes, souvent des familles nombreuses qui n’hésitent pas à mobiliser tous leurs enfants, s’emparent d’une colline et y installent quelques caravanes, l’armée intervient pour les protéger, ladite colline est plus tard annexée à un camp militaire, et un jour vient où la nouvelle localité civile est reconnue.
Comment analyser la « réussite » des colons religieux ?
Il faut d’abord rappeler que les habitants juifs des territoires occupés en 1967, contrairement à une idée reçue, ne sont pas tous religieux ! Certes les juifs religieux, pratiquants, sont le « fer de lance » du phénomène des implantations, ils en sont la force motrice, mais ils ne sont pas les seuls. Il y a, parmi les 350 000 juifs environ qui vivent aujourd’hui dans les territoires palestiniens (près d’un demi-million si on y inclut Jérusalem-Est), un grand nombre de non-religieux, qui se sont établis là pour des raisons diverses. Beaucoup de nationalistes laïques considèrent qu’Israël a des droits nationaux et historiques sur la Cisjordanie ; d’autres pensent que ces territoires sont indispensables à la sécurité d’Israël ; de nombreux Israéliens enfin sont venus pour des raisons purement pratiques : obtenir un grand appartement ou une villa avec jardin à moins d’une demi-heure de Tel-Aviv, à des prix très bas défiant toute concurrence... Comment donc des dizaines de milliers de colons juifs ont-ils pu, avec l’approbation explicite des différents gouvernements israéliens s’installer en Cisjordanie, à Gaza, sur le Golan et à Jérusalem-Est ? Et comment se fait-il que la société israélienne ait non seulement toléré mais même majoritairement approuvé, jusqu’à récemment, ce processus d’implantation au cœur même de la société arabe palestinienne ? En d’autres termes, qu’est-ce qui a fait la force de persuasion des colons juifs dans les territoires, pour que le pays « profond » les ait à ce point soutenus depuis la guerre des Six Jours ? Ma thèse est que les colons et leurs organisations ont incroyablement réussi à faire passer un message de filiation : ils sont parvenus à persuader une grande partie de leurs compatriotes, élevés dans les mythes historiques du sionisme, qu’ils étaient les descendants spirituels et les héritiers légitimes des pionniers fondateurs de l’État d’Israël. Les colons ont été durablement perçus par la majorité de la population israélienne comme de courageux pionniers sans peur et sans reproche, qui reprenaient le flambeau des constructeurs d’Israël. En effet le mythe du haloutz, le défricheur qui arrive sur une terre déserte et inculte pour y créer une société fruste, idéaliste et égalitaire reste l’un des mythes fondateurs les plus puissants de la société israélienne. Des générations ont été élevées dès leur plus jeune âge dans des récits légendaires concernant les bâtisseurs. Des centaines d’anecdotes ont façonné l’esprit de la jeunesse : l’histoire de Homa Oumigdal (« Muraille et Tour ») par exemple, qui raconte comment les haloutzim ont construit à grande vitesse, parfois en une nuit, des hameaux juifs puis les ont protégés contre les incursions arabes ; l’épisode du gdoud ha’avoda (« bataillon du travail »), figure de l’héroïsme pionnier ; l’épopée du défrichement du désert du Négev ; la « bicoque » de David ben Gourion au kibboutz Sde Boker en plein désert, etc. Inversement, la société israélienne a progressivement abandonné depuis 1967 ses références collectives et les valeurs d’entraide et d’autosacrifice, et a de plus en plus été gagnée par l’individualisme et un matérialisme exacerbé. On parle même parfois de « post-sionisme » pour caractériser l’Israël actuel – celui de Tel-Aviv et des villes de la côte, des jeunes qui partent pour l’Inde et fument de la marijuana, cet Israël des discothèques, de l’informatique, de la spéculation boursière et des MacDonald’s. Dans ce contexte, la stratégie des colons religieux a été très claire : ils ont développé à l’envi le thème d’une continuité générationnelle entre les pionniers des premières vagues d’immigration en Palestine et eux-mêmes. Puisque la légitimité même de l’État d’Israël repose sur l’œuvre des bâtisseurs, l’idée d’une continuité généalogique entre les haloutzim et les colons modernes a conféré à ces derniers une bonne dose de légitimité aux yeux des Israéliens. Ce phénomène de « prise de filiation » est d’autant plus curieux que les colons religieux d’après 1967 se situent à la droite de la scène israélienne, voire à l’extrême-droite, alors que les pionniers constituaient la gauche ou même l’extrême gauche du mouvement sioniste...
Toujours est-il que ce n’est pas seulement la droite nationaliste qui les a soutenus, mais aussi, très largement le parti travailliste au pouvoir. Par exemple, c’est le ministre travailliste Igal Allon, l’un des chefs historiques du Palmach, l’unité d’élite socialiste avant la guerre d’indépendance, qui a autorisé personnellement l’établissement de juifs à Hébron. Il faut ajouter à cela qu’il a toujours existé, au sein même de la gauche israélienne un important courant idéologique (Ahdout Ha’avoda, « l’Union des Travailleurs ») qui était curieusement à la fois d’inspiration marxiste et... partisan du grand Israël ! Au lendemain de la guerre des Six Jours, parmi les intellectuels et les hommes politiques qui lancèrent le « Mouvement pour Israël Tout Entier » (ce qu’on a appelé le « grand Israël »), il y avait bon nombre de personnalités du courant socialiste.
Crise générationnelle au sein du Parti National Religieux
Peu après 1967, on commence à assister à une sorte de crise générationnelle au sein du Parti National Religieux. D’un côté les anciens dirigeants comme Moshe-Haïm Shapira ou Joseph Burg, ces notables très modérés alliés à Ben Gourion et à la gauche, vont être de plus en plus mis à l’écart, avec tout l’honneur dû aux « dinosaures » que l’on souhaite évincer au plus vite. De l’autre on voit apparaître un nouveau leadership, une nouvelle génération religieuse super-activiste (les « Jeunes » comme ils s’appellent eux-mêmes), beaucoup plus extrémistes que leurs parents, à la fois sur le plan nationaliste et sur le plan de l’observance religieuse.
Tout d’abord, ces jeunes nationaux-religieux, reconnaissables à leur large kipa tricotée, sont à l’avant-garde des actions d’occupation des terres dans les territoires, et de 1967 à nos jours, ils sont de plus en plus décidés, de plus en plus actifs, de plus en plus aventureux et, sûrs de leur bon droit ils ne craignent absolument pas les heurts avec l’armée ou les autorités. Un tel extrémisme politique poussera même certains de ces jeunes à « passer à l’action », en d’autres termes à s’engager dans des actions terroristes contre les Arabes. Il y aura en effet des cas de juifs religieux tentés par ces actions terroristes. En avril 1984 fut démantelé un réseau de 27 terroristes juifs qui furent reconnus coupables d’attentats ou de tentatives d’attentats contre des Arabes : contre les maires de Naplouse et Ramallah, grièvement blessés, contre des autobus arabes à Jérusalem-Est, projet de dynamitage des mosquées d’Omar et al-Aksa, etc. Le cas le plus célèbre est celui du médecin d’origine américaine Baruch Goldstein (1956- 1994), qui le 25 février 1994, jour de la fête de Pourim, fit irruption dans la mosquée de la Grotte de Machpela à Hébron et ouvrit le feu sur les fidèles musulmans, en tuant 29 et en blessant 125. Godstein était un disciple du rabbin Méir Kahana, fondateur de la Ligue de défense juive à New York et du parti d’extrême-droite Kach en Israël, qui préconisait des actions violentes pour forcer les Arabes à partir. Ce parti sera interdit en 1985 et Kahana lui-même sera assassiné en 1990.
On peut certainement relier à l’idéologie fanatique de Baruch Goldstein et de Méir Kahana les idées religieuses fantasmagoriques d’Igal Amir, qui le conduiront à assassiner le Premier ministre israélien Itshak Rabin le 4 novembre 1995 à la fin d’une manifestation pour la paix à Tel-Aviv. Né en 1970 de parents d’origine yéménite, Amir est un produit du système d’éducation « national-religieux » dont il a suivi tout le parcours depuis l’école primaire jusqu’à l’université Bar-Ilan, en passant par le lycée-yechiva et le service militaire hesder, qui combine l’entraînement armé avec les études religieuses. Le principal argument qu’il a invoqué à son procès pour avoir tué Itshak Rabin est, prétendument, l’ordre religieux de tuer un « poursuivant » (la loi du rodef). Un rodef, d’après le Talmud (traité Sanhédrin), est quelqu’un qui poursuit un autre en vue de le tuer. Au cas où l’en rencontre tout à coup un rodef, on a le droit de le tuer sans procès. Bien entendu, cette règle qui permet une mise à mort extrajudiciaire a très souvent été discutée par les rabbins au cours des siècles, et ils en ont quasiment éliminé toute portée (comme beaucoup de mesures prescrites par le Talmud dont la portée est essentiellement symbolique). Selon le grand commentateur juif Maïmonide, il est absolument interdit de tuer un rodef quand il existe d’autres moyens de l’arrêter, sinon il s’agit d’un meurtre pur et simple. Toujours est-il que, guidé apparemment par certains rabbins extrémistes et aveuglé par son fanatisme, Igal Amir a compris les accords d’Oslo signés par Itshak Rabin et Shimon Pères comme ouvrant la voie à l’assassinat futur de juifs par les Arabes, et il a accepté l’idée que le Premier ministre d’Israël était un rodef qu’il fallait à tout prix éliminer. Cette idée folle de l’assassin a depuis lors été largement condamnée par les autorités rabbiniques : cette loi du rodef ne s’appliquerait de toute façon qu’au cas où la mise à mort du rodef serait purement spontanée, alors qu’Amir a longuement prémédité et planifié son acte, et surtout cette « permission de tuer » ne serait accordée par la loi religieuse qu’au cas où il faudrait sauver une personne menacée de façon absolument immédiate : non seulement il n’existe aucune preuve qu’un retrait des territoires occupés prévu par les accords d’Oslo mènerait directement à la mort de juifs, mais beaucoup pensent justement qu’un tel retrait sauverait la vie de nombreux juifs dans l’avenir.
Amir a été condamné en 1996 à l’emprisonnement à vie, mais la société religieuse israélienne n’a pas réellement fait son examen de conscience en analysant les causes profondes du crime le plus retentissant de l’histoire d’Israël, causes qui sont sans doute liées à un certain type d’enseignement d’orientation nationaliste et ethnocentrique.
De telles actions terroristes à motivations religieuses continueront épisodiquement dans les années qui ont suivi l’assassinat d’Itshak Rabin. Par exemple, en 2002 quatre personnes de la colonie de Bat Ayin et du quartier juif de Hébron furent arrêtées par la police israélienne au moment où elles s’apprêtaient à déposer des explosifs dans une école arabe à Abu Tor (Jérusalem). Et il y a eu d’autres cas. Il faut toutefois souligner que, quantitativement, le nombre de ceux qui ont été tentés d’agir avec une telle violence aveugle et meurtrière est resté très restreint. Beaucoup, aujourd’hui, au sein de la population sioniste-religieuse et parmi les colons sont prêts à une résistance passive contre tout retrait des territoires (sit-in sur la chaussée, blocus des voies de circulation, manifestations...), des soldats religieux disent qu’ils sont prêts à aller en prison plutôt que d’évacuer des implantations juives de Cisjordanie, mais le nombre de ceux qui sont prêts à des actes de violence extrême et à des crimes reste très restreint.
Sur le plan purement religieux, par rapport à la génération de leurs parents, ces jeunes sont nettement plus observants, nettement plus rigoureux dans leur pratique des commandements religieux. Un exemple visible à l’œil nu : très souvent les mères, dans ces milieux, ne portaient pas de couvre-chef (malgré l’ordonnance rabbinique faite à la femme mariée de se couvrir les cheveux), ou même parfois portaient des pantalons (alors qu’il leur est interdit de porter « un habit d’homme »). Désormais les filles, lorsqu’elles se marient, couvrent leurs cheveux d’un foulard ou d’un chapeau, comme s’il s’agissait d’un signe de reconnaissance, et n’oseraient porter autre chose qu’une robe ou une jupe... Ce n’est qu’un exemple très visuel du passage générationnel mères-filles, mais ce rigorisme dans la pratique religieuse se manifeste sur bien d’autres plans. Même si l’extrémisme politique des colons est sans doute le phénomène le plus visible pour les médias, le radicalisme religieux de ces groupes est non moins important. Pour certains observateurs, nous assistons à la naissance d’une nouvelle catégorie de juifs observants en Israël, entre les sionistes-religieux modérés d’autrefois et les ultra-orthodoxes : il s’agirait d’« ultra-orthodoxes-nationalistes » ou, d’après l’acronyme de cette expression en hébreu, des h’ardal (ce qui signifie d’ailleurs « moutarde »...)
La crise entre les juifs religieux et la gauche israélienne
Ce bouleversement générationnel va nécessairement provoquer une très grave crise politique dans les relations entre la gauche israélienne et le Parti National Religieux. Ce parti, de plus en plus nationaliste et extrémiste sur le plan politique, se situe nettement « à droite » en termes israéliens. De façon logique, il se rapproche de la droite nationaliste de Menachem Begin, le parti Likoud qui a succédé au parti Hérout (et autrefois au groupe terroriste juif l’Irgoun). À la fin de l’année 1976, alors qu’Itshak Rabin était Premier ministre, survint une grave crise entre le parti travailliste et les partis religieux. Quatre avions de combat F-15 commandés aux États-Unis arrivèrent en Israël peu après le début du Chabbat, et le parti ultra-orthodoxe Agoudat Israël présenta immédiatement à la Knesset une motion de censure. Fait significatif, le Parti National Religieux, encore membre de la coalition travailliste, choisit de s’abstenir sur cette motion, et Itshak Rabin décida de dissoudre la Knesset et de provoquer des élections anticipées. L’évolution du public religieux vers l’extrémisme politique atteint son apogée avec l’arrivée au pouvoir de la droite israélienne en 1977, et c’est désormais l’alliance fondamentale Likoud-PNR que l’on va retrouver dans tous les gouvernements jusqu’à aujourd’hui. Peu à peu, les sionistes-religieux vont même se situer très à droite du Likoud, toujours en termes israéliens (c’est-à-dire sur le conflit israélo-arabe). Pour eux, il s’agit désormais de s’opposer à tout processus de paix, à toute négociation qui envisagerait la remise aux Arabes ne serait-ce que d’une partie infime des territoires occupés en 1967, et de défendre par tous les moyens les colonies de peuplement et leurs habitants. De leur point de vue, au cas où un gouvernement ou l’armée déciderait de déloger les habitations des implantations, ou même d’évacuer des avant-postes établis illégalement dans les territoires, il faudrait absolument s’opposer à une telle décision. Il va sans dire que ces milieux se sont farouchement opposé tant aux Accords d’Oslo (1993) qu’à l’évacuation de la bande de Gaza (2005). C’est un fait : l’évolution vers le radicalisme nationaliste a touché tous les milieux religieux israéliens : qu’ils soient traditionnels, sionistes-religieux, ultra-orthodoxes.
Le « Camp de la paix religieux » : quelques intellectuels
Quelques rares intellectuels religieux, certes, ont perçu très vite le danger de cet extrémisme et de cet ethnocentrisme exacerbé, et aussi de la contradiction intrinsèque entre les ordonnances du judaïsme concernant le respect de l’autre et cette politique de force. Un petit mouvement politique intitulé Oz Ve-Chalom-Netivot Chalom, « Les Voies de la Paix », fondé en 1975 par le professeur d’études bibliques Ouriel Simon, a essayé de donner une réplique religieuse « modérée » aux rabbins ultra-nationalistes et aux colons. Prenant acte du fait que l’establishment sioniste-religieux s’était coupé des valeurs en lesquelles il croyait autrefois, ce mouvement voulait absolument revenir à un judaïsme mettant en avant les idéaux de tolérance, de pluralisme et de justice. Il se disait « très inquiet du militantisme croissant de la majorité de la communauté sioniste-religieuse », et affirmait que « le fondamentalisme religieux, qui gagne toute la région, constitue la plus grave menace à la coexistence, et qu’il faut avancer des contre-arguments qui doivent, eux aussi, être basés sur la tradition religieuse ».
Le plus connu des intellectuels religieux orthodoxes, qui s’en est pris avec virulence au chauvinisme et au nationalisme ambiants fut le célèbre professeur Yeshayahou Leibowitz (1903-1994). Grand savant, professeur de biochimie et de neurologie à l’Université Hébraïque de Jérusalem, Leibowitz était aussi reconnu comme un penseur et une autorité en philosophie juive, domaine sur lequel il a beaucoup écrit. Dans la dernière partie de sa vie, il commença à adopter des positions de plus en plus radicales et à nier que l’État d’Israël ait une quelconque signification religieuse. Il devint l’un des principaux défenseurs de la séparation totale de la religion et de l’État, puis fut l’un des premiers intellectuels religieux, après 1967, à s’opposer de façon absolue à l’occupation des territoires. Pour lui, l’occupation menait inévitablement au déclin moral d’Israël et des Israéliens, et à la corruption. Sa volonté de secouer une population gagnée au nationalisme le conduisit même à traiter les soldats de Tsahal de « judéo-nazis », ce qui provoqua, on l’imagine, un immense tollé dans le pays. En 1993, lorsque le Comité du Prix d’Israël décida de lui remettre ce prix, le plus prestigieux accordé par l’État, la droite monta sur les barricades et le Premier ministre Itshak Rabin lui-même, qui s’apprêtait à signer bientôt les accords d’Oslo, menaça de boycotter la cérémonie de remise du Prix. Leibowitz décida finalement de renoncer à le recevoir pour ne pas envenimer la situation. Il est intéressant de constater que ce penseur très religieux, à la grande kippa noire et pour qui l’observance stricte des mitzvot est l’essence même du judaïsme, est devenu une sorte d’icône intellectuelle pour l’extrême gauche laïque israélienne.
Cela dit, ces opposants religieux au nationalisme croissant du public juif orthodoxe sont restés une infime minorité. Au contraire, la tendance du public religieux a été de plus en plus marquée par le radicalisme nationaliste, au point que le Parti National Religieux en arrivera à se scinder. Les plus radicaux sur le plan politique vont quitter le PNR et fonder un parti à l’extrême-droite de la scène parlementaire : « Unité Nationale ». Quant à l’ancien PNR, il fera sa mue et deviendra « La Maison juive », à peine moins extrémiste que le parti Unité Nationale. Signe des temps, à l’approche des élections générales de 2013, les deux partis se sont réunifiés.
Les ultra-orthodoxes et la victoire des Six jours
Du côté des ultra-religieux de l’Agoudat Israël (les « Hommes en noir » ou haredim, « craignant-Dieu »), l’évolution a été un peu différente. Il s’agit d’un public qui, rappelons-le, ne se considère pas comme « sioniste », qui ne voit absolument pas l’État d’Israël comme résultant de la décision de Dieu, et pour qui l’État n’est qu’un « instrument » utile et pratique qui lui permet de se développer, de recevoir des subventions, de multiplier ses institutions, de financer ses yechivot, et d’augmenter sa population tout en la préservant le plus possible des influences extérieures. Dès lors, la victoire de 1967 n’a pas eu sur les ultra-orthodoxes le même effet électrisant et « euphorique » que sur les sionistes-religieux. Là encore, comme en 1948, ils n’ont pas vu en 1967 le doigt de Dieu, mais une simple opération militaire réussie, de l’ordre du politique et du stratégique, et non du religieux. Certes, la joie de revenir sur les lieux sacrés du judaïsme, à Jérusalem et en Cisjordanie les a touchés comme le reste des Israéliens. Les ultra-orthodoxes sont revenus en masse dans les ruelles de la Vieille Ville de Jérusalem, au Tombeau des Patriarches à Hébron, à la tombe de Joseph à Naplouse, et surtout au Mur des Lamentations qu’ils fréquentent jour et nuit comme s’il était devenu pour eux un point de ralliement. Quant aux territoires occupés, la Cisjordanie en particulier, ces étendues leur ont surtout paru propices à résoudre la crise du logement de leur population. Puisque des masses de leurs jeunes couples ne trouvent pas à se loger dans les villes israéliennes par manque de moyens, pourquoi ne pas établir des localités ultra-orthodoxes bon marché dans les territoires palestiniens ? Effectivement, de véritables villes ultra-religieuses vont voir le jour au-delà de la « Ligne verte », telles Emmanuel (300 familles, 3000 habitants, en plein cœur de la Cisjordanie) ou encore Beitar Illit.
La naissance du parti Shas : la révolte des séfarades
Les années 1980 ont aussi vu se produire un phénomène inattendu et lourd de conséquences pour la société israélienne : la scission du parti ultra-orthodoxe Agoudat Israël sur une ligne « ethnique », entre séfarades et achkénazes. Cela faisait très longtemps que les rabbins séfarades se plaignaient du fait que la grande majorité des budgets obtenus de l’État par l’Agoudat Israël allait aux institutions achkénazes. Les rabbins séfarades se sentaient, à juste titre, méprisés par les achkénazes comme s’ils étaient moins versés dans les textes sacrés qu’eux. Ils se plaignaient aussi du dédain manifesté par les grandes yechivot achkénazes à l’égard des jeunes séfarades, jugés « insuffisamment instruits » et rejetés comme tels. C’est un fait que le système éducatif ultra-orthodoxe tendait (et tend toujours) à écarter les candidats séfarades sous divers prétextes, du genre « pas assez religieux ». On n’était pas loin de l’accusation de « racisme », plutôt stupéfiante lorsqu’on pense à ce public fondamentaliste, jusque-là uni pour faire face à toute forme de laïcité ou de libéralisme !
Or les juifs orientaux avaient justement un maître, un « héros » : le grand rabbin Ovadia Yosef, Maran (« Notre Maître »), l’autorité religieuse séfarade la plus élevée, ancien grand rabbin séfarade d’Israël universellement reconnu pour ses décrets rabbiniques. Ovadia Yosef est né en 1920 à Bagdad, dans une famille de petits commerçants très pauvres, qui émigra à Jérusalem en 1924. Dès l’adolescence, on le reconnut comme un ilouy (« génie ») en étude talmudique et il fut ordonné rabbin à vingt ans. Après avoir servi deux années comme rabbin et juge religieux au Caire, il revint en Israël en 1949 et, très vite, ses décrets en matière religieuse, ses responsa sur des points de pratique furent reconnus comme supérieurs et définitifs. Il publia plusieurs livres de halakha (loi religieuse) qui lui valurent le titre suprême de Posek Hador (« Décisionnaire de sa génération »), et il fonda plusieurs académies talmudiques qui suivent ses enseignements, grand rabbin de Tel-Aviv en 1968, il fut élu grand rabbin d’Israël en 1973 et entra rapidement en conflit avec l’autre grand rabbin (achkénaze) Shlomo Goren.
C’est en 1984 que la scission du monde ultra-orthodoxe a eu lieu. D’un côté les achkénazes sont restés dans l’Agoudat Israël (devenue aujourd’hui le parti « Judaïsme de la Torah »), de l’autre les séfarades ont créé le parti Shas (« Séfarades Respectueux de la Torah »), sous l’autorité absolue de Rav Ovadia Yosef.
Loin d’être circonscrite à ce public de stricte observance, cette scission a concerné toute la population israélienne, et on en ressent les effets jusqu’à aujourd’hui. En effet il faut comprendre la nature du parti Shas, qui occupe une position tout à fait centrale dans le pays au cours des trente dernières années. Le judaïsme séfarade possède des caractéristiques qui touchent les juifs de tous les pays arabes, qu’ils soient originaires du Maghreb ou du Machrek : un profond attachement aux traditions religieuses et cultuelles, des rites conviviaux, l’ouverture, le respect dû à la famille et aux parents, la vénération des rabbins, le rappel des grands Sages du passé dont on doit visiter les tombes (y compris en Égypte ou au Maroc), une modération générale, le sentiment d’avoir été discriminés et dépréciés par les achkénazes, l’amour de la prière et de la synagogue, etc. Il y a une culture religieuse séfarade de très grande valeur, marquée par la présence ancienne des juifs dans la péninsule Ibérique et des siècles de vie dans le monde arabe, des écrits importants, des traditions, des livres, des musiques, des enseignements oraux... Il suffit d’évoquer les figures exceptionnelles de Maimonide et de Judah Halévi. C’est pourquoi, dès la création du parti Shas et bien qu’il ait toujours été dirigé par des rabbins ultra-orthodoxes, de nombreux Israéliens originaires des pays arabes ont vu dans ce parti leur plus authentique représentant, un parti qui leur rendrait leur fierté. C’est un phénomène nouveau et passionnant survenu en Israël : de nombreux séfarades, peu ou même pas du tout religieux, se sont reconnus dans le Rav Ovadia Yosef et se sont mis à voter Shas. Alors que l’Agoudat Israël restait étroitement circonscrit aux ultra-orthodoxes achkénazes, obtenant régulièrement 5 à 7 sièges (sur 120) à la Knesset, le Shas a réussi à « ratisser » de façon très large, a pris des voix à tous les autres partis politiques (surtout au Likoud) et a pu atteindre jusqu’à 17 sièges à la Knesset en 1999, devenant une force quasiment incontournable pour les deux grands partis israéliens, Likoud et travaillistes. Le Shas correspond parfaitement à la façon dont Annie Kriegel décrivait le Parti communiste français comme « contre-société » : au-delà du parti électoral, qui cherche à obtenir le maximum de voix et de sièges à la Knesset et dans les municipalités, il s’agit d’un organisme qui prend réellement en charge toute une population pauvre, de niveau socio-économique très défavorisé, avec son système d’éducation autonome, ses organisations de jeunes et de femmes, ses fêtes et ses activités récréatives, et jusqu’à son réseau d’épiceries pour nécessiteux. Comme son homologue achkénaze, il est dirigé par un « Conseil des Sages de la Torah », quatre rabbins parmi lesquels le Rav Ovadia Yosef joue le rôle central. Dans le Shas, exactement comme dans « Judaïsme de la Torah », les décisions suprêmes reviennent aux grands Maîtres, conseillés et orientés, il est vrai, par leurs représentants à la Knesset. Animé sur le plan parlementaire par deux rabbins séfarades particulièrement actifs, Arieh Der’y et Eli Ishay, le Shas s’est imposé – jusqu’en 2013, date à laquelle il a été rejeté dans l’opposition parlementaire – comme une sorte de pivot de la scène israélienne. Avec quelle orientation ? Difficile à dire.
Le parti Shas s’est fixé comme objectif de « Rendre la Couronne (séfarade) à sa gloire ancienne », en fait de lutter contre la discrimination économique, sociale et culturelle des juifs originaires des pays arabes en Israël. Il a établi son propre réseau d’éducation, El Hamaayan (« Vers la Source »), particulièrement actif dans les villes de développement à la périphérie du pays. Sur le conflit israélo-arabe, les positions du Shas ont été fluctuantes, à l’image des positions du Rav Ovadia Yosef. Au début, le parti est apparu comme relativement modéré et comme un allié potentiel de la gauche, par exemple quand Rav Yosef avait dit que « la sainteté de la vie prime la sainteté du territoire », ce qui en jargon rabbinique signifiait l’acceptation de concessions territoriales. Par la suite, le parti s’est durci et a adopté des positions beaucoup plus nationalistes, s’opposant à tout gel des implantations en Cisjordanie ou à Jérusalem, et défendant avec force les intérêts des colonies juives. Aujourd’hui, le Shas est nettement plus nationaliste que les ultra-religieux achkénazes, tant il est vrai que le ressentiment des juifs originaires des pays arabes à l’égard du monde arabe reste exacerbé. Le Shas se situe en fait, comme le Likoud, le « parti russe » d’Avigdor Lieberman et les nationaux-religieux, à la droite de l’échiquier politique israélien. Par ailleurs, le Shas exige une compensation financière de la part des pays arabes pour tous les juifs qui ont dû fuir ces pays et en fait une condition de tout accord de paix.
Sur le plan purement religieux, le Shas défend bien sûr les acquis du statu quo et cherche à les étendre. De ce point de vue, aucune différence avec les ultra-orthodoxes achkénazes. Toutefois, le Shas a une position sensiblement plus « souple » sur la question brûlante de l’enrôlement des jeunes ultra-religieux dans l’armée, certains de ses dirigeants ayant même fait leur service militaire (alors que cette question se heurte à un veto absolu de la part de « Judaïsme de la Torah »).
Diversification des attitudes religieuses
Ainsi, depuis la guerre des Six Jours, nous assistons à une grande diversification des attitudes religieuses des juifs israéliens. Il n’est plus possible de se contenter de l’ancienne catégorisation sociologique entre orthodoxes, juifs traditionnels et laïques...
Par exemple, il faut noter un nouveau phénomène israélien, très intéressant : le « retour » à la religion (en hébreu hazara bitchouva, littéralement le « retour en pénitence ») dans des milieux très divers, y compris au sein de la population la plus laïque tel-avivienne. Chaque année, des centaines de jeunes israéliens issus de milieux non-religieux, voire antireligieux, décident non seulement de devenir pratiquants, mais encore d’observer une stricte orthodoxie. Du point de vue de leur apparence extérieure, ils adoptent complètement le look ultra-orthodoxe, large kipa noire et costume sombre. Souvent, cette adhésion à la pratique religieuse se fait autour d’un rabbin charismatique ou dans le cadre du mouvement Loubavitch, particulièrement actif et prosélyte en Israël (et dans le monde entier). Il y a là un phénomène complexe, que les sociologues israéliens s’efforcent de comprendre. S’agit-il de l’une des conséquences tardives de l’explosion mystique causée par la guerre des Six Jours ? Ce retour en religion exprime-t-il une profonde détresse dans le domaine matériel, la pauvreté, l’absence d’horizon social et économique des masses populaires ? Est-il une sorte de rejet du matérialisme croissant de la société israélienne ? Peut-on le mettre en relation avec les phénomènes de revivalisme charismatique dans le christianisme ou avec un retour à une observance stricte dans l’Islam ? S’agit-il d’une nouvelle forme de hassidisme centrée sur le sentiment populaire, l’expérience vécue et non sur l’étude des textes ? S’agit-il de briser la solitude et de rechercher une communauté ?
Autre phénomène, l’engouement croissant de certains milieux laïques, très éloignés des milieux religieux, pour l’étude des Écritures et des textes traditionnels. Là, il ne s’agit pas du tout d’un retour à la pratique religieuse, même si ce peut être un prélude à un tel retour, mais d’un désir nouveau d’en savoir plus sur les textes de la tradition juive. Un peu partout dans le pays, ces cercles d’études se multiplient et deviennent un véritable phénomène de société. Contrairement aux premiers sionistes laïques pour qui les commentaires rabbiniques ou les volumes du Talmud étaient des vieilleries moyenâgeuses et un amas de superstitions dépassées, on considère désormais dans ces milieux universitaires et éclairés que toute personne cultivée devrait avoir une « armoire de livres juifs ». Reprenant curieusement les expressions désignant les lieux traditionnels d’étude juive (beit Midrach, yechiva), ces groupes établissent des batei midrach et des yechivot laïques. On y étudie tous ensemble, hommes et femmes, chacun donne son interprétation et il n’y a pas de « rabbin » ni d’autorité quelconque.
Autre évolution intéressante, la multiplication de synagogues et de lieux de prières dans les kibboutzim laïques, ce qui doit faire « se retourner dans leurs tombes » bon nombre d’idéologues du sionisme-socialiste ! Au cours des dernières années, un certain nombre de kibboutzim, comme Degania (la première ferme collective de l’histoire d’Israël), Ein Harod, Maoz Haim, Givat Hachlocha, etc. ont décidé de transformer l’un de leurs bâtiments en synagogue. Cela permet aux kibboutznikim d’accueillir des membres de leur famille ou des amis religieux en leur offrant un endroit où prier sur place. De même, s’ils veulent accueillir des touristes dans leurs maisons hôtelières ou leurs résidences de vacances qui ont proliféré au cours des dernières années, les kibboutzim laïques sont obligés de rendre leur cuisine cachère... pour toute la population du kibboutz ! Il ne faut pas oublier non plus que les kibboutzim ont vendu des terrains autrefois agricoles pour y construire des « extensions » (en fait des lotissements) et que bien souvent les habitants de ces quartiers sont religieux et veulent un lieu de prières. Mais il y a aussi un réel retour dans les kibboutzim mêmes, sinon à la religion orthodoxe, du moins à certaines pratiques traditionnelles élémentaires, comme les prières du chabbat ou des jours de fête. Nombreux sont ceux qui, dans ces collectivités laïques, sont à la recherche d’une nouvelle spiritualité, par exemple comment marquer le jour de Kippour en dehors de sa signification purement religieuse, puisque c’est aussi l’anniversaire de la guerre de 1973 où les kibboutzim ont perdu beaucoup de leurs membres tombés dans les combats. L’une des prières les plus connues de la fête de Roch Hachana, le texte de Ounetané tokef qui évoque la vie et la mort, a été mise en musique par des membres de kibboutzim et passe en boucle sur toutes les radios à l’approche du grand jour. Toutefois, il ne faut pas exagérer ce phénomène de revivalisme, bien souvent le groupe de prières d’un kibboutz dépasse difficilement le minyan de dix hommes, et plus d’une fois l’assemblée d’un kibboutz a voté contre, et mis son veto à l’établissement d’une synagogue.
Dans le même ordre d’esprit, d’importants développements ont lieu dans le domaine scolaire, avec la croissance des écoles Keshet (« Arc-en-ciel ») destinées conjointement aux élèves religieux et non-religieux, pour qu’ils apprennent leurs héritages mutuels. Contrairement à la stricte division de l’éducation nationale en trois « courants » (étatique laïque, étatique religieux, ultra-orthodoxe) garantis par le statu quo de 1948, sont ainsi apparues des écoles qui insistent sur l’importance d’une éducation commune des jeunes Israéliens. Bien entendu cela ne concerne pas les ultra-orthodoxes, que le monde laïque n’intéresse pas, mais des parents religieux aux idées libérales et des parents laïques qui veulent que leurs enfants connaissent la tradition juive et ne soient pas ignorants des textes fondamentaux. La multiplication de ces écoles dans le pays et leur succès laissent penser qu’une partie au moins de la population est beaucoup moins sectaire qu’autrefois sur le plan religieux.
Autre signe de la diversification des conduites religieuses et de l’exigence d’un changement, le phénomène des « Femmes du Kotel ». Notons déjà que la situation qui règne sur l’esplanade du Mur des Lamentations est très défavorable aux femmes. En effet, cet espace a été divisé en deux zones de prières. Celle qui est destinée aux hommes a 48 mètres de largeur tandis que celle qu’occupent les femmes n’en a que 12, ce qui est avec raison considéré par beaucoup comme une discrimination. Les jours de chabbat ou de fête, les femmes religieuses ou qui visitent le Mur doivent s’entasser dans cette zone très restreinte. Quant aux « Femmes du Kotel », il s’agit d’un mouvement créé en décembre 1988 dans le cadre du premier congrès féministe juif international tenu à Jérusalem. Ces femmes de toutes tendances religieuses (orthodoxes, conservative et reform) exigent le droit de prier à voix haute et de chanter devant le Mur des Lamentations, de lire publiquement dans les rouleaux de la Torah et surtout de porter les habits de prière (kipa, talith, tefilin) jusque-là réservés aux hommes dans la tradition orthodoxe. Ce groupe de femmes, qui portent dans leurs bras des rouleaux de Torah, se réunit sur l’esplanade du Mur au début de chaque mois mais cette manifestation mensuelle a donné lieu à des émeutes et a été violemment condamnée par les rabbins orthodoxes. Elles ont plus d’une fois été injuriées voire même agressées physiquement par des haredim, hommes ou femmes strictement orthodoxes qui prient devant le Mur et ne supportent pas les « Femmes du Kotel ». Elles mènent depuis plusieurs années une bataille légale pour faire reconnaître leurs droits à prier comme elles veulent et où elles veulent. Il y a eu à leur sujet deux décisions de la Cour suprême et des débats enflammés se sont déroulés au Parlement. Plusieurs membres libéraux de la Knesset se sont joints à elles. Signe des pressions exercées par les partis religieux, après avoir dans un premier arrêt donné raison aux Femmes du Kotel (2002), la Cour suprême d’Israël leur a ensuite interdit de lire la Torah en portant leurs ornements religieux, sous prétexte que cela risquerait d’être un danger pour l’ordre public (2003). Depuis lors, il est question d’offrir aux Femmes du Kotel un site de prière alternatif, un peu plus loin, là où sont conduites des fouilles archéologiques près du Pont des Moughrabins qui mène à l’esplanade des mosquées. Bien entendu ce « compromis », assez humiliant, ne convient pas au mouvement féministe religieux, pour qui il s’agit ici d’une question de principe et d’égalité des droits. Les membres du mouvement ont continué leurs actions ponctuelles, et plusieurs d’entre elles ont régulièrement été interpellées par la police.
Ce combat des femmes pratiquantes pour obtenir une meilleure place au sein de la communauté observante et des institutions religieuses se développe de façon croissante. Par exemple, il leur semble anachronique et blessant qu’aucune femme ne fasse partie des corps qui élisent les juges rabbiniques. Ces juges religieux, qui tranchent sur des questions très importantes de divorce, de paternité ou de garde d’enfants sont très sévères à l’égard des femmes et généralement favorables aux hommes. Il semble bien que si des femmes faisaient partie des commissions de désignation actuellement purement « masculines », les rabbins qui sont nommés comme membres des tribunaux religieux seraient plus « ouverts » aux préoccupations des femmes et notamment au drame des épouses auxquelles les maris refusent le divorce. De même, quelques rares femmes sont déjà membres des Conseils Religieux qui siègent auprès des municipalités et règlent les questions pratiques du culte au niveau local, mais le combat se poursuit pour l’augmentation substantielle de cette participation féminine.
Un autre phénomène est celui des rabbins orthodoxes « d’orientation ouverte et pluraliste ». Certes, ces hommes restent très fermes sur le plan de la loi religieuse et ne se démarquent pas d’une observance stricte. Mais ce groupe de rabbins, organisés dans l’association Tsohar (« ouverture ») a décidé d’aller au-devant des juifs non pratiquants en adoptant une attitude de tolérance, de compréhension et de bienveillance à leur égard. Si un comportement quelconque n’est pas formellement interdit par la Loi religieuse, ces rabbins laissent leurs ouailles faire des choses habituellement condamnées par l’orthodoxie : par exemple, lorsque la femme demande un rôle « égal » à celui de l’homme au cours de la cérémonie de mariage, lorsqu’elle demande à prononcer des paroles d’acquiescement équivalentes à celles de son mari... Il s’agit en fait d’une orthodoxie moderne, influencée par les temps qui changent et surtout la volonté de milieux progressistes de renforcer le rôle de la femme juive dans les rites. Ces rabbins orthodoxes modernes sont évidemment très mal vus par le grand rabbinat et l’establishment religieux, qui cherchent par exemple à limiter leur capacité d’avaliser des conversions au judaïsme.
Sur la question – tellement actuelle en Europe – de l’attitude de l’État à l’égard des homosexuels, notons seulement que la société israélienne, encore très traditionnelle sur tous les plans est extrêmement en retard sur les États-Unis et sur l’Europe. Il existe en Israël un nombre non négligeable d’homosexuels et de lesbiennes qui ont des convictions religieuses, veulent pratiquer les commandements, et souhaiteraient ne pas être rejetés par les synagogues et l’establishment orthodoxe, mais le rabbinat est absolument intraitable sur la question, et ces personnes n’ont finalement d’autre choix que de s’affilier à des communautés conservative ou reform, c’est-à-dire non orthodoxes. L’establishment religieux, pour qui l’homosexualité est une to‘eva (« abomination »), empêchera bien entendu tout débat sur un « mariage pour tous » à la française, qui dans la réalité israélienne paraît réellement inimaginable. Si Tel-Aviv la laïque est considérée comme l’une des villes préférées des homosexuels dans le monde, c’est bien contre la volonté des religieux et malgré le rôle des milieux orthodoxes qui n’ont guère d’emprise sur la bouillante capitale économique et culturelle du pays. En revanche, à Jérusalem, les juifs ultra-orthodoxes, qui sont nombreux et jouissent d’un important pouvoir politique, se mobilisent régulièrement contre la Gay Pride annuelle, d’ailleurs souvent en collaboration avec les autorités religieuses musulmanes. Jusqu’à présent, la municipalité (dirigée par un maire laïque) a réussi tant bien que mal à garantir, moyennant de grandes précautions sécuritaires, un parcours très court et situé dans des quartiers bien choisis, le bon déroulement de la Gay Pride jérusalémite.
Dans un ordre tout à fait différent, l’arrivée massive des immigrants venus de l’ex-Union soviétique au début des années 1990 est certainement venue renforcer le camp laïque en Israël. La très grande majorité de ces « Russes » ne sont pas du tout religieux, ne connaissent pas la tradition religieuse, et une partie d’entre eux, non juifs, ont choisi de s’établir en Israël parce que les portes d’autres pays démocratiques étaient fermées. Toutefois, il est intéressant de noter que cet afflux de « non religieux » dans le pays n’a pas réussi à modifier le statu quo israélien. Pourquoi ? La raison de ce paradoxe est probablement que les immigrants dits « russes » se sont massivement joints à la droite israélienne : tant sur le plan de l’ethnocentrisme, du machisme que du sentiment anti-arabe, tant du fait de la faiblesse de leurs convictions démocratiques que de leur hostilité viscérale à toute forme de socialisme, les immigrants de l’ex-URSS sont à l’unisson de la droite israélienne. Ce qui signifie que pour un parti tel que Israël Beitenou, le parti d’Avigdor Lieberman qui mobilise une grande partie du vote « russe », la seule option politique est d’entrer en coalition avec le Likoud et les partis religieux. On peut dès lors comprendre le manque de combativité laïque des immigrants de l’ex-Union soviétique, qui n’ont pas vraiment cherché à modifier le statu quo.