Comment le vieillissement de la population va bouleverser nos sociétés

Si la population mondiale continue de croître, elle vieillit à toute allure, en particulier en Europe et au Japon. Emploi, santé, inégalités… Une mutation sur le point de transformer nos sociétés en profondeur.

Par Marie Charrel Le Monde le 18 novembre 2019

 

 

 

...Si, dans l’ensemble, la population mondiale va continuer de croître ces prochaines décennies, elle va également vieillir à toute allure, sous l’effet de

l’allongement généralisé de l’espérance de vie et de la baisse de la natalité. D’ici à 2050, la part des plus de 65 ans dans le monde devrait passer de 9,3 % à 15,9 % de la population, selon le scénario central de l’institution. Aucune région n’échappera au phénomène, qui sera particulièrement marqué dans certaines nations d’Asie et dans les pays à hauts revenus, où le poids des plus de 65 ans pourrait grimper de 18,4 % à 26,9 % d’ici trente ans, contre 8,2 % à 16,1 % dans les pays à revenus intermédiaires.

« Suicide démographique »

Et cela va bouleverser l’équilibre des forces économiques entre les continents. La population d’Afrique devrait presque doubler (de 1,3 milliard à 2,5 milliards d’habitants) d’ici à 2050, tandis que celle de l’Inde (de 1,38 milliard à 1,64 milliard) dépassera celle de la Chine (de 1,44 milliard à 1,40 milliard), qui vieillit plus rapidement. Les Etats-Unis croîtront encore (de 331 millions à 379 millions), mais le Japon perdra de 15 à 20 millions d’âmes, comme la Russie.

L’Union européenne, elle, devrait stagner autour de 500 millions d’habitants, mais sa population en âge de travailler – les 15-64 ans sont 223 millions aujourd’hui – fondra de 49 millions d’individus d’ici à 2050, notamment en Allemagne (11 millions), selon la Fondation Robert-Schuman. « Outre les bouleversements liés aux nouvelles technologiques et au changement climatique, nos sociétés seront également transformées par le vieillissement », résume Gregory Thwaites, de l’Ecole d’économie de Londres (LSE). Comment financer la hausse des dépenses liées à l’âge ? Comment préparer l’avenir des plus jeunes lorsque les seniors domineront ? De quelle façon les relations entre les générations se réécriront-elles ? M. Thwaites ajoute : « Beaucoup de gouvernements n’ont pas encore pris la mesure de ce que ces mutations impliquent ».

Il faut dire que, lorsqu’il n’est pas occulté par le culte omniprésent du corps jeune, ou par la quête obsessive de technologies repoussant la mort dans la Silicon Valley, le sujet fait peur. En 2004, déjà, l’hebdomadaire Der Spiegel frappait les esprits outre-Rhin avec sa « une » anxiogène consacrée au « dernier Allemand » : un bébé portant à lui seul une ribambelle de vieillards. Des rapports catastrophistes s’alarment régulièrement du « suicide démographique » de l’Europe et de la bombe à venir pour les finances publiques.

Angoisse et malentendu

Parfois, aussi, le vieillissement est glorifié comme un nouvel eldorado économique, où le pouvoir d’achat des seniors serait le Graal à conquérir. « Nous balançons entre les visions positives ou négatives de l’âge, mais, ces derniers temps, le récit négatif tend à l’emporter, constate Andrew Scott, économiste à la London Business School, coauteur d’un ouvrage sur la longévité (The 100 Years Life, Ed. Bloomsbury, 2017, non traduit). Vivre plus longtemps en bonne santé est pourtant une excellente nouvelle à tout point de vue : pourquoi est-ce si dur de s’en réjouir ? »

Probablement parce que plus d’une angoisse et d’un malentendu entourent le sujet. A commencer par celui-ci : le « vieux » de 2019 n’a pas grand-chose à voir avec celui de l’après-guerre ! A l’époque, l’espérance de vie en France frôlait à peine 60 ans. Elle est aujourd’hui de 79,5 ans pour les hommes (dont 63,4 ans en bonne santé), et de 85,4 ans pour les femmes (64,5 ans). « Chose inenvisageable il y a un demi-siècle, on peut aujourd’hui refaire sa vie de couple ou changer de métier après 50 ans », résume le sociologue Serge Guérin, spécialiste du sujet. Lui parle même d’une nouvelle classe d’âge : celle des « quincados », de 45 à 65 ans, encore en pleine forme, précédant celle des retraités (65-80 ans), puis des aînés, au-delà de 80 ans. De son côté, le professeur de gérontologie japonais Takao Suzuki qualifie de « jeunes-vieux » les 60-75 ans. Dans son pays, beaucoup d’entre eux occupent encore un emploi…

« Nous n’aurons pas le choix, mais cela peut se faire intelligemment, en modulant l’âge de départ selon la pénibilité des emplois », souligne Axel Börsch-Supan, directeur du centre de Munich sur l’économie du vieillissement. Un équilibre loin d’être facile à trouver – en témoignent les inquiétudes soulevées par la réforme des retraites en France. D’autant que cela ne fonctionnera que si les entreprises, dans lesquelles les clichés ont la vie dure, cessent de chasser les seniors trop vite et modifient leurs pratiques. Notamment en adaptant postes et temps de travail pour leur permettre de rester plus longtemps.

Les gouvernements et partenaires sociaux, eux, devront muscler la formation tout au long de la vie, afin que les salariés tiennent leurs compétences à jour – sans parler des mesures à mettre en œuvre pour contenir les dépenses de santé. Sous l’effet du vieillissement, celles-ci progresseront plus vite que la croissance ces quinze prochaines années dans les économies industrialisées, prévient l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Si l’on ajoute à cela l’envolée des dépenses de retraite et du financement de la dépendance, la dette publique moyenne y gonflera de 110 à 240 % du PIB d’ici à 2050 si l’on ne fait rien. « Mais on peut limiter ces coûts en repensant nos politiques de santé », assure Martin McKee, professeur de santé publique à la London School of Hygiene and Tropical Medicine.

Par exemple, en développant la prévention dès le plus jeune âge, pour favoriser le vieillissement en bonne santé. Et en déployant une approche de la médecine gériatrique plus raisonnée, souligne Alain Franco, président de l’Université inter-âges du Dauphiné. « Les très âgés cumulent parfois quatre ou cinq maladies liées à la vieillesse : multiplier les traitements pour chacune d’entre elles est souvent moins efficace que s’attacher à améliorer l’état de santé général », explique-t-il. Un changement de paradigme moins simple qu’il n’y paraît pour la médecine occidentale hyperspécialisée.

Un poids sur la croissance

Financer ces besoins croissants sera d’autant plus délicat que le vieillissement va mécaniquement peser sur la croissance future, du fait de la baisse de la population active. Là encore, les rapports alarmistes ne manquent pas. Citant l’exemple du Japon, dont l’économie est au point mort depuis deux décennies, nombre d’économistes désignent le basculement démographique comme l’un des grands coupables de la « stagnation séculaire » dont souffre l’Europe, ce cocktail de taux bas, croissance molle et gains de productivité anémiques. « Mais cette vision très négative sous-estime le fait que la population est de plus en plus diplômée, et cela peut contribuer à regonfler la productivité », nuance Nicholas Gailey, coauteur d’un rapport sur le sujet pour la Commission européenne.

Ses travaux, comme ceux d’Axel Börsch-Supan, soulignent qu’en augmentant un peu le taux d’emploi des femmes et des seniors, il sera possible de maintenir un niveau de croissance correct. A condition de renforcer dans le même temps la lutte contre les inégalités… Car le vieillissement a aussi pour effet de les accentuer. Au sein des générations, d’abord : un jeune européen diplômé de l’enseignement supérieur vivra en moyenne 7,5 ans de plus qu’un ouvrier du même âge, et leurs écarts de revenus seront exacerbés à la retraite.

 





« Conflit intergénérationnel »

Les inégalités entre générations ont également tendance à se creuser : dans l’OCDE, les revenus des 60-64 ans ont augmenté de 13 % de plus que ceux des 30-34 ans depuis 1980, tandis que les moins de 30 ans, arrivant aujourd’hui sur un marché du travail plus précaire, toucheront des retraites moindres que celles de leurs aînés.

« En France, le patrimoine est de plus en plus concentré dans les mains des seniors, qui transmettent leur héritage à leurs enfants de plus en plus tard, lorsque ces derniers approchent les 60 ans », ajoute Vincent Touzé, de l’Office français des conjonctures économiques (OFCE).

Ce n’est pas sans conséquences politiques. Plus l’électeur moyen vieillit, plus il privilégie les mesures conservatrices, soulignent plusieurs études. « Cela risque d’alimenter un conflit intergénérationnel sur l’utilisation des ressources publiques, à l’heure où les plus jeunes réclament que celles-ci soient plus largement consacrées à la lutte contre le réchauffement climatique », conclut Hannes Zacher, spécialiste de l’âge à l’université de Leipzig. Avant de souligner que certains responsables politiques sont déjà tentés d’instrumentaliser ce conflit pour des raisons électorales. Ce n’est pas un hasard si les attaques les plus virulentes contre la jeune écologiste suédoise, Greta Thunberg, émanent d’une partie de la vieille garde politique…

 



 

 

 

 

 

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