Ce discours prononcé à l'Université internationale de Floride redéfinit la « Négritude ». Créé dans les années 1930, ce terme controversé visait à dénoncer le colonialisme et à revaloriser la culture africaine.
La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. La Négritude n’est pas une métaphysique. La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers. C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire- l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées. Comment ne pas croire que tout cela qui a sa cohérence constitue un patrimoine ? En faut-il davantage pour fonder une identité ? Les chromosomes m’importent peu. Mais je crois aux archétypes1. Je crois à la valeur de tout ce qui est enfoui dans la mémoire collective de nos peuples et même dans l’inconscient collectif. Je ne crois pas que l’on arrive au monde le cerveau vide comme on y arrive les mains vides. Je crois à la vertu plasmatrice1 des expériences séculaires accumulées et du vécu véhiculé par les cultures. Singulièrement, et soit dit en passant, je n’ai jamais pu me faire à l’idée que des milliers d’hommes africains que la traite négrière2 transporta jadis aux Amériques ont pu n’avoir eu d’importance que celle que pouvait mesurer leur seule force animale- une force animale analogue et pas forcément supérieure à celle du cheval ou du boeuf- et qu’ils n’ont pas fécondé d'un certain nombre de valeurs essentielles, les civilisations naissantes dont ces sociétés nouvelles étaient en puissance les porteuses. C’est dire que la Négritude au premier degré peut se définir d’abord comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité. Mais la Négritude n’est pas seulement passive. Elle n’est pas de l’ordre du pâtir et du subir. Ce n’est ni un pathétisme ni un dolorisme3. La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de dignité. Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression. Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité. Elle est aussi révolte. Mais alors, me direz-vous révolte contre quoi ? Je n’oublie pas que je suis ici dans un congrès culturel, que c’est ici à Miami que je choisis de le dire. Je crois que l’on peut dire, d’une manière générale, qu’historiquement, la Négritude a été une forme de révolte d’abord contre le système mondial de la culture tel qu’il s’était constitué pendant les derniers siècles et qui se caractérise par un certain nombre de préjugés, de pré-supposés qui aboutissent à une très stricte hiérarchie. Autrement dit, la Négritude a été une révolte contre ce que j’appellerai le réductionnisme européen. Je veux parler de ce système de pensée ou plutôt de l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel, chère à Léopold Sédar Senghor4, à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir de ses seuls postulats5 et à travers ses catégories propres. On voit et on n’a que trop vu les conséquences que cela entraîne : couper l’homme de lui-même, couper l’homme de ses racines, couper l’homme de l’univers, couper l’homme de l’humain, et l’isoler en définitive, dans un orgueil suicidaire sinon dans une forme rationnelle et scientifique de la barbarie.
1 Symboles primitifs présents dans l'imaginaire et l'inconscient collectif des peuples. 1 Qui façonne, modèle 2 Commerce et déportation de population africaines réduites en esclavage, surtout au XVIIIème siècle 3 Goût excessif pour le pathétique et complaisance pour la douleur 4 Président de la république du Sénégal de 1960 à 1980, poète et grammairien, membre de l'académie française 5 Principe de base d'une pensée.
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