L'inviolabilité royale, la séparation des pouvoirs et la terminaison de la Révolution française
Né en octobre 1761, fils d'avocat, et lui-même avocat à 21 ans au Parlement de Grenoble, Antoine Barnave prononce en 1783 un discours sur la nécessité de la division des pouvoirs. Il s'engage dès 1787 dans le mouvement d'opposition à la réforme des assemblées provinciales. Lors de la Journée des Tuiles il condamne le despotisme et les édits de mai. Il participe aux États du Dauphiné réunis à Vizille en juillet 1788. En 1789, à vingt-huit ans, il est élu député du tiers état de Grenoble aux États généraux et y défend la réunion des ordres et le vote par tête conformément au mandat impératif que les députés du Dauphiné ont reçu des États de Romans. Brillant orateur, épris de liberté, il est proche de Lameth et de Duport avec lesquels il forme le « triumvirat » et s'oppose à La Fayette et Mirabeau.
Le 1er août 1790 il est élu maire de Grenoble. Il siège au comité colonial dès sa création en mars 1790. En octobre 1790, au sommet de sa popularité, il est élu Président de l'Assemblée nationale constituante. En janvier 1791 il défend le club jacobin contre le club monarchique qu'il considère comme « un ramas de factieux ». Mais après avoir tenté d'accélérer la révolution et avoir défendu la liberté comme membre du comité des colonies, il refuse la reconnaissance de la citoyenneté aux gens de couleur des colonies. Le 22 juin 1791, avec Pétion et Latour-Maubourg, il est envoyé comme commissaire par l'Assemblée à la rencontre du roi arrêté à Varennes afin d'escorter le retour de celui-ci à Paris. Il est alors touché par les malheurs de la famille royale et discute longuement avec la reine Marie-Antoinette. Une fiction est propagée visant à faire croire à l'enlèvement du roi par les aristocrates afin que celui-ci pût être arrêté et ramené à Paris en dépit de son inviolabilité. Le 25 juin l'Assemblée décrète que le roi sera suspendu de ses fonctions jusqu'à nouvel ordre.
À l'Assemblée, les débats du 13 au 16 juillet portent sur l'inviolabilité du roi et les pouvoirs qui lui seront reconnus par la Constitution. Les républicains réclament la déchéance du roi. Le 14 juillet 1791 Robespierre demande que la question de l'inviolabilité royale soit posée à la Nation. « Si un roi appelait sur sa patrie toutes les horreurs de la guerre civile et étrangère ; si, à la tête d'une armée de rebelles et d'étrangers, il venait ravager son propre pays et ensevelir sous ses ruines la liberté et le bonheur du monde entier, serait-il inviolable ? [...] Le roi est inviolable ! Mais les peuples ne le sont-ils pas aussi ? Le roi est inviolable par une fiction ; les peuples le sont par le droit sacré de la nature ; et que faites-vous en couvrant le roi de l'égide de l'inviolabilité, si vous n'immolez l'inviolabilité des peuples à celle des rois ? » L'abbé Grégoire, Pétion, Buzot, Vadier demandent que Louis XVI soit jugé par une Convention nationale.
Le 15 juillet, à la tête des constitutionnels, Barnave prononce un discours décisif : « Je place ici la véritable question. Allons-nous terminer la Révolution, allons-nous la recommencer ?... Un pas de plus serait un acte funeste et coupable ; un pas de plus dans la ligne de la liberté serait la destruction de la royauté ; un pas de plus dans la ligne de l'égalité, la destruction de la propriété. » Il souhaite la consolidation de la monarchie constitutionnelle et défend ardemment l'inviolabilité du roi « principe conservateur de toute monarchie constitutionnelle » qu'il parvient à faire proclamer. Mais l'Assemblée ne se prononce pas sur la fin de la suspension des pouvoirs du roi. Le club des Cordeliers mené par Danton fait circuler une pétition réclamant la République et demandant que la Nation juge le roi : elle recueille 6 000 signatures. Le club des Jacobins se divise et, le 16 juin, Barnave avec Duport et les Lameth, arguant de leur qualité de fondateurs du club, entraînent ceux de ses membres partisans du maintien de la monarchie, notamment les députés, au couvent des Feuillants. Le 17 juin les Cordeliers appellent les Parisiens à venir au Champ-de-mars signer la pétition déposée sur l'autel de la patrie élevé pour le 14 juillet et réclamant que l'Assemblée revienne sur sa décision.
L'Assemblée apprend que deux hommes découverts sous l'autel et pris pour des traîtres ont été décapités par des pétitionnaires. Elle déclare les pétitionnaires réclamant la République criminels de lèse nation et, par crainte d'une émeute, envoie La Fayette protéger l'ordre public. La Fayette, malgré un coup de feu tiré en sa direction, n'estime pas nécessaire de disperser les manifestants venus réclamer la déchéance du roi. La loi martiale est pourtant décrétée. Le soir, Bailly fait boucler les issues de l'esplanade ; la garde envoyée sur place, entendant un coup de feu, tire en l'air puis, sans sommation, dans la foule. Le « massacre du Champ-de-mars » qui s'ensuivit créera un fossé déterminant entre constitutionnels et républicains, entre modérés et révolutionnaires.
Après la séparation de l'Assemblée constituante, Barnave, critiqué pour ses prises de position et surnommé Monsieur Double-Visage, se retirera à Grenoble. Mais il sera arrêté après la découverte, à la suite de la journée du 10 août 1792, d'un document compromettant intitulé Projet du comité des ministres, concerté avec MM. Alexandre de Lameth et Barnave.
Incarcéré pendant 15 mois à Grenoble, puis à Fort-Barraux et Saint-Marcellin, il est transféré à Paris et sera condamné par le Tribunal révolutionnaire qui l'enverra à l'échafaud en novembre 1793, à l'âge de trente deux ans.
M. Barnave (il monte à la tribune où il est accueilli par les applaudissements d'une grande majorité de l'Assemblée) :
Messieurs, la Nation française vient d'essuyer une violente secousse ; mais, si nous devons en croire tous les augures qui se manifestent, ce dernier événement, comme tous ceux qui l'ont précédé, ne servira qu'à presser le terme, qu'à assurer la solidité de la Révolution que nous avons faite. Déjà la Nation, en manifestant son unanimité, en constatant l'unanimité de ses forces au moment de l'inquiétude et du péril, a prouvé à nos ennemis ce qu'ils auraient à craindre du résultat de leurs attaques. Aujourd'hui, en examinant attentivement la Constitution qu'elle s'est donnée, elle va en prendre une connaissance approfondie, qu'elle n'eût peut-être pas acquise de longtemps si les principes de la moralité paraissant en contradiction avec ceux de la politique, si un sentiment profond, contraire dans ce moment à l'intérêt national, n'eût pas obligé l'Assemblée à creuser ces grandes et importantes questions, et à démontrer à toute la France ce que savaient déjà par principe ceux qui l'avaient examinée, mais ce que la foule peut-être ne savait point encore ; je veux dire la nature du gouvernement monarchique, quelles sont ses bases, quelle est sa véritable utilité pour la Nation à laquelle vous l'avez donné.
La question qui vous est soumise présente évidemment deux aspects différents : la question de fait, la question de droit ou constitutionnelle. Quant à la question de fait, je me crois dispensé de la discuter par le discours éloquent qu'a prononcé à cette tribune celui des opinants qui a, immédiatement avant moi, soutenu la même opinion. Je me plais à rendre justice, je ne dirai pas seulement à l'étendue des talents, mais à l'âme véritablement noble et généreuse qu'il a développée dans cette grande circonstance. (Applaudissements) Il a, dis-je, suffisamment examiné le fait ; je vais brièvement examiner la loi. Je vais prouver que la Constitution veut la conclusion que vos comités proposent ; mais je dirai plus, je dirai qu'il est utile dans les circonstances, qu'il est bon pour la Révolution que la Constitution la commande ainsi.
Je ne parlerai point avec étendue de la nature et de l'avantage du gouvernement monarchique ; vous l'avez plusieurs fois examiné, et vous avez montré votre conviction en l'établissant dans votre pays. Je dirai seulement : toute Constitution, pour être bonne, doit porter sur ces deux principes, doit présenter au peuple ces deux avantages : liberté, stabilité dans le gouvernement qui la lui assure. Tout gouvernement, pour rendre le peuple heureux, doit le rendre libre. Tout gouvernement, pour être bon, doit renfermer en lui les principes de sa stabilité ; car autrement, au lieu du bonheur, il ne présenterait que la perspective d'une suite de changements. Or, s'il est vrai que ces deux principes n'existent, pour une grande Nation, comme la nôtre, que dans le gouvernement monarchique, s'il est vrai que la base du gouvernement monarchique et celle de ces deux grands avantages qu'il nous présente est essentiellement dans l'inviolabilité du pouvoir exécutif, il est vrai de dire que cette maxime est essentielle au bonheur, à la liberté de la France.
Quelques hommes dont je ne veux pas accuser les intentions ; à qui même, pour le plus grand nombre, je n'en ai jamais cru de malfaisantes ; quelques hommes qui peut-être cherchent à faire en politique des romans, parce qu'il est plus facile de travailler ainsi que de contribuer à l'utilité réelle et positive de son pays, cherchant dans un autre hémisphère des exemples à nous donner, ont vu en Amérique un peuple occupant un grand territoire par une population rare, n'étant environné d'aucun voisin puissant, ayant pour limites des forêts, ayant toutes les habitudes, toute la simplicité, tous les sentiments d'un peuple presque neuf, presque uniquement occupé à la culture ou aux autres travaux immédiats qui rendent les hommes naturels et purs, et qui les éloignent de ces passions factices qui font les révolutions des gouvernements ; ils ont vu un gouvernement républicain établi sur ce vaste territoire : ils ont conclu de là que le même gouvernement pouvait nous convenir. Ces hommes dont j'ai déjà annoncé que je n'attaquais pas les intentions, ces hommes sont les mêmes qui contestent aujourd'hui le principe de l'inviolabilité : or, s'il est vrai que sur cette terre une population immense est répandue ; s'il est vrai qu'il s'y trouve une multitude d'hommes exclusivement occupés à ces spéculations de l'esprit qui exercent l'imagination, qui portent à l'ambition et à l'amour de la gloire ; s'il est vrai qu'autour de nous des voisins puissants nous obligent à ne faire qu'une seule masse pour leur résister avec avantage ; s'il est vrai que toutes ces circonstances sont positives et ne dépendent pas de nous, il est incontestable que le remède n'en peut exister que dans le gouvernement monarchique. Quand le pays est peuplé et étendu, il n'existe, et l'art de la politique n'a trouvé que deux moyens de lui donner une existence solide et permanente : ou bien vous organiserez séparément les parties, vous mettrez dans chaque section une portion de gouvernement, et vous fixerez ainsi la stabilité aux dépens de l'unité, de la puissance et de tous les avantages qui résultent d'une grande et homogène association. Ou bien si vous laissez subsister l'union nationale, vous serez obligé de placer au centre une puissance immuable, qui, n'étant jamais renouvelée que par la loi, présentant sans cesse des obstacles à l'ambition, résiste avec avantage aux secousses, aux rivalités, aux vibrations rapides d'une population immense agitée par toutes les passions qu'enfante une vieille société.
La solidité de ces maximes étant reconnue décide notre situation. Nous ne pouvons être stables dans notre existence politique, que par un gouvernement fédératif qu'aucun jusqu'à ce jour n'a soutenu dans cette Assemblée, que la division en 83 départements a été destinée à prévenir, et suffit seule à rendre absurde, qu'il est, je pense, inutile de repousser ; ou par le gouvernement monarchique que vous avez établi, c'est à dire en en remettant les rênes du pouvoir exclusif dans une famille par droit de succession héréditaire.
La liberté trouve son origine dans les mêmes principes. On vous a hier développé d'une manière savante, et qu'il est utile de mettre sous vos yeux, cette indépendance des deux pouvoirs, qui est la première base du gouvernement représentatif et monarchique. Là le peuple, qui ne peut lui-même faire ses lois, qui ne peut lui-même exercer ses pouvoirs, les mettant entre les mains de ses représentants, se dépouille ainsi passagèrement de l'exercice de sa souveraineté, et s'oblige à le diviser entre eux; car il ne conserve sa souveraineté qu'en en divisant l'exercice entre ses délégués ; et s'il était possible qu'il la remît tout entière dans un individu ou dans un corps, dès lors il s'ensuivrait que son pouvoir serait aliéné. Tel est donc le principe du gouvernement représentatif et monarchique ; les deux pouvoirs réunis se servent mutuellement de complément, et se servent aussi de limite ; non seulement il faut que l'on fasse les lois, et que l'autre les exécute. Celui qui exécute doit avoir un moyen d'opposer son frein à celui qui fait la loi, et celui qui fait la loi doit avoir un moyen de soumettre l'exécution à sa responsabilité ; c'est ainsi que le roi a le droit de refuser la loi ou de la suspendre, en opposant sa puissance à la rapidité, aux entreprises du Corps législatif ; c'est ainsi que le pouvoir législatif, en poursuivant les écarts de la puissance exécutrice contre les agents nommés par le roi, leur fait rendre compte de leur gestion, et prévient les abus qui pourraient naître de leur impunité.
De cette combinaison savante de votre gouvernement, il est résulté une conséquence : ce pouvoir dispensé au roi de limiter le pouvoir législatif, devant nécessairement le rendre indépendant, devant par conséquent le rendre inviolable, il a fallu quand la loi mettait en lui non seulement la sanction, mais aussi l'exécution, il a fallu en séparer de fait cette dernière partie, parce qu'elle est par sa nature nécessairement soumise à sa responsabilité.
Ainsi vous avez laissé au roi inviolable cette exclusive fonction, de donner la sanction et de nommer les agents : mais vous avez obligé, par la Constitution, les agents nommés par le roi, à remplir pour lui les fonctions exécutives, parce que ces fonctions nécessitent la critique et la censure, et que le roi devant être indépendant pour la sanction, devant être par conséquent personnellement inattaquable, devenait incapable de les remplir. Vous avez donc toujours agi dans les principes d'indépendance des deux pouvoirs : vous avez donc toujours agi dans la considération de cette nécessité indispensable de leur donner mutuellement les moyens de se contenir. J'ai dit que la stabilité et la liberté étaient le double caractère de tout bon gouvernement ; l'un et l'autre exigent impérieusement l'inviolabilité. S'il est vrai que pour être indépendant, le roi doit être inviolable, il n'est pas moins vrai qu'il doit l'être pour la stabilité, puisque c'est cette maxime qui, le mettant à couvert de tous les efforts des factieux, le maintient à sa place, et maintient avec lui le gouvernement dont il est le chef.
Telle est dans son objet cette inviolabilité essentielle au gouvernement monarchique : voyons quelle est la nature, et quelles sont ses limites ; les voici très clairement à mes yeux :
La responsabilité doit se diviser en deux branches, parce qu'il existe pour le roi deux genres de délit ; le roi peut commettre des délits civils, le roi peut commettre des délits politiques : quant au délit civil (j'observe que cela est hors du cas que nous traitons maintenant) ; quant au délit civil il n'existe aucune espèce de proportion entre l'avantage qui résulte pour le peuple, de sa tranquillité conservée, de la forme de gouvernement maintenue, et l'avantage qui pourrait résulter de la punition d'une faute de cette nature. Que doit alors le gouvernement au maintien de l'ordre et de la morale ? Il doit seulement prévenir que le roi qui a fait un délit grave ne puisse le répéter ; mais il n'est pas obligé de sacrifier évidemment le salut du peuple et le gouvernement établi à une vindicte particulière ; ainsi donc, pour le délit civil du monarque, la Constitution ne peut établir sagement qu'un remède ; je veux dire la supposition de démence ; par là sans doute, elle jette un voile sur un mal passager ; mais, par là, en prévenant, par les précautions que la démence nécessite, la répétition du délit, elle conserve la forme du gouvernement, et assure au peuple la paix qui, dans une hypothèse opposée, pourrait être troublée à tout moment, non seulement par les jugements, mais même par les accusations auxquelles le prince serait en butte.
Quant au délit politique, il est d'une autre nature ; et je remarquerai seulement ici que nos adversaires se sont étrangement mépris sur ce point, car ils ont dit que c'était sur l'exercice du pouvoir exécutif que portait l'inviolabilité. Il est parfaitement vrai que c'est sur cette seule fonction qu'il n'y a pas d'inviolabilité ; il ne peut pas exister d'inviolabilité sur les fonctions du pouvoir exécutif, et c'est pour cela que la Constitution rendant le roi inviolable l'a absolument privé de l'exercice immédiat de cette partie de son pouvoir ; le roi ne peut pas exécuter, aucun ordre exécutif ne peut émaner de lui seul ; le contreseing est nécessaire ; tout acte exécutif qui ne porte que son nom est nul, sans force, sans énergie ;tout homme qui l'exécute est coupable ; par ce seul fait, la responsabilité existe contre les seuls agents du pouvoir ; ce n'est donc pas là qu'il faut chercher l'inviolabilité relativement aux délits politiques ; car le roi, ne pouvant agir en cette partie, ne peut pas déléguer.
La véritable inviolabilité du délit politique est celle qui porte sur des faits étrangers à ses fonctions exécutives et constitutives. Cette inviolabilité-là n'a qu'un terme : c'est la déchéance.
Le roi ne peut cesser d'être inviolable qu'en cessant d'être roi ; la Constitution doit prévoir les cas où le pouvoir exécutif devient incapable et indigne de gouverner : la Constitution doit prévoir les cas de déchéance, doit clairement les caractériser ; car s'il n'en était pas ainsi, le roi essentiellement indépendant deviendrait dépendant de celui qui jugerait la déchéance. J'examinerai bientôt ce moyen de Convention nationale que l'Angleterre a momentanément adopté, par la raison que sa Constitution, qui est faite pour les événements, n'a jamais prévu les cas qui n'étaient pas encore arrivés : par la raison que, n'ayant pas un gouvernement de droit, mais de fait, elle est obligée de tirer toujours ses lois des circonstances : j'examinerai, dis-je, bientôt ce mode de conventions nationales qui peut avoir peu de dangers dans un pays tel que l'Angleterre, mais qui chez nous les présente en foule. Je dis que parmi nous l'inviolabilité des délits politiques ne peut avoir de terme que par la déchéance ; que la déchéance ne peut arriver que par un cas prévu par la Constitution, et formellement énoncé par elle ; de sorte que, le cas échéant, le jugement soit prononcé par la loi même.
Si ce sont là les principes que nous avons jusqu'à ce jour, et qui doivent déterminer notre décision, il est facile de les appliquer à la circonstance. On a parfaitement démontré que les actes commis par le roi ne présentaient pas le cas de déchéance prévu par la Constitution, et ne présentaient non plus aucune abdication. Que résulte-t-il de là , Que si l'acte commis par le roi était en lui-même un délit (ce que je n'examinerai pas, M. Salle m'en a dispensé), la loi ne l'ayant pas prévu ne peut pas y être appliquée, la déchéance n'a pas lieu, l'inviolabilité demeure dans sa plénitude.
Ici se présente directement l'argument qu'a fait M. Buzot [celui-ci a déclaré que le roi pouvait être jugé] sur l'exemple de l'Angleterre : la Constitution anglaise n'a point prévu les cas de déchéance, mais la Nation la prononce lorsque les événements semblent la solliciter. Ici, je répète ma réponse : la Constitution anglaise n'a pas prévu ce cas, parce qu'elle n'a prévu aucun cas ; il n'existe en Angleterre aucune Constitution écrite ; il n'existe en Angleterre aucun usage permanent en cette partie ; chaque fois que l'État essuie une crise, qu'il se présente une nouvelle combinaison d'événements politiques, alors les partis dominent, alors ceux qui ont plus d'influence dans la Nation, alors la conjoncture actuelle détermine le parti qu'on prend, et le mode par lequel on arrive à l'adopter ; c'est ainsi que, dans certains cas, on a prononcé la déchéance pour des méfaits qui peut-être ne l'avaient pas méritée, et que, plus anciennement, dans des cas plus graves, on ne l'avait pas prononcée ; c'est ainsi qu'on a appelé en Angleterre des Conventions nationales, quand on les a crues propres à faire réussir les desseins des hommes dominants, et que, dans des cas où la liberté publique a été véritablement attaquée, on a laissé régner tranquillement celui qui l'avait plus heureusement tenté. Ce n'est pas là le système que nous avons admis : nous avons voulu que dans nos lois politiques, comme dans nos lois civiles, tout, autant qu'il était possible, fût prévu ; nous avons voulu annoncer la peine en déterminant d'abord le délit ; nous avons voulu ôter, s'il était possible, tout à l'arbitraire, et asseoir, dans un pays plus sujet aux révolutions, parce qu'il est plus étendu, asseoir une base stable, qui pût prévenir ou maîtriser les événements, et soumettre à la loi constitutionnelle, même les révolutions. Ne nous défions donc pas de cette règle, car elle est bonne ; nous n'avons cessé de la suivre pour les individus : observons-la aujourd'hui pour le monarque ; nos principes, la Constitution, la loi, déclarent qu'il n'est pas déchu : c'est donc entre la loi sous laquelle nous devons vivre, entre l'attachement à la Constitution et le ressentiment contre un homme, qu'il s'agit de prononcer. Or, je demande aujourd'hui à celui de vous tous qui pourrait avoir conçu contre le chef du pouvoir exécutif toutes les préventions, tous les ressentiments les plus profonds et les plus animés ; je lui demande de nous dire s'il est plus irrité contre lui qu'attaché à la loi de son pays (Applaudissements) : et remarquez que cette différence, naturelle à l'homme libre, entre l'importance des lois et l'importance des hommes ; que cette différence doit surtout s'établir, relativement au roi, dans une monarchie libre et représentative ; il me semble que vous eussiez fait une grande faute, si, lorsque constituant une monarchie héréditaire, et consentant par conséquent à recevoir des mains de la naissance ou du hasard celui qui devait exercer la première place, vous aviez laissé une grande importance au choix et à la qualité de l'homme ; je conçois que partout où la volonté du peuple donne un gage de la capacité, partout où la responsabilité oblige l'officier public à exercer ses fonctions, on le punit de l'avoir enfreinte, il est nécessaire que les qualités personnelles agissent de concert avec la loi. Mais, ou bien vous avez fait une Constitution vicieuse, ou celui que le hasard de la naissance vous donne, et que la loi ne peut pas atteindre, ne peut pas être important par ses actions personnelles au salut du gouvernement, et doit trouver dans la Constitution le principe de sa conduite et l'obstacle à ses erreurs. (Applaudissements) S'il en était autrement, Messieurs, ce ne serait pas dans les fautes du roi que j’apercevrais le plus grand danger, ce serait dans ses grandes actions ;: je ne me méfierais pas tant de ses vices que de ses vertus : car je pourrais dire à ceux qui s'exhalent en ce moment en plaintes justes peut-être en moralité mais bien puériles en politique ; qui s'exhalent avec une telle fureur contre l'individu qui a péché ; je leur dirais : vous seriez donc à ses pieds, si vous étiez contents de lui !... (Applaudissements prolongés)
Ceux qui veulent ainsi sacrifier la Constitution à leur ressentiment pour un homme me paraissent trop sujets à sacrifier la liberté par enthousiasme pour un autre ; et puisqu'ils aiment la République, c'est bien aujourd'hui le moment de leur dire : comment voulez-vous une République dans une Nation où vous flattez que l'acte d'un individu qui, quoiqu'on juge en lui certaines qualités, avait eu longtemps l'affection du peuple ; quand vous vous êtes flattés, dis-je, que l'acte qu'il a commis pourrait changer notre gouvernement, comment n'avez-vous pas craint que cette même mobilité du peuple ému par l'enthousiasme envers un grand homme, par la reconnaissance des grandes actions (car la Nation française, vous le savez, sait bien mieux aimer qu'elle ne sait haïr) (Applaudissements répétés) ne renversât en un jour votre absurde République ; comment, leur dirai-je, vous avez en ce moment fondé tant d'espérances sur la mobilité de ce peuple, et vous n'avez pas senti que, si votre système pouvait réussir, dans cette même mobilité était le principe de sa destruction ; que bientôt le peuple agité dans un autre sens aurait établi à la place de la monarchie constitutionnelle que vous aurez détruite, la plus terrible tyrannie, celle qui est établie contre la loi, créée par l'aveuglement ? (Applaudissements)
Vous avez cru que le peuple changerait aujourd'hui sa Constitution par une impression momentanée, et vous avez cru que ce conseil exécutif, faible par son essence, divisé incessamment entre ceux qui en formeraient le nombre, opposé à tous égards à l'instinct de la Nation qui est tout entière pour l'égalité et toujours prête à s'insurger contre ce qui lui présenterait le simulacre d'une odieuse oligarchie, que ce conseil établissant dans le royaume le désordre et l'anarchie par la débilité de ses moyens, et par la division de ses membres, résisterait longtemps aux grands généraux, aux grands orateurs, aux grands philosophes qui présenteraient à la Nation la puissance protectrice du génie contre les abus auxquels vous l'auriez livrée ; vous avez cru que la Nation, par un mouvement momentané, détruirait la royauté, et vous n'avez pas senti que, s'il en était ainsi, elle rétablirait un jour la tyrannie pour se défaire des troubles et de l'état humiliant dans lequel vous l'auriez plongée jusqu'à la déchéance. (Applaudissements répétés) Il est donc vrai que la Constitution veut que le Roi soit inviolable, et que, dans un cas non prévu, il ne soit pas déchu du trône ; il est donc vrai que tout homme vraiment libre veut exclusivement ce qu'a prononcé la Constitution. Mais je conviens en ce moment de laisser la Constitution de côté ; je veux parler dans la Révolution ; je veux examiner s'il est à regretter que la déchéance ne s'applique pas à la conduite du roi ; et je dis, du fond de ma pensée, je dis affirmativement, non.
Messieurs, je ne chercherai point ici les motifs de la Révolution dans ceux qu'on a voulu nous supposer. On a dit dans cette tribune, on a imprimé ailleurs que la crainte des puissances étrangères avait été le motif de circonstance qui avait déterminé les comités en faveur du décret qu'ils vous ont proposé ; cela est faux, calomnieusement faux. Je déclare que la crainte des puissances étrangères ne doit point influencer nos opérations. Je déclare que ce n'est pas à nous de redouter des débats avec les rois, qui, peut-être, par les circonstances, ne seraient pas heureux pour nous, mais qui seront toujours plus menaçants pour eux. Quelque exemple qu'on puisse donner des peuples devenus libres par leur énergie, et rétablis sous le joug par la coalition des tyrans, une telle issue n'est point à craindre pour nous. Des secousses trop répétées ont fait pénétrer, jusqu'au fond du peuple, l'amour et l'attachement de la Révolution. On ne change plus l'état des choses, on ne rétablit plus des usurpations et des préjugés quand une telle masse s'est émue, et quand elle a dit tout entière : je sais être libre, je veux être libre, et je serai libre. Cela est profondément vrai en politique, comme juste en philosophie, et si on le veut, comme pompeux en déclamation. Il est parfaitement vrai que si quelque puissance voulait nous ôter notre liberté, il pourrait en résulter des désastres passagers pour nous, de grandes plaies pour l'humanité : mais qu'en dernière analyse la victoire nous est assurée. Aussi n'est-ce pas là, Messieurs, le motif révolutionnaire du décret. Ah ! ce n'est pas notre faiblesse que je crains, c'est notre force, nos agitations, c'est le prolongement indéfini de notre fièvre révolutionnaire. On a rappelé ailleurs et dans cette tribune les inconvénients de détails de tout autre parti que celui qui, après la Constitution achevée, la proposerait au roi pour l'accepter librement. On a assez bien établi que des régents passés en pays étrangers, éloignés de tout temps de la Révolution, remplaceraient mal le monarque que vous auriez éloigné ; on a parfaitement établi qu'éloigner la régence de ceux à qui la Constitution l'a donnée, après en avoir éloigné la royauté, serait créer autant de partis qu'on aurait exclu d'hommes appelés par la Constitution. On a très bien prouvé qu'un conseil exécutif de régence ou de surveillance mis à leur place augmenterait le mal au lieu d'y remédier, que les ennemis ou plutôt les chefs du parti contre-révolutionnaire en deviendraient plus nombreux, que la Nation se diviserait elle-même, et que le pouvoir exécutif remis en de débiles mains n'aurait aucun effet sur eux ; que si ce conseil était pris dans l'Assemblée nationale, la Révolution paraîtrait n'être plus l'ouvrage que de l'ambition de ceux qui auraient voulu s'y faire porter ; que l'Assemblée nationale perdrait l'estime ; et que ceux qu'elle aurait placés à la tête du gouvernement auraient par là même perdu la force ; que si le conseil était choisi au dehors de cette Assemblée, il serait possible sans doute, d'y recueillir des hommes capables de gouverner ; mais il ne le serait pas autant d'y retrouver des hommes assez connus dans la Révolution, ayant pu attacher sur eux l'attention publique, ayant pu conquérir la confiance par une longue suite d'actes connus, de sorte que le second conseil serait encore plus fragile que le premier. On a très bien établi ces faits ; mais je les prends en masse et je dis : tout changement est aujourd'hui fatal, tout prolongement de la Révolution est aujourd'hui désastreux ; la question, je la place ici, et c'est bien là qu'elle est marquée par l'intérêt national. Allons-nous terminer la Révolution, allons-nous la recommencer ? (Applaudissements répétés) Si vous vous défiez une fois de la Constitution, où sera le point où vous vous arrêterez, et où s'arrêteront surtout nos successeurs ?
J'ai dit que je ne craignais pas l'attaque des nations étrangères et des Français émigrés ; mais je dis aujourd'hui avec autant de vérité, que je crains la continuation des inquiétudes, des agitations qui seront toujours au milieu de nous, tant que la Révolution ne sera pas totalement et paisiblement terminée : on ne peut nous faire aucun mal au dehors, mais on nous fait un grand mal au dedans quand on nous agite par des pensées funestes ; quand des dangers chimériques, créés autour de nous, donnent au milieu du peuple quelque consistance et quelque confiance aux hommes qui s'en servent pour l'agiter continuellement. On nous fait un grand mal quand on perpétue ce mouvement révolutionnaire qui a détruit tout ce qui était à détruire, qui nous a conduits au point où il fallait nous arrêter, et qui ne cessera que par une détermination paisible, une détermination commune, un rapprochement, si je puis m'exprimer ainsi, de tout ce qui peut composer à l'avenir la Nation française. Songez, Messieurs, songez à ce qui se passera après vous : vous avez fait ce qui était bon pour la liberté, pour l'égalité ; aucun pouvoir arbitraire n'a été épargné, aucune usurpation de l'amour-propre ou des propriétés n'est échappée : vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi civile et devant la loi politique ; vous avez repris, vous avez rendu à l'État tout ce qui lui avait été enlevé. De là résulte cette grande vérité que, si la Révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; c'est que, dans la ligne de la liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait l'anéantissement de la royauté ; c'est que, dans la ligne de l'égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l'attentat à la propriété. (Applaudissements)
Je demande à ceux qui m'entendent, à ceux qui conçoivent avec moi, que si les mouvements recommencent, que si la Nation a encore de grandes secousses à éprouver, que si de grands événements peuvent suivre ou seulement se font redouter, que si tout ce qui agite le peuple continue à lui imprimer son mouvement, que si son influence continue à pouvoir agir sur les événements politiques ; à tous ceux, dis-je, qui savent que, si les choses se passent ainsi, la Révolution n'est pas finie ; je leur demande : existe-t-il encore à détruire une autre aristocratie que celle de la propriété ? Messieurs, les hommes qui veulent faire des révolutions ne les font pas avec des maximes métaphysiques ; on séduit, on entraîne quelques penseurs de cabinet, quelques hommes savants en géométrie, incapables en politique : on les nourrit sans doute avec des abstractions ; mais la multitude, dont on a besoin de se servir, la multitude, sans laquelle on ne fait pas de Révolution, on ne l'entraîne que par des réalités on ne la touche que par des avantages palpables.
Vous le savez tous, la nuit du 4 août a donné plus de bras à la Révolution que tous les décrets constitutionnels ; mais pour ceux qui voudraient aller plus loin, quelle nuit du 4 août reste-t-il à faire, si ce n'est des lois contre les propriétés ? Et si les lois ne sont pas faites, qui nous garantira qu'à défaut d'énergie dans le gouvernement, que, quand nous n'aurons pas terminé la Révolution et réprimé le mouvement qui la perpétue, son action progressive ne fera pas d'elle-même ce que la loi n'aura pas osé prononcé ? Il est donc vrai qu'il est temps de terminer la Révolution ; il est donc vrai qu'elle doit recevoir aujourd'hui son grand caractère ; il est donc vrai que la Révolution paraîtra, aux yeux de l'Europe et de la postérité, avoir été faite pour la Nation française, ou pour quelques individus : que si elle est faite pour la Nation, elle doit s'arrêter au moment où la Nation est libre, et où tous les Français sont égaux ; que si elle continue dans les troubles, dès lors elle n'est plus que l'avantage de quelques hommes, dès lors elle est déshonorée, dès lors nous le sommes nous-mêmes. (Applaudissements)
Aujourd'hui, Messieurs, tout le monde doit sentir que l'intérêt commun est que la Révolution s'arrête. Ceux qui ont perdu doivent s'apercevoir qu'il est impossible de la faire rétrograder et qu'il ne s'agit plus que de la fixer : ceux qui l'ont faite et qui l'ont voulue doivent apercevoir qu'elle est à son dernier terme, que le bonheur de leur patrie, comme leur gloire, exige qu'elle ne se continue pas plus longtemps. Tous ont un même intérêt : les rois eux-mêmes, si quelquefois de profondes vérités peuvent pénétrer jusque dans les conseils des rois ; si quelquefois les préjugés qui les environnent peuvent laisser passer jusqu'à eux les vues saines d'une politique grande et philosophique ; les rois eux-mêmes doivent apercevoir qu'il y a loin pour eux entre l'exemple d'une grande réforme dans le gouvernement et l'exemple de l'abolition de la royauté ; que si nous arrêtons ici, ils sont encore rois ; que même l'épreuve que vient de subir parmi nous cette institution, la résistance qu'elle a offerte à un peuple éclairé et fortement irrité, le triomphe qu'elle a obtenu par les discussions les plus approfondies ; que toutes les circonstances, dis-je, consacrent pour les grands États la doctrine de la royauté ; que de nouveaux événements en pourraient faire juger autrement ; et que, s'ils ne veulent pas sacrifier à de vaines espérances la réalité de leurs intérêts, la terminaison de la Révolution de la Nation française est aussi ce qui lui convient le mieux.
Quelle que soit leur conduite, Messieurs, que la nôtre au moins soit sage ; que la faute vienne d'eux, s'ils doivent en souffrir un jour, et que personne dans l'univers, en examinant notre conduite, n'ait un reproche juste à nous faire. Régénérateurs de l'Empire, représentants de la Nation française, suivez aujourd'hui invariablement votre ligne ; vous avez montré que vous aviez le courage de détruire les abus de la puissance ; vous avez montré que vous aviez tout ce qu'il faut pour mettre à la place des sages et d'heureuses institutions ; prouvez aujourd'hui que vous avez la force, que vous avez la sagesse de les protéger et de les maintenir. La Nation vient de donner une grande preuve de force et de courage : elle a solennellement mis au jour, et par un mouvement spontané, tout ce qu'elle pouvait opposer aux événements dont on la menaçait. Continuons les mêmes précautions ; que nos limites, nos frontières soient puissamment défendues : mais au moment où nous manifestons notre puissance, prouvons aussi notre modération ; présentons la paix au monde inquiet des événements qui se passent au milieu de nous : présentons une occasion de triomphe, une vive satisfaction à tous ceux qui, dans tous pays étrangers, ont pris intérêt aux événements de notre part : et qui nous disent, de toutes parts, vous avez été courageux, vous êtes puissants, soyez aujourd'hui sages et modérés ; c'est là que sera le terme de votre gloire. C'est ainsi que vous aurez prouvé que, dans des circonstances diverses, vous saviez employer des talents et des moyens, et des vertus diverses.
C'est alors que vous retirant dans vos foyers, après avoir vigoureusement établi l'action du gouvernement, après avoir énergiquement prononcé que vous voulez que la France présente un asile paisible pour tous ceux qui voudront obéir aux lois ; après avoir donné le mouvement à vos institutions (et cela est possible dans un temps prochain, car je ne suis pas disposé à éloigner l'instant de notre séparation), après avoir mis en vigueur tout ce qui fait agir le gouvernement, vous vous retirerez dans vos foyers, vous aurez obtenu par votre courage, la satisfaction et l'amour des plus ardents amis de la Révolution et de la liberté ; et vous obtiendrez, de la part de tous, par de nouveaux bienfaits, des bénédictions ou au moins le silence de la calomnie. J'adopte les propositions de M. Salle [ayant proposé que des conditions soient imposées au roi], et je conclus à l'admission du projet des comités. (Applaudissements répétés)
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