[ Extraits de La quête d'un compromis pour l'évacuation des Juifs du Maroc de Yigal Bin Nun Dans Pardès 2003/1 (N° 34), pages 75 à 98]
La France mit fin à son pouvoir au Maroc le 3 mars 1956 et, un mois après, l’Espagne franquiste accorda à son tour, le 7 avril, l’indépendance au nord du pays [1] Sur une population d’environ 10 millions d’habitants, la communauté juive du Maroc comptait 230 000 âmes après l’indépendance, dont la plupart habitaient les grandes villes et surtout Casablanca [2].
Dès le début du protectorat français au Maroc, un petit courant de Juifs quittèrent le pays pour la France, l’Espagne et surtout pour Israël.
On divise d’habitude l’émigration juive en trois grandes périodes :
la première étant celle de Qadima qui commence après la création de l’État d’Israël jusqu’à l’indépendance du Maroc [3] (Qadima est le nom de l’organisation sioniste au Maroc)
La seconde est la période de l’émigration clandestine organisée par la Misguéret du début 1957 à novembre 1961, (La Misgeret est le nom du réseau implanté par le Mossad au Maroc pour veiller tout d’abord à l’autodéfense juive et ensuite à l’émigration clandestine.)
et la troisième est celle de l’opération Yakhin où l’émigration s’effectua en concert avec les autorités marocaines, à l’aide de passeports collectifs de 1961 à 1964. Le nom de l'opération, Yakhin, est d'origine biblique : il s'agit du nom de l'un des deux piliers centraux qui soutenaient le Temple de Salomon. Israël considère l'immigration comme un pilier majeur qui soutient l'existence de l'État juif .
La veille de l’indépendance d’Israël et dans les années 1948-1949, 22 900 Juifs quittèrent le Maroc pour Israël.
De 1949 à l’indépendance du Maroc 108 243 Juifs immigrèrent en Israël dans un rythme d’environ 3 000 personnes par mois.
Pendant toute la période de l’existence de l’organisation Qadima entre 1949 et 1956, 110 000 Juifs quittèrent le Maroc et environ 120 000 Juifs demeurèrent au Maroc jusqu’en 1961 [5]
237 813 Juifs immigrèrent du Maroc en Israël de 1948 à 1967 [6]
Le 26 novembre 1957 la population juive du Maroc comptait 164 216 âmes qui constituaient 1,8 % de la population marocaine.
Environ 86 000 Juifs vivaient à Casablanca et dans ses environs. 75 % des Juifs du Maroc vivaient dans douze agglomérations citadines et le reste dans plus de 150 agglomérations supplémentaires dont la population ne dépassait pas 80 âmes [7].
L’argumentation marocaine contre le départ des Juifs
La question de l’émigration juive du Maroc indépendant, ou comme elle était communément désignée, le droit à la liberté de circulation, préoccupa inlassablement les dirigeants de la communauté juive locale, tracassés par les obstacles que les autorités dressaient aux demandes de passeports. Ce droit n’avait pas moins préoccupé le gouvernement israélien, l’Agence juive, les chefs du Mossad et les émissaires du réseau de la Misgeret œuvrant clandestinement au Maroc. Les milieux libéraux marocains étaient opposés à l’idée d’émigration notamment afin de donner à l’opinion publique mondiale une image progressiste et libérale du Maroc. Ils souhaitaient octroyer à leur pays l’image d’un État moderne où tous les citoyens pouvaient jouir de l’égalité des droits, sans distinction de religion. D’autre part, ils craignaient que le départ des Juifs du Maroc n’affaiblisse l’économie nationale. Par contre les milieux panarabes et l’aile traditionaliste de l’Istiqlal, qui exaltaient publiquement l’hégémonie nassérienne, n’étaient pas ravis du fait que des Juifs aisés quittent le Maroc pour renforcer les rangs « sionistes » en Israël, en guerre contre la nation arabe. Contrairement aux positions des représentants du Palais, les chefs de l’Istiqlal et leurs journaux Attahrir et « Avant-Garde » exigèrent la fermeture immédiate du camp de transit Qadima. Cependant, le dirigeant traditionaliste de l’Istiqlal, Allal Alfassi, déclara maintes fois que, conformément aux principes de liberté et de démocratie, il ne conteste pas le droit légitime des Juifs de quitter librement le Maroc.
Dans les milieux juifs, le fondateur de l’Istiqlal était perçu comme le symbole de l’hostilité aux Juifs et à leurs droits. Alfassi est issu d’une des familles les plus notables de Fès qui y constituait l’aristocratie financière et culturelle et fut un des éminents personnages de l’édification du Mouvement National Marocain. Il fit ses études à Fès à la madrasa religieuse de la Qaraouine où germèrent les premières doctrines de l’orthodoxie islamique modernisée et de la lutte contre les sectes soufies répandues dans les zaouïa, qui propageaient des croyances mystiques au cœur des masses rurales. Après la proclamation préjudiciable du dahir berbère du mois de mai 1930, Allal Alfassi, Ahmed Balafrej et leur adversaire Mohammed Hassan Ouazzani s’engagèrent à propager les idées réformistes au sein du protectorat et par la suite exigèrent des revendications nationalistes qui aboutirent à la fondation de l’Istiqlal en janvier 1944 [8].
De retour au Maroc en août 1956, après un long exil, Alfassi publia, dans l’organe de l’Istiqlal Al Amal, un article où il tenta de reprendre place au gouvernail de son pays. Il félicita le roi Mohammed V d’avoir endigué l’exode des Juifs vers la Palestine arabe subordonnée à l’impérialisme sioniste et le complimenta d’avoir bouclé l’organisation sioniste Qadima qui veillait à l’émigration des Juifs durant le Protectorat français. Alfassi avait ainsi défini l’identité de ces émigrants : « Nous savons pertinemment que ces émigrants n’appartiennent pas aux couches défavorisées mais plutôt à la classe moyenne et qu’ils emportent avec eux l’argent perçu après la liquidation de leurs biens. Ce qui signifie qu’en fait, nous fournissons à Israël des centaines de sionistes riches et bien portants pour la colonisation de territoires arabes et pour combattre nos frères musulmans […] [9]. Il y a une limite à notre indulgence. Les droits qui sont octroyés à nos frères juifs les assujettissent à des devoirs de fidélité envers la patrie et ses habitants […] La propagande sioniste trahit les Juifs et nous trahit aussi. Je m’adresse au ministre de l’Intérieur et lui adjure de rayer ce déshonneur qui porte atteinte à l’âme du Maroc et qu’il ne pourvoie pas de passeports collectifs à ceux qui convoitent l’émigration en Israël [10]. » En dépit de son attaque contre le sionisme et l’État d’Israël, Alfassi mentionna les Juifs comme ses « frères ». Mais il détermina leurs droits en fonction de leur dévouement à l’État.
Bien que le chef de l’aile gauche du parti Mehdi Ben Barka fût confirmé comme ami notoire des Juifs, il ne s’abstint pas d’assigner à ceux qui désertaient le Maroc le terme de « traîtres ». Le président de l’Assemblée consultative réprimanda en novembre 1957 « une émigration artificielle » qui risquait d’exalter des musulmans contre les Juifs qui continuaient à vivre au Maroc et pouvaient générer des brimades antisémites dont les responsables ne seraient autres que les émigrants eux-mêmes [11][11]H. Lherman, « L’Al Wifaq chez les Juifs marocains, entente…. Grâce à un rapport du représentant du Mossad, daté d’août 1956, nous pouvons constater quelle était la situation au sein des partis politiques marocains. L’agent de renseignement israélien adressa le rapport au chef du Département de l’Émigration à l’Agence juive à Jérusalem, Zalman Shragay [12]. Il remarqua trois tendances distinctes concernant l’émigration juive à l’époque du premier gouvernement marocain présidé par Mbark Bekkay : celle des traditionalistes de l’Istiqlal dirigés par Ahmed Balafrej dont le regard était tourné vers Le Caire nassérien ; celle de Mehdi Ben Barka qui craignait une détérioration des relations avec le monde occidental et préconisait que le Maroc devait arborer un aspect positif face à l’opinion publique mondiale et par conséquent consentir à l’émigration ; et finalement celle de son collègue Abderahim Bouabid, ministre des Finances, adepte de l’Occident et opposé à l’intrusion de l’Égypte nassérienne dans les affaires intérieures marocaines, qui était favorable à l’évacuation du camp de transit Qadima où séjournaient plus de six mille Juifs qui avaient quitté leurs foyers et attendaient leur départ pour Israël.
Malgré les déclarations en faveur de l’égalité des droits accordés aux Juifs, les dirigeants marocains, tous partis inclus, étaient unanimes dans leur opposition au départ des Juifs. Les causes de cette contestation étaient nuancées et reflètent la diversité des cultures politiques dans la classe dirigeante.
– Le roi Mohammed V percevait les Juifs marocains comme les protégés du Trône, si ce n’est du souverain lui-même. Qui plus est, ce point de vue paternaliste et sentimental était dépourvu de réalisme politique. Il voyait dans le départ des Juifs un échec personnel du roi, tel un père qui délaisse ses enfants et n’accourt pas à leur secours lorsqu’ils commettent une erreur.
- Le départ des Juifs juste après l’accession à l’indépendance risquait de porter préjudice à la société marocaine et nuirait à son économie. Les principaux domaines qui en pâtiraient seraient l’administration publique, le commerce et certaines professions où les Juifs étaient influents.
– En laissant partir ses Juifs, le Maroc se manifestera comme un État réactionnaire et antilibéral incapable de fournir à une minorité ethnique ou religieuse non-musulmane les conditions nécessaires qui puissent lui permettre de s’intégrer dans la nouvelle société marocaine [13][13]Rapport de Haïm Yahil, secrétaire général adjoint du ministère….
– L’émigration juive vers Israël risquait de compromettre les relations du Maroc avec les pays arabes au Moyen-Orient, avec lesquels le jeune État avait besoin d’entretenir de bonnes relations pour consolider son équilibre politique, après sa lutte anticoloniale.
– De surcroît, le départ massif de jeunes Juifs vers Israël renforcerait l’armée israélienne en État de guerre avec les pays arabes frères.
Ainsi se constitua une tendance unanime qui rallia tous les partis politiques marocains, dans leur opposition à la sortie des Juifs du pays.
Les représentants israéliens et ceux des organisations juives internationales répliquèrent à ces raisonnements par des arguments contraires. Ils rétorquèrent que la référence économique n’était pas tangible, étant donné qu’environ 60 000 Juifs (160 000 Juifs vivaient au Maroc en l’an 1960) ne subvenaient à leurs besoins que grâce à l’aide humanitaire du Joint judéo-américain [14].
Les modes de cultures de la classe politique marocaine influencèrent donc leurs rapports avec la communauté juive – en ce qui concerne notamment la question de l’émigration hors du Maroc – et avec le sionisme et l’État d’Israël. Cette classe sociale a été forgée par deux pôles culturels : l’un en Europe et notamment Paris et l’autre dans les universités Qaraouine à Fès et El Azhar au Caire. Dans ces deux pivots religieux, on inculquait une instruction islamique traditionnelle, quoique cette culture eût, elle-même subi une modernisation relative. Le prince Moulay Hassan, Balafrej, Ben Barka, Bouabid, Réda Guédira, Mohammed Alfassi, Abdelqader Benjelloun et d’autres avaient fréquenté les centres universitaire français et étaient partisans d’une politique pragmatique envers l’Occident. Dans le camp opposé, le chef de la révolte du Rif Abdelkrim Khattabi, le roi Mohammed V, le héros légendaire le Fqih Mohammed Basri, Allal Alfassi et le rédacteur de l’organe de l’Istiqlal El Alam, Abdelkrim Ghallab, avaient reçu une formation principalement traditionnelle et maîtrisaient peu les langues étrangères. Ils étaient influencés par les principes islamistes et panarabes en provenance du Caire et de Bagdad. D’après des listes établies par des sociologues français, 41 dirigeants du mouvement national marocain furent directement influencés par la rive gauche parisienne, ses personnalités influentes et ses revues littéraires. Chez certains, cette influence était mitigée d’une culture arabe et islamique modernisée par l’influence du Caire qui constituait un pôle idéologique primordial.
La position des Juifs marocains et des Israéliens
Les représentants israéliens précisèrent, au cours de leurs entretiens avec les autorités marocaines, que dans certaines professions, le départ de Juifs gratifierait par de nouveaux emplois de jeunes musulmans qualifiés. Quant à la réaction des pays arabes du Moyen-Orient, les Israéliens répliquèrent que plusieurs États membres de la Ligue arabe et même ceux qui étaient en état de belligérance avec Israël avaient permis aux Juifs de quitter leurs pays pour s’installer en Israël et leurs enfants sont recrutés à l’armée israélienne, comme c’est le cas des Juifs d’Égypte, d’Irak, du Yémen, de la Libye et de la Tunisie et même de la Syrie et du Liban. Selon Alexandre Easterman, délégué du Congrès juif mondial, alors que Nasser avait encouragé les Juifs à quitter l’Égypte et les avait même expulsés après la campagne du Sinaï en 1957, pour favoriser une politique d’union nationale, le Maroc encourageait plutôt la diversité nationale [15].
Il rappela aussi l’exemple tunisien et la politique libérale de Habib Bourguiba, qui avait permis aux Juifs de son pays de quitter en toute liberté la Tunisie, sans que ceux-ci se ruent vers les portes de sortie [16].
Aux yeux de la classe dirigeante marocaine, la situation des Juifs ressemblait, dans un certain sens, à celle de la communauté française. Malgré les différences de nationalité – les Juifs étant de nationalité marocaine – la communauté juive, tout comme la communauté française, représentait un marché de consommation non négligeable et procurait une main-d’œuvre qualifiée à l’administration civile. En dépit des déclarations d’apaisement de la part des dirigeants marocains, les Juifs redoutaient un futur incertain, dès lors que le jeune pays indépendant surmonterait ses problèmes économiques et politiques. En fait, la liberté de circulation et l’octroi de passeports ne constituaient pas de problème pour la majeure partie des Juifs. Ces droits ne concernaient que quelques commerçants et hommes d’affaires juifs aisés qui souhaitaient effectuer des voyages d’affaires, faire du tourisme, ou visiter des proches en Europe. Ces deux revendications ne pouvaient en aucun cas résoudre le problème de la masse juive des classes populaires défavorisées dans les grandes villes ou les petits villages du sud marocain. Cette masse espérait émigrer avec l’assistance active d’un organisme qui s’occuperait de sa sortie du Maroc et du transfert de ses biens vers un nouveau pays. Toutefois, les représentants des organisations juives mondiales avaient préféré débattre du principe, facilement défendable, du droit à la libre circulation et à l’octroi de passeports, au lieu d’évoquer l’ambition de concéder à un pays étranger le droit d’organiser sur le territoire marocain une émigration systématique et structurée de ses ressortissants juifs pour les acheminer vers Israël.
Progressivement, les autorités durent renoncer à leur opposition au départ des Juifs et firent semblant de l’ignorer tant que celui-ci ne s’effectua pas de manière tapageuse, au vu et au su des représentants des partis de l’opposition.
Étant donné que l’objection au principe de l’émigration juive avait doté les chefs des partis d’une arme politique servant à défier le Palais, personne n’osa manifester son approbation au départ des Juifs, bien qu’au cours d’entretiens personnels, ils ne s’y soient point opposés et n’aient entrepris aucune démarche pour y mettre un terme.
Néanmoins, le Trône décida de réviser sa politique à ce sujet. Les causes de ce revirement sont multiples. La pression de l’opinion publique mondiale, juive et non-juive, avait engendré chez les dirigeants politiques une mutation progressive qui avait abouti à une vision pragmatique du problème. Ils comprirent qu’en fait, il était insensé d’ériger une barrière artificielle, face au désir constant des Juifs fermement décidés à quitter le pays, pour bâtir leur avenir sous d’autres cieux [17]. Les émissaires de la Misgeret étaient tout à fait conscients du rôle que jouait l’émigration dans le litige opposant les partis politiques au Palais et savaient aussi que le Trône ne s’efforçait point de mettre fin à cette émigration illégale. L’historien de la Misgeret Eliezer Shoshani n’oublia pas de souligner que : « Dans le langage politique actuel, il faudrait avouer que les divers gouvernements du Maroc indépendant n’avaient pas osé laisser les portes de l’émigration grandes ouvertes de peur que l’opposition ne trouve des prétextes pour attaquer le régime. Par contre ils n’étaient pas assez déterminés non plus à mettre fin à cette émigration [18]»
La rupture des relations postales et le dahir de marocanisation
L’événement qui suscita la dégradation des relations entre les autorités marocaines et la communauté juive et qui mit un terme à l’ère de l’euphorie qui caractérisa le désir d’intégrer l’élément juif au sein de la nouvelle société se produisit le 22 septembre 1959, alors que le gouvernement de gauche de Abdallah Ibrahim était au pouvoir. Conformément à l’initiative de Mohammed V, les ministres des Affaires étrangères des États de la Ligue arabe s’étaient réunis à leur 32e congrès, pour la première fois à Casablanca. Ce congrès ainsi que les visites du roi Hussein de Jordanie et du roi Fayçal d’Arabie Saoudite provoquèrent un regain de déclarations anti-israéliennes au Maroc et une recrudescence de proclamations en faveur de l’arabisation linguistique. Ce congrès se déroula sans qu’on ait signalé aucune atteinte à la communauté juive de la ville, contrairement aux exactions antijuives qu’on signala lors du même congrès une année plus tard. Cependant, sa décision de fonder « l’Union postale arabe » provoqua la rupture unilatérale des relations postales, télégraphiques et téléphoniques entre le Maroc et Israël. Exceptionnellement, la décision de rupture n’avait pas frappé les cas d’appels d’urgence, provenant de bateaux israéliens ainsi que les appels d’urgence en cas de détresse. Cette décision porta cependant un coup fatal aux relations de quelque 150 000 Juifs du Maroc, avec environ 120 000 de leurs proches, résidant en Israël et ébranla un souhait de symbiose judéo-musulmane à peine amorcée. Cette rupture pesa lourdement sur le climat moral de la communauté juive et sur son avenir au Maroc.
D’autre part, l’arrêt gouvernemental, le dahir du 26 novembre 1958, imposant la réinscription de toutes les associations bénévoles, juives autant que musulmanes, engendra des modifications au sein de la classe dirigeante juive locale.
Une des conditions requises pour ratifier la légalité d’une association était que les membres du comité directeur de l’organisme soient exclusivement de nationalité marocaine et de surcroît que son budget ne provienne pas de source étrangère mais plutôt de cotisations et de dons gouvernementaux. Les institutions juives craignaient que les autorités ne se contentent pas seulement de désigner aux Comités des Communautés des candidats partisans de l’intégration mais aussi obligeraient leurs institutions à fournir des services à tous les musulmans. Cela risquait de s’effectuer de telle façon qu’au début, quelques musulmans seulement recevraient des services mais que progressivement ceux-ci deviendraient majoritaires et même domineraient les comités directeurs. Les nouveaux statuts du Conseil des communautés juives du Maroc, élaborés à l’initiative de David Amar, devaient certes surmonter les difficultés de la communauté en la redéfinissant comme minorité ethnico-religieuse, mais le statut n’avait pas encore été ratifié par les autorités, des problèmes plus cruciaux les préoccupaient.
Étant donné qu’une partie des institutions internationales juives de bienfaisance étaient encore gérées par des Juifs de nationalité étrangère résidant au Maroc ou en Europe, une partie de ces institutions furent astreintes à modifier la constitution de leurs comités directeurs et à nommer à leur tête des membres de nationalité marocaine, tout en essayant parallèlement de faire pression pour obtenir des concessions dans leurs statuts. Une partie des anciens directeurs furent ainsi nommée comme conseillers auprès du comité directeur. Depuis juin 1958, les autorités s’opposèrent à l’existence de la CIRE, « Caisse Israélite de Relèvement Économique », présidée par Raphaël Benazeraf et la juriste Hélène Cazes-Benattar, caisse qui soutenait les artisans juifs, en prétendant que ce fonds n’avait pas de raison d’être autonome après l’accession à l’indépendance. En définitive la caisse maintint son activité et ne fut pas dissoute. Des organismes juifs comme « l’Association pour la propagation de la langue hébraïque » s’abstinrent de revendiquer une licence pour leur statut de crainte d’essuyer un refus. L’association Maguen David, dédiée elle aussi à la diffusion de l’hébreu, avait reçu, en dépit de ses inquiétudes, une ratification de son statut. Les statuts des associations vouées à l’éducation comme l’ORT, Otsar HaTora, Lubavitch, et des institutions médicales comme l’OSE et le « Home Benjio » furent approuvés sans problèmes [19]. Quant à « L’Association des juifs originaires d’Algérie au Maroc », les autorités prétendirent au début qu’il n’était pas nécessaire d’entretenir un organisme séparé pour les Juifs algériens, mais en fin de compte leur statut fut approuvé.
La quête d’un compromis pour l’évacuation des Juifs
L’échec de la mission du Congrès juif mondial en avril et juillet 1959 et le fait que ses délégués n’aient pu rencontrer le Premier ministre ni le ministre de l’Intérieur entraînèrent les représentants des organismes juifs s’occupant du sujet marocain, à la résolution de chercher des moyens d’action alternatifs pour tenter de résoudre le problème.
En juillet 1958, l’émissaire Wolfgang Bertholz avait achevé le rapport de ses entretiens au Maroc par une recommandation très explicite : « Tout en exploitant la situation économique déplorable du Maroc, il est nécessaire d’essayer de proposer une aide financière, afin d’obtenir de l’actuel ou du futur gouvernement un quota d’immigration fixé d’avance. Une offre de ce genre devrait parvenir évidemment d’une institution privée, et sûrement pas d’Israël, tout en proposant habilement le sujet du quota d’émigration, comme condition préalable [20] »
Certains dirigeants de la communauté juive avaient estimé lors d’un entretien avec Yaakov Tsur, l’ancien ambassadeur d’Israël à Paris, en avril 1959, que la voie la plus efficace pour la solution du problème de l’émigration était d’exercer une influence directe sur le roi par l’intermédiaire de son fils en visite à cette époque à Paris. Ces dirigeants connaissaient la sensibilité du prince héritier aux arguments financiers. Toutefois, le représentant de l’Agence juive, Yaakov Tsur, était sceptique quant à la réussite de ce procédé. Selon lui, le sujet nécessitait une seconde réflexion, étant donné que le prince venait juste de rentrer d’Égypte et qu’il avait besoin du soutien politique de Nasser. Celui-ci lui avait sûrement promis une contribution et par, conséquent, le prince serait certainement plus prudent et éviterait toute action risquant de nuire à son prestige, à la veille des entretiens de son père avec le président de Gaulle. Tsur estima qu’il serait difficile de trouver un intermédiaire qui puisse s’entretenir de ce sujet avec le prince Moulay Hassan et même si cela se produisait, on doutait de l’aptitude du prince héritier à tenir ses promesses. Pour cela il fallait vérifier, une fois de plus, si cette proposition était réalisable et trouver les voies adéquates pour aborder le prince lors de ses déplacements à l’étranger [21].
Pour remédier à ce problème, on convoqua une grande réunion de concertation le 17 juin 1959, à laquelle prirent part Nahum Goldman et Alexandre Easterman du CJM, Yaakov Tsur et Éran Laor de l’Agence juive, Walter Eitan et Shneurson de l’Ambassade d’Israël à Paris, Mordekhay Gazit du ministère des Affaires étrangères et Shlomo Havilio du Mossad. Bien qu’il y eût des divergences de vues entre le CJM et les Israéliens, tous les participants étaient unanimement convaincus que, pour sortir de l’impasse, il fallait envisager une rencontre entre Goldman et le roi, lors de son séjour en Suisse. On proposa aussi d’effectuer parallèlement une rencontre avec le prince héritier qui avait une influence considérable sur son père mais il était évident, pour tous les participants, qu’un contact de ce genre ne serait possible que s’il avait une base « solide », faisant allusion à une indemnité financière. Les participants signalèrent que le prince était complètement débordé par ses dettes [22]. En raison de divers problèmes techniques, ni le CJM ni l’ambassade d’Israël à Paris ne réussirent à organiser cette rencontre [23].
Cela étant, au ministère des Affaires étrangères, on déploya beaucoup d’efforts pour obtenir une audience pour Nahum Goldman chez le roi. Tandis que S. Z. Shragay était partisan d’une rencontre avec le prince héritier, Gazit était plutôt réservé quant au caractère et à la personnalité du prince : « Il faut réexaminer le sujet et vérifier dans quelle mesure le prince serait capable de tenir ses promesses, si toutefois il était prêt à les émettre. Nous savons, certes, que c’est une personne équivoque. En outre, il ne faut pas négliger l’éventuelle emprise de ses impressions du Caire. » Gazit préféra à cette étape emprunter « la voie normale » pour influencer le roi [24]. Lorsque cette voie échoua elle aussi, on décida au ministère de continuer d’embarrasser les Marocains par les visites constantes d’Easterman.
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Au début février 1960, les organismes israéliens s’occupant du sujet judéo-marocain décidèrent de tenter de nouvelles voies diplomatiques pour la sortie des Juifs. Une réunion en ce sens se déroula, à Tel-Aviv, présidée par Shragay avec la participation des représentants du Mossad, du gouvernement et de l’Agence juive. Yaakov Tsur a ouvert la réunion par une déclaration pertinente : « Il faut examiner l’éventualité de pourparlers de haut niveau avec les Marocains, avec le monarque lui-même, dans le but de parvenir à un accord pour la sortie rapide de tous les Juifs intéressés, en un laps de temps fixé d’avance. » En fait, la proposition de Tsur faisait allusion à un accord pour « l’évacuation » des Juifs du Maroc.
C’est ainsi aussi que Isser Harel avait compris les propos de Shragay en mettant les points sur les i : « L’idée de l’évacuation n’est pas absurde. »
Le chef du Mossad procura bénévolement aux autorités marocaines des arguments pour expliquer leur politique au monde arabe. Elles pourraient prétendre, selon lui, que l’émigration du Maroc pèserait sur la situation économique d’Israël. Il dut avouer explicitement que la solution devait indubitablement être diplomatique. Le but principal de l’action clandestine que déployait son réseau au Maroc n’avait pour but que de fournir aux Juifs locaux la sensation qu’ils n’étaient pas négligés et aussi d’attiser l’espérance en leur cœur [27].
L’idée d’aborder le prince héritier pour parvenir à un accord est née en Israël, après la constitution du gouvernement Ibrahim et se développa après sa dissolution, en raison de la défaillance du roi face à l’ardeur de l’opposition. En juillet, après avoir été informé de la rencontre prochaine d’Easterman avec le prince héritier, on demanda au représentant du CJM de rencontrer d’abord le ministre de l’Intérieur Bekkay. Easterman reçut des instructions de Shragay selon lesquelles, pour le moment, il n’était pas nécessaire d’entrer dans des détails précis, mais qu’il fallait souligner à son interlocuteur que, depuis que le Maroc avait accédé à l’indépendance, on n’a pas permis aux Juifs d’immigrer en Israël, malgré les promesses et les déclarations du gouvernement [28].
À l’ambassade d’Israël à Paris, Yaël Vered conçut une nouvelle voie pour contacter le prince héritier. Le 27 juillet 1960, elle rencontra les représentants du Mossad pour débattre avec eux de nouveaux moyens de travail « face à la détérioration de la situation de la communauté juive du Maroc et surtout à l’aggravation des difficultés concernant l’organisation de leur sortie ». Selon ses informations, Mohammed V organisait une fuite de fonds en dehors du Maroc. Le monarque était associé à plusieurs entreprises en Suisse et en Italie mais avait des difficultés à assumer ses engagements financiers. Elle s’adressa au chef de la Misgeret à Paris, Éphraïm Ronel [29], et lui proposa, que Eran Laor, trésorier de l’Agence juive en Europe, s’adresse comme représentant d’Israël à l’avocat André Weil, identifié par Vered comme la personne s’occupant des affaires financières du roi, pour qu’il envisage avec lui la possibilité d’aider le roi financièrement, et en compensation déclenche des modifications dans le domaine de l’émigration [30]. Un accord de ce genre s’était déjà produit avec le fils du Premier ministre Nouri Saïd en Irak. Ronel était surpris par la hardiesse de la proposition, mais promit d’écrire en Israël à ce sujet. Bien que Vered eût informé l’ambassadeur Eitan, elle rédigea une lettre au ministère à Jérusalem en soulignant qu’à son avis, cette proposition devrait parvenir de la Misgeret et être soutenue par le ministère. Si par hasard celle-ci restait indécise, le ministère de Golda Meir pourrait prendre cette initiative en main [31]. Mais en fin de compte c’est Easterman qui rencontra le prince héritier conformément aux propositions de l’émissaire marocain Bensellam Guessous lors de sa mission à Jérusalem.
L’entretien avec l’ambassadeur marocain
L’éditeur René Julliard convia de sa propre initiative, le 2 décembre 1959, à son domicile, le consul d’Israël à Paris, Mordekhay Shneurson, et l’ambassadeur du Maroc en France, Abdelatif Benjelloun. Un débat envenimé s’engagea rapidement entre les deux diplomates. Dès que Shneurson exprima les sentiments de discrimination que ressentaient les Juifs du Maroc dans l’octroi de passeports et dans les relations postales avec Israël, l’ambassadeur marocain l’apostropha en ces termes : « S’il y avait déjà entre nos deux pays des relations diplomatiques normales et que vous soyez venu me voir pour me tenir de tels propos, j’aurais une preuve supplémentaire à ma conviction qu’il ne fallait pas entretenir de relations normales avec Israël, comme nous le faisons avec d’autres pays. Mon interprétation de vos propos est que vous, en Israël, vous vous placez comme les défenseurs des Juifs dans leurs pays d’origine et vous vous accordez le droit et la justification de vous immiscer dans les problèmes internes d’autres pays. Il s’agit là de citoyens marocains. Les responsables et officiels de ce pays ont le droit de décider s’il faut accorder ou pas des passeports et à qui les donner. C’est à eux aussi qu’incombe le droit de décider des relations postales avec d’autres pays étrangers [32]»
Après que Shneurson eut spécifié à l’ambassadeur les affinités existant entre le monde juif et l’État d’Israël, il lui demanda comment il justifiait l’inquiétude du Maroc envers les Algériens et envers les activités qu’entretenait le Maroc en leur faveur, bien que ces gens-là ne soient pas des citoyens marocains. Comment justifierait-il son intervention en faveur des réfugiés palestiniens, dont ils avaient parlé précédemment, lorsque ces mêmes réfugiés n’étaient pas des ressortissants marocains. Benjelloun, un peu calmé, se rapporta à l’émigration illégale. Selon lui les autorités marocaines étaient informées de l’existence d’un réseau clandestin qui faisait fuir les Juifs illégalement vers Israël, mais la politique des autorités était de tout temps de laisser croire qu’elle n’en savait rien. Toutefois, en aucun cas les autorités de son pays ne donneraient leur accord à une émigration juive qui renforcerait militairement Israël, en état de guerre avec ses voisins arabes, mais accepterait volontiers un accord entre les belligérants, basé sur des concessions mutuelles.
Après la réception du rapport de Shneurson, le directeur général du ministère des Affaires étrangères ajouta une remarque à l’intention du directeur de cabinet du ministre Golda Meir : « Cet entretien prouve qu’il n’y a aucun bénéfice dans nos tractations actuelles avec les Marocains. L’argument est trop usé et témoigne d’un manque de raisonnement et de lucidité. Parallèlement, ce même argument avait resurgi dans la réponse du Premier ministre Ibrahim au secrétaire général [des Nations unies]. Tous nos efforts n’aboutissent à rien. Il ne reste que l’action [33]» Cette remarque confirme les fluctuations ressenties par les représentants d’Israël chargés du problème de l’émigration entre l’action clandestine d’un côté, et la voie diplomatique de l’autre.
L’entretien avec le prince Moulay Hassan
Easterman s’entretint avec le prince héritier le 1er août 1960 et en fit un rapport au ministre des Affaires étrangères Golda Meir, le 6 septembre 1960 [34]. Le prince consentit à cet entretien, dont il connaissait d’avance le sujet, mais exigea la discrétion totale comme condition préalable à la poursuite de ces contacts. De ce fait, le prince fit allusion au fait qu’il envisageait une série de rencontres avec les représentants d’Israël. L‘entretien s’effectua tard dans la nuit, non pas dans son palais, mais en dehors de Rabat, dans le domicile personnel d’un de ses proches [35]. Ce long entretien traita de divers sujets dans une atmosphère conviviale qui incita Easterman à s’exprimer avec aisance.
Le prince souligna son espoir de voir les Juifs rester fidèles au Maroc et déclara sa satisfaction « du renouveau religieux chez les Juifs du Maroc ». Les musulmans marocains, selon lui, honorent tous les croyants et un homme religieux éprouve du respect pour toute religion. C’est pour cela que Allal Alfassi, comme sommité religieuse, éprouvait de la considération pour les Juifs, contrairement aux partisans de la gauche. En réalité, cette manière de représenter la communauté était contraire aux courants idéologiques et sociaux de l’époque, car précisément, cette judéité traversait une étape enthousiaste vers une sécularisation. Les propos du prince témoignent plutôt des inquiétudes du Palais envers l’adhésion de jeunes Juifs aux courants gauchistes et communistes de l’opposition. Les jeunes de l’aile gauche de l’Istiqlal voyaient la Couronne et le Palais comme des éléments conservateurs soutenus par les cléricaux et la classe féodale rurale.
Le prince craignait que ce courant gauchiste n’entraîne avec lui les jeunes Juifs laïques, ce qui augmenterait la menace contre le pouvoir de la dynastie alaouite : « Nous n’acceptons pas que des jeunes Juifs soient impliqués dans une action communiste. Le communisme est le plus grand péril contre nous. Comment un Juif peut-il être communiste ou avoir des affinités avec le communisme ? » Le prince exprima sa désapprobation envers les sympathies de l’élite intellectuelle juive envers le communisme et le socialisme radical.
Toutefois, l’inquiétude du prince héritier concernant l’attitude des Juifs envers la monarchie était une fausse alarme. Le nombre considérable de Juifs n’ayant pas encore privilégié l’émigration en dehors du Maroc, soutenaient incontestablement les positions du Palais, hormis un groupe d’intellectuels, dont le poids n’était pas considérable.
Les réserves envers Meyer Toledano, l’homme de confiance de Ben Barka, ne découlaient pas uniquement de l’embarras des Israéliens. Easterman cite des propos venimeux, proférés devant lui par le prince héritier, contre Toledano. Il mentionna explicitement l’homme politique juif de gauche et le traita « d’opportuniste, c’est un homme sans Dieu, un homme dépourvu de religion, dépourvu de croyance et dépourvu d’honneur, je le répugne et le dédaigne ». À cette occasion, le prince avoua que des dirigeants juifs membres de Comités de Communauté avaient été déchus de leurs fonctions à cause de leur sympathie pour la gauche. Cela avait pu se faire grâce au procédé permettant aux gouverneurs de provinces de nommer les membres des Comités à partir de listes de candidats, qui leur étaient présentées avant chaque élection. Le prince n’hésita pas à critiquer ardemment l’ancien ministre Léon Benzaqen, soutenu à l’époque par Easterman, et le décrivit comme un individu dépourvu d’initiative et de force morale.
Grâce aux propos du prince héritier, nous pouvons comprendre qu’elle était sa conception du problème juif et de l’avenir des juifs dans son pays.
D’un côté il craignait que si les portes de l’émigration s’ouvraient, les Juifs ne quittent en masse le pays, et par conséquent, qu’un grave problème économique ne se déclenche. Toutefois, même si un petit nombre seulement quittait le pays, en raison du désir des Juifs de vivre ensemble, ils seraient rapidement imités par d’autres, ce qui risquait de provoquer une « force grégaire [36]». En outre, tant que les Juifs étaient plus productifs que les musulmans et leur niveau de vie plus élevé, ils devenaient un exemple à imiter. À cette étape des analyses de la question judéo-marocaine, le prince formula un argument surprenant, jamais émis précédemment par un dirigeant marocain de droite ou de gauche : « Soyons réalistes, l’expérience nous a appris que dans le processus de développement de pays venant d’accéder à leur indépendance, la classe défavorisée de la population, désenchantée par les difficultés, s’attaque d’abord aux étrangers, ensuite elle s’en prend aux minorités religieuses [37]» Les propos du prince héritier étaient certes surprenants, non seulement par leur perspicacité, mais aussi par leur troublante sincérité. Malgré la masse de déclarations appelant à l’intégration juive dans la société marocaine, quatre années après l’indépendance, alors que de fervents militants juifs embrassaient ardemment cette voie, le prince Moulay Hassan confessa qu’il n’y croyait guère.
Les Juifs de son pays étaient inévitablement des candidats potentiels à quitter le Maroc et n’avaient pas, en tant que minorité religieuse, d’avenir dans la société marocaine après l’indépendance.
Cette attitude tournait en dérision les nombreux propos des partisans de l’intégration des Juifs au sein de la société marocaine. Le prince héritier déclara avec autant de sincérité qu’il n’avait aucune possibilité de défendre convenablement les Juifs et qu’ils risquaient ainsi de devenir un fardeau plus qu’un avantage pour son pays. Cela étant, il ressentait envers eux beaucoup de sympathie, de bienveillance et d’estime.
Le prince héritier atténua quelque peu ses propos acérés en se référant à son père, qui avait une opinion différente sur la question juive de son pays. Celle-ci émanait, selon lui, de sources émotionnelles. Pour le roi Mohammed V, les Juifs étaient des « protégés » selon la tradition paternaliste ancestrale des sultans chérifiens. Ainsi, il ne pouvait voir dans leur départ qu’un acte déloyal, tel un père qui renie ses enfants. Par conséquent, son devoir paternel était de les défendre contre eux-mêmes, puisqu’il savait, certainement mieux qu’eux, ce qui leur était profitable. Il ajouta en faisant d’Easterman son complice : « Il ne pense pas comme vous et moi. Nous sommes des Occidentaux et lui, contrairement à nous, n’examine pas la question d’une manière cartésienne. » Les conceptions du roi sur sa communauté juive, telles qu’elles avaient été rapportées par son fils, sont conformes à celles professées par le roi quatre années auparavant, en juillet 1956, à Jo Golan [38]. Le prince héritier avait tenu à rappeler une fois de plus l’argument des chefs des partis, prétendant que le départ des Juifs, en une période si cruciale, risquait de porter atteinte à l’économie du pays. En soulevant cet argument, le prince voulait sûrement faire allusion à son intention de percevoir un dédommagement financier à cette atteinte.
Contrairement à ses appréciations sur la communauté juive, le prince héritier discerna les avantages dont il pouvait jouir en collaborant avec Israël. Comme beaucoup d’autres, il était persuadé que c’était le meilleur moyen d’accéder au cœur des États-Unis et des pays européens, dont il avait tant besoin pour le développement économique de son pays. Ce sujet devait être sûrement le but convoité de ses entretiens avec Easterman. Les positions du prince, qui était en fait le Premier ministre de facto, concernant Israël étaient très significatives. Selon lui, les pays arabes du Moyen-Orient et du Maghreb étaient astreints à brandir l’unité arabe et musulmane qui les reliait. Son pays ne pouvait en aucun cas se permettre de renier ses frères arabes. Il affirma que, s’il avait opté pour une politique déclarée, favorable à l’émigration juive, l’opposition n’aurait pas hésité à l’attaquer comme ami d’Israël et aurait ainsi fait de la monarchie un pouvoir suspect.
Le prince Hassan avait assez de tact pour s’abstenir d’évoquer l’argument affirmant que l’émigration juive vers Israël renforçait Tsahal en lutte contre ses frères arabes. Par contre, il déclara sans ambiguïté à son interlocuteur : « L’État d’Israël est un fait accompli, une réalité. Personne ne peut nier son existence. En outre, ce pays est loin de nous et n’a pas de contact direct avec le Maroc. Néanmoins, les pays arabes du Moyen-Orient sont nos frères et nous ne pouvons pas les négliger. Je suis contraint d’œuvrer en conséquence. Si cela ne dépendait que du Maroc, j’aurais proposé l’adhésion de l’État d’Israël à la Ligue arabe. Mais nos pays frères se sentent menacés et ils vivent dans un État d’animosité que nous ne pouvons pas mésestimer. »
Cette proposition d’adhésion d’Israël à la Ligue arabe n’a été publiée que dans les années 1970, bien qu’elle fût connue des politiciens israéliens.
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Notes
[1] La ville internationale de Tanger n’a modifié son statut juridique et n’a été annexée officiellement au Maroc que le 29 octobre 1958 et la peseta n’a été annulée dans l’ancien protectorat espagnol que le 1er janvier 1959.
[2] Dar-el-bida est le nom arabe officiel de Casablanca. Les noms géographiques dans notre étude sont mentionnés généralement en arabe à moins que le nom français ne soit particulièrement répandu, comme celui de Casablanca, ou que le nom arabe soit relativement méconnu.
[3] Qadima est le nom de l’organisation sioniste au Maroc. Après un certain temps, ce nom a été identifié avec le département de l’immigration de l’Agence juive. Souvent ce nom était associé au camp de transit pour immigrants, situé à 26 km d’elJadida, parce qu’il était géré par l’Agence juive. Aux yeux des autorités marocaines ce nom représentait l’organisation sioniste au Maroc après l’indépendance.
[4] La Misgeret est le nom du réseau implanté par le Mossad au Maroc pour veiller tout d’abord à l’autodéfense juive et ensuite à l’émigration clandestine.
[5] Durant la dernière année du protectorat français, entre 3 000 et 4 000 Juifs par mois quittèrent le Maroc pour Israël. Témoignage de S. Y. [Shlomo Yehezqeli], E. Shoshani, Témoignages. Neuf années sur deux mille, Texte ronéotypé Ultra secret [Tel Aviv, 1964].
[6] L’immigration en Israël, Annuaire statistique, 1975, Jérusalem, vol. II, Tableau I, p. 45.
[7] Témoignage de S. A. [Simha Aharoni], Shoshani, Témoignages. Neuf années sur deux mille, Texte ronéotypé Ultra secret [Tel Aviv, 1964]. Aharoni était un fonctionnaire du département de l’immigration de l’Agence juive à Paris. Il publia un rapport ronéotypé sous le titre : « Le judaïsme marocain – rapport, Ultra secret, 1961-1963 », Département de l’immigration de l’Agence juive à Paris. Selon ce rapport, la diaspora juive du Maroc était concentrée principalement dans les villes de Casablanca, Fès, Marrakech, Meknes, Rabat, Tanger, Sefrou, Qénitra, Oujda, Tétouan, Midelt et Erfoud. Les noms de famille les plus répandus étaient : Azoulay, Bitton, Dahan, Perez et Oiknin. Les principales professions selon l’ordre de leur profusion étaient : commerçant, cordonnier, tailleur, secrétaire, comptable, orfèvre, fonctionnaire, peintre en bâtiments, électricien, rabbin, instituteur, infirmière, pharmacien, dentiste, opticien, ingénieur et peintre. Ces données ne concernent que les Juifs qui ont quitté le Maroc entre 1961 et 1963 et qui s’installèrent en Israël.
[8] Allal Alfassi a été exilé par la Résidence française au Gabon suite à son activité nationaliste. Après la Guerre, il vécut quelques années au Caire où ses idées panarabes s’étaient consolidées.
[9] Alfassi fait peut-être allusion aux publications concernant « la sélection » qui proscrivit l’émigration de Juifs malades ou âgés.
[10] Le journal El Alam, 29 août 1956, cité par M. Laskier, « L’État d’Israël et les Juifs du Maroc dans le complexe politique marocain », Mikhaël, volume 14, p. 240. Alfassi fait allusion aux passeports collectifs qui étaient en vigueur lors de l’évacuation du camp de transit Qadima durant l’été 1956. Cette catégorie de passeports a été réutilisée au cours de l’opération Yakhin.
[11] H. Lherman, « L’Al Wifaq chez les Juifs marocains, entente cordiale ou collaboration », L’Arche, n° 20 et 21, août et septembre 1958.
[12] Rapport d’Alexandre Easterman de son voyage au Maroc effectué du 27 juin au 4 juillet 1957, Archives Sionistes Centrales, Jérusalem. Z6/1763. Le représentant du Mossad n’est pas identifié, mais il est possible que ce soit Hagay Lev du QG de la Misgeret à Paris.
[13] Rapport de Haïm Yahil, secrétaire général adjoint du ministère des Affaires étrangères, entretien avec Marcel Stein après son retour du Maroc, ANI AE (Archives nationales d’Israël, ministère des Affaires étrangères, Jérusalem) 4317/10/2.
[14] V. Malka rapporte un recensement effectué en 1960 selon lequel 230 000 Juifs vivaient au Maroc, par rapport à 230 000 Juifs qui y vivaient dix ans auparavant. « La situation des communautés juives en Tunisie et au Maroc. L’exemple marocain ». L’Arche, n° 62, mars 1962.
[15] Rapport de A. Easterman de son discours à la 4e assemblée plénière du département politique du CJM à Stockholm, août 1959 dans M. Laskier, « L’émigration des Juifs du Maroc, la politique gouvernementale et l’attitude des organisations juives mondiales de 1949 à 1956 ». Shorashim baMizrah, vol. II, p. 354.
[16] M. Gazit, ambassade d’Israël à Washington à Y. Maroz, ministère des Affaires étrangères à Jérusalem, 22 février 1961, ANI AE, 941/8.
[17] Quant aux arguments spécifiques du roi Hassan II de concéder aux Juifs le droit au départ organisé voir le chapitre V « Les pourparlers avec les représentants du Palais ».
[18] Shoshani, Neuf années, p. 131.
[19] Le Suédois Marcel Stein prétendit que les fonctionnaires du Joint au Maroc avaient tendance à s’effacer avec beaucoup d’appréhension devant les autorités. Rapport de Hayim Yahil sur ses entretiens avec Marcel Stein, 8 novembre 1957, ANI AE, 4317/10/2.
[20] Rapport de Wolfgang Bertholz de Berne, 22 juin 1958, ANI AE, 4317/10/2.
[21] Y. Tsur à M. Gazit, 1er mai 1959, ANI AE, 4324/5/2.
[22] M. Gazit à M. Shneurson, 13 juillet 1959. M. Gazit aux délégations d’Israël à Londres, New York et Washington, 19 juillet 1959, ANI AE, 4310/4/1. Y. Tsur au ministre des Affaires étrangères Moshé Sharett, 10 juillet 1956, ANI AE, 3113/9. Dans cette lettre, on parle d’un avocat nommé Paul Weil.
[23] M. Gazit à Avner Eden à l’ambassade d’Israël à Londres, 10 août 1959. M. Gazit à L. Castel, 1er juillet 1959, ANI AE, 4310/4/1. George Botbol était de nationalité française.
[24] M. Gazit à M. Shneurson, 2 août 1959, ANI AE, 4318/3/1.
[25] À cette réunion participèrent S. Z. Shragay, Yaakov Tsur, Yaakov Herzog, ambassadeur d’Israël à Ottawa, Barukh Duvdevani, Yehuda Dominitz et Naftali Bar Giora, tous les trois de l’Agence juive ainsi que David Aviram et Arié Levontin du Mossad et M. Gazit du ministère. Protocole de réunion au sujet du Maroc, effectuée à l’Agence juive, 6 janvier 1960, ANI AE, 4318/3/1.
[26] Ibidem.
[27] Protocole de réunion, 2 février 1960, présidé par Isser Harel, Yaaqov Tsur et S. Z. Shragay et avec la participation de David Aviram, Arié Levontin, M. Gazit, Y. Rupnik, B. Duvdevani et M. Riveline, directeur général de l’Agence juive, ANI AE 4319/4/1.
[28] Lettres envoyées par poste diplomatique de S. Z. Shragay à A. L. Easterman, 22 juillet 1960 ASC, Z6/1757.
[29] Éphraïm (Rosen) Ronel remplaça Shlomo Havilio en février 1960 comme responsable de la Misgeret à Paris. Les relations entre Harel et Havilio se détériorèrent à cause de la conduite jugée trop indépendante de Havilio. Quand celui-ci termina son mandat, les relations entre Ronel et l’ambassade d’Israël à Paris devinrent plus amicales. Ronel quitta Paris en avril 1964. Témoignage d’Éphraïm Ronel, Ramat-Hen, hiver 1997 et 6 septembre 1999.
[30] Le nom d’André Weil a déjà été mentionné, avec des réticences, comme médiateur potentiel depuis le 17 juillet 1959. M. Gazit aux représentants d’Israël à Londres, New York et Washington, 19 juillet 1959, ANI AE, 4310/4/1.
[31] Deux lettres manuscrites « pour des raisons de conspiration » de Yaël Vered, 27 juillet et 29 juillet 1960, ANI AE, 4319/5. Vered souligna qu’elle n’avait pas fait imprimer ses lettres par sa secrétaire afin de garder le secret total.
[32] M. Shneurson à Y. Tsur, 4 décembre 1959, ANI AE, 4310/4/1.
[33] M. Gazit à M. Shneurson, 2 août 1959, ANI AE, 4318/3/1.
[34] Ibidem.
[35] M. Lasker : « Les Juifs dans le Maroc indépendant : la politique des autorités et le rôle des organismes juifs mondiaux (1956-1976) », Shorashim baMizrah, voir aussi son article « L’État d’Israël et les Juifs du Maroc dans l’engrenage de la politique marocaine », Mikhaël, n° 14, et aussi Y. Tsur, « Le prince, le diplomate et l’accord », Haarets, 18 novembre 1994. Tsur présume que la rencontre s’était effectuée au domicile de Sam Benazeraf à Rabat mais il s’avère que celui-ci habitait à Casablanca en voisinage avec le ministre Abdelkader Benjelloun. Il est possible qu’il fasse allusion au domicile de son oncle Raphaël Benazeraf, qui effectivement habitait Rabat, mais ce lieu reste encore moins probable. Jo Golan quant à lui reste sceptique quant à l’évidence même de cet entretien entre Easterman et le prince héritier. Témoignage de Jo Golan, janvier 1999, Jérusalem.
[36] Dans le rapport d’Easterman en anglais, le terme « force grégaire » est en français dans le texte.
[37] Cet argument est curieusement semblable à celui, soulevé une année auparavant, par le chef du Mossad, Isser Harel lors d’une réunion présidée par Golda Meir. Voir le rapport de la réunion à Jérusalem, 9 novembre 1959, avec la participation de N. Goldman, S. Z. Shragay, I. Harel, M. Fisher, B. Duvdevani, M. Riveline, Y. Dominitz (tous les trois de l’Agence juive), Shlomo [Havilio] et à A. Levontin du Mossad. ASC, Z6/1474.
[38] C. Enderlin, Paix ou guerre : les secrets des négociations israélo-arabes de 1917-1990, p. 190-196. Jo Golan, La longue marche, manuscrit rédigé à l’époque des faits.
[39] Au début des années 1970, le roi Hassan II révéla au grand jour sa politique constante envers Israël qui mena d’une coopération secrète et étroite avec l’État hébreu au rôle de médiateur entre Israël et le président égyptien Sadate, qui aboutit à sa visite historique à Jérusalem. Le roi Hassan II rencontra plus tard plusieurs hommes d’État israéliens entre autres Yitshaq Rabin, Moshé Dayan et Shimon Peres.
[40] En promettant que le sujet économique serait au centre des entretiens prochains avec les interlocuteurs israéliens, le prince Moulay Hassan laissa entendre qu’il était prêt à envisager une aide financière que le Maroc devrait percevoir, comme compensation à ses dommages économiques.
[41] A. Easterman à G. Meir, 6 septembre 1960, ANI AE, 4318/4/1. Une copie de ce rapport se trouve aussi dans ASC, Z6/1757.
[42] S. Z. Shragay au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem, 1er septembre 1960, ANI AE, 4324/5/2.