M. Émile Zola est condamné au maximum des peines qu'il avait encourues pour avoir «procuré au gérant de L'Aurore les moyens de commettre une diffamation contre le 1er Conseil de guerre de Paris».
Cette condamnation ne surprendra, j'imagine, aucun de ceux qui ont suivi attentivement les débats de ces quinze longues audiences et les mouvements d'opinion ou de rue qui s'y rattachaient. Le jury de la Seine ne pouvait pas rendre un verdict autre que celui qu'il a rendu. Il était forcé de déclarer M. Zola coupable, et de repousser toute espèce de circonstances atténuantes. D'abord, et avant tout, ni M. Zola ni ses défenseurs n'ont apporté un argument, une preuve démontrant soit que Dreyfus est innocent, soit qu'Esterhazy est coupable.
En dehors de cette raison, qui suffisait à elle seule, différents motifs impérieux, pesaient sur les délibérations du jury. Et de tous ces motifs je ne veux retenir que celui qui est à l'honneur des jurés eux-mêmes, et à l'honneur de l'opinion publique dont ils ont été l'organe et le reflet.
Emportée sur une pente irrésistible, l'affaire Zola, ou l'affaire Dreyfus -c'est la même chose- avait dévié rapidement de sa direction primitive. Au début, lorsque le bruit se répandit que des doutes étaient nés dans certains esprits sur la culpabilité du condamné de l'île du Diable, on pouvait croire qu'il serait possible de les éclairer par de loyales et franches explications. Mais presque aussitôt les passions s'enflammèrent, et au lieu de s'acheminer vers une révision légale, paisible, on versa dans un état de violences furibondes.
Il se forma presque instantanément deux groupes extrêmes. L'un tenait pour l'innocence de Dreyfus, l'autre pour sa culpabilité. Le premier fut immédiatement accusé par le second d'insulter l'armée tout entière en cherchant à démontrer que les juges du Conseil de guerre de 1894 s'étaient trompés. Cette accusation prit corps, devint si non légitime, du moins vraisemblable, lorsque l'on vit se ranger parmi les partisans de l'innocence de Dreyfus tous les hommes, ou à peu près, dont les doctrines politiques sont les négations mêmes de la discipline militaire. Le jour où les socialistes s'avisèrent de réclamer la révision et de déclarer que Dreyfus avait été illégalement condamné, la situation se précisa et la lutte fut portée sur le terrain militaire.
À la Cour d'assises mille incidents transformèrent le procès en un duel entre les amis de l'armée et les internationaux de l'intellectualité ou de la Révolution.
Il fallut choisir entre l'armée française et ses détracteurs. Il n'y eut plus de place pour les gens qui voulaient allier ensemble l'amour de l'armée qu'on nous enseigne depuis vingt-sept ans, l'amour de l'armée, auquel nous avons tout sacrifié, même l'indépendance de notre vie individuelle, et la recherche des erreurs possibles d'un Conseil de guerre.
À la Cour d'assises, malgré les efforts des avocats qui comprenaient quelle déchéance cet antagonisme créait à la défense et à ses clients, mille incidents transformèrent le procès en un duel entre les amis de l'armée et les internationaux de l'intellectualité ou de la Révolution. C'était la déroute. C'était la condamnation de M. Zola, et par contrecoup une sorte de confirmation de l'arrêt du Conseil de guerre de 1894.
Car sur le jury se mirent à peser, non seulement l'opinion publique bruyamment exprimée dans les rues de la capitale et jusque sur les bancs de la Chambre des députés, mais aussi l'opinion publique de la province tout entière. On peut discuter sur la sincérité des manifestations de nos rues. On ne peut pas mettre en doute la sincérité du sentiment de la population du pays.
Et qui donc pourra faire un crime, un reproche même, aux Français des villes et des campagnes de ne pas avoir hésité un instant entre la parole des généraux et celle du défenseur de M. Zola, entre les serments des chefs de l'armée et les serments de M. Zola lui-même? Si l'opinion avait pu balancer un instant, c'eût été le symptôme de la décadence irrésistible et de la désagrégation irrémédiable de ce pays-ci.
M. Zola est broyé, justement et légalement broyé, pour avoir entrepris sans preuves une réhabilitation qui eût exigé des amoncellements de preuves.
Que serait, s'imagine-t-on, une nation qui aurait dépensé vingt milliards pour son armée, qui lui donnerait les plus intelligents et les plus actifs parmi son élite, tous ses enfants sans exception, et qui cependant aurait si peu de confiance en ses propres efforts qu'elle douterait de la parole d'honneur des chefs à qui elle offre tout cet or et tout ce sang? Non, non. La question étant ainsi posée, moins par les hommes que par la force des choses, ce qui est arrivé devait arriver.
M. Zola est la victime de son imprudence d'abord, et du tour irrésistible imprimé aux événements qu'il voulait diriger. Nul, je le crois, ne mettra en doute sa sincérité, son désintéressement. D'aucuns le plaindront. D'aucuns peut-être l'envieront, car même lorsqu'on se trompe, il y a quelque chose d'attirant dans les souffrances supportées pour un idéal. Mais il est broyé, justement et légalement broyé, par la grande loi du salut public, qu'on doit avoir invoquée souvent parmi les gens qui font groupe avec lui. Il est broyé surtout, justement et légalement broyé, pour avoir entrepris sans preuves une réhabilitation qui eût exigé des amoncellements de preuves.
Maintenant que ce long cauchemar est terminé, ce que nous aurions de mieux à faire, tous, orateurs et publicistes, ce serait d'organiser le silence autour de lui. Le patriotisme nous le commande. Car, outre qu'il n'est pas bon d'entretenir les divisions, de cultiver les haines, de nourrir dans les cervelles les idées de trahison, les instincts sauvages, les régressions vers la barbarie, nous commettrions un véritable crime contre notre race et contre sa sécurité, sa renommée et ses qualités, si nous perpétuions un état violent qui dénaturerait, avec les sentences du suffrage universel, les sources de la vie politique et les destinées mêmes de la patrie.
L'intérêt matériel veut que nous prêchions l'apaisement et l'oubli qui ramèneront la confiance et, avec la confiance, les affaires, dont tous, petits et grands, travailleurs des bras ou du cerveau, nous vivons. Personne de nous n'a intérêt à ce que dure l'abominable crise que nous venons de traverser. Terminons-la. Le meilleur moyen de chasser la tranquillité publique est de dire qu'elle n'existe pas. Le seul moyen de la ramener est de se comporter comme si elle existait.