Le décret Crémieux1 du 24 octobre 1870 donne la nationalité française aux 37 000 Juifs d'Algérie.

La situation des Arabes d'Algérie fait l'objet d'un traitement différent par le gouvernement français (cf article infra).

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Décret Crémieux2

 

Le Gouvernement de la défense nationale,

Décrète :

Les israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu'à ce jour restant inviolables.

Toute disposition législative, tout sénatus-consulte, décret, règlement ou ordonnances contraires, sont abolis.

Fait à Tours, le 24 octobre 1870.

Ad. Crémieux, L. Gambetta, Al. Glais-Bizoin, L. Fourichon.

 

Décret du 7 octobre 1871, relatif aux Israélites indigènes de l’Algérie.

Rapport au Président de la République française

Monsieur le Président,


L’Assemblée nationale s’est séparée avant de statuer sur le projet de loi qui avait été présenté en vue de l’abrogation du décret du 24 octobre 1870, qui a conféré aux Israélites indigènes de l’Algérie les droits de citoyens français. Ce décret reste donc provisoirement en vigueur et doit recevoir son application lors des élections qui auront lieu prochainement pour les conseils généraux et les conseils municipaux de la colonie. Mais il importe de prévenir le retour des difficultés auxquelles cette application a donné lieu jusqu’ici, en exigeant de ceux qui prétendront à l’exercice des droits électoraux la justification préalable de l’indigénat, d’après les principes du droit civil français. Si l’indigénat, dans notre législation, se conserve par le sang, il ne s’est acquis à l’origine que par la naissance sur la terre française ; il semble donc que les Israélites qui voudront obtenir ou faire maintenir leur inscription sur les listes électorales devront établir soit qu’ils sont nés en Algérie, avant la conquête, soit qu’ils sont nés, depuis la conquête, de parents établis en Algérie au moment où l’occupation militaire a fait de la terre d’Afrique un sol français. Pour cette justification, il paraît suffisant d’accorder un délai de vingt jours à partir de la promulgation du décret qui la rendra obligatoire. On exigerait en outre, des indigènes qui n’ont pas de noms de famille et de prénoms fixes, l’indication de ceux qu’ils entendent adopter à l’avenir, afin de donner à l’inscription sur les listes la certitude et la fixité indispensables. Tout Israélite qui aurait négligé de remplir ces formalités, serait, à l’expiration du délai de vingt jours, rayé des listes électorales et ne pourrait y être rétabli qu’à la suite d’une prochaine révision. Si ces propositions, monsieur le Président, vous paraissent susceptibles d’être adopté[e]s, je vous prie de vouloir bien revêtir de votre signature, le projet de décret ci-joint, qui organise, d’ailleurs, la procédure nécessitée par cette révision partielle des listes.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’hommage de mon respectueux dévouement,
Le ministre de l’intérieur, F. LAMBRECHT.

Le Président de la République française,
Sur la proposition du ministre de l’intérieur et du gouverneur général civil de l’Algérie,
Décrète :

Article premier.

Provisoirement, et jusqu’à ce qu’il ait été statué par l’Assemblée nationale sur le maintien ou l’abrogation du décret du 24 octobre 1870, seront considérés comme indigènes et, à ce titre, demeureront inscrits sur les listes électorales, s’ils remplissent d’ailleurs les autres conditions de capacité civile, les Israélites nés en Algérie avant l’occupation française ou nés depuis cette époque de parents établis en Algérie à l’époque où elle s’est produite.

Article 2.

En conséquence, tout Israélite qui voudra être inscrit ou maintenu sur les listes électorales sera, dans les vingt jours de la promulgation du présent décret, tenu de justifier qu’il est dans l’une des conditions déterminées par l’article 1er.

Article 3.

Cette justification se fera devant le juge de paix du domicile de l’Israélite. Elle aura lieu, soit par la production d’un acte de naissance, soit par la déclaration écrite ou le témoignage verbal de sept personnes demeurant en Algérie depuis dix ans au moins, soit par toute autre preuve que le juge de paix admettra comme concluante. La décision du juge de paix vaudra titre à l’Israélite ; il lui en sera immédiatement délivré une copie, sans frais. Au préalable, et comme condition de la délivrance de ce titre, l’Israélite, s’il n’a pas de nom de famille et de prénoms fixes, sera tenu d’en adopter et d’en faire déclaration devant le juge de paix. Pour chaque décision ainsi délivrée, il sera dressé, en la forme des casiers judiciaires, un bulletin qui sera remis à la mairie du domicile de l’indigène, pour servir, soit à la confection des listes électorales, soit à celle d’un registre de notoriété.

Article 4.

L’Israélite dont la réclamation ne sera pas admise par le juge de paix pourra, dans les trois jours qui suivront la prononciation de la décision, se pourvoir par simple requête adressée au président du tribunal de l’arrondissement, au pied de laquelle le président indiquera une audience à trois jours de date au plus. Le tribunal, après avoir entendu l’Israélite ou son défenseur et le ministère public, statuera en dernier ressort. Le pourvoi en cassation ne sera pas suspensif.

Article 5.

À défaut d’avoir rempli les formalités et satisfait aux conditions exigées par les articles qui précèdent, tout Israélite actuellement inscrit sur les listes électorales en sera rayé et ne pourra y être rétabli que lors d’une prochaine révision.

Article 6.

Tous actes judiciaires faits en vertu du présent décret et pour son exécution seront dispensés des droits de timbre et d’enregistrement.

Article 7.

La convocation des collèges électoraux n’aura lieu qu’un mois au moins après la promulgation du présent décret.

Article 8.

Les ministres de la justice et de l’intérieur et le gouverneur général civil de l’Algérie sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret.

Fait à Versailles, le 7 octobre 1871, signé A. THIERS.


Par le Président de la République :
Le Garde des sceaux, Ministre de la justice, signé J. DUFAURE.
Le Ministre de l’intérieur, signé F. LAMBRECHT.
(Source : Journal officiel de la République française, 3e année, n° 281 (9 octobre 1871), p. 3885-3886 et Bulletin des lois de la République française, 12e série, t. 3 (partie principale), bulletin n° 69, loi n° 605, p. 344-345).

 

***

(…) Jusqu’au décret de 1870 le statut juridique des Juifs d’Algérie n’est guère différent de celui des musulmans. L’acte de capitulation du 5 juillet 1830 garantit aux « habitants de l’Algérie », musulmans ou juifs, le libre culte et le respect de leurs traditions religieuses. En d’autres termes, les Juifs algériens demeurent justiciables des juridictions rabbiniques, suivant le droit mosaïque. En revanche rien n’est précisé, tout d’abord, quant à leur nationalité. « Indigènes », les Juifs algériens ne sont plus des sujets ottomans. Sont-ils pour autant des Français ?

Les autorités françaises se gardent bien dans un premier temps de le préciser. Bien entendu, cette question se pose tout autant sinon plus pour les musulmans, au nombre de 2 300 000 en 1856, que pour les Juifs algériens, 21 400 à la même date4. C’est pourtant autour du cas d’un jeune Juif algérois que la question de la nationalité des indigènes est de nouveau posée. Plus précisément, à l’occasion d’une affaire touchant au privilège accordé aux seuls Français d’exercer certaines professions, en l’occurrence celle d’avocat, la cour d’appel d’Alger prend une décision qui a rencontré un certain écho.

Élie Léon Enos5 demande en 1861 son inscription au Conseil de l’Ordre des avocats d’Alger. Celui-ci rejette sa demande dans son arrêté du 28 novembre 1861 au motif qu’il n’est pas Français car « n’étant pas né sur le sol de la France ou de parents français »6. Enos fait appel et obtient satisfaction par un arrêt du 24 février 1862 confirmé par la Cour de cassation le 15 février 1864. ... La cour d’appel d’Alger affirme, en réponse à l’appel d’Enos, que les indigènes d’Algérie ont la qualité de Français en vertu des principes généraux du droit international appliqué aux cas d’annexion.

Cependant pour éviter toute confusion et de peur de donner trop de poids et de droits à cette qualité, le jugement précise que les indigènes ne jouissent pas des droits de citoyens français en raison du maintien de leurs lois propres (le respect du culte reconnu depuis 1830) : « Tout en n’étant pas citoyen français, l’indigène musulman ou israélite est Français ».

La décision de 1862 a fait grand bruit parce qu’elle reconnaissait, pour la première fois aussi clairement, la nationalité française des sujets coloniaux, juifs ou musulmans.

Sa portée est définitivement entérinée en 1865 avec le sénatus-consulte du 14 juillet qui en reprend les grands principes, en y ajoutant une innovation de taille : la possibilité ouverte aux « indigènes » d’accéder à la pleine citoyenneté française, moyennant la perte de leur statut personnel. Le statut d’indigène se rapproche donc celui des étrangers, qui sont d’ailleurs sujet de l’article 3 du sénatus-consulte : un indigène peut déposer une demande de naturalisation – terme impropre stricto sensu puisqu’il est déjà Français, mais courant pendant toute la période. C’est en raison de cette ouverture que le texte de 1865 a souvent été considéré comme libéral, s’inscrivant dans la politique arabe de Napoléon III9.

La promulgation, le 24 octobre 1870, du décret Crémieux qui « naturalise » les « indigènes israélites », ou plutôt les reconnaît collectivement comme citoyens, constitue une date clé dans l’histoire des Juifs d’Algérie, et plus largement dans celle de la colonisation française, tant il a pesé sur les discours et les pratiques des autorités coloniales françaises vis-à-vis de la population musulmane.

Pourtant cinq ans plus tôt, en 1865, le sénatus-consulte du 14 juillet avait traité conjointement du sort des « indigènes », musulmans ou juifs algériens, au regard de la nationalité française : musulmans et juifs étaient français, la sujétion ottomane ayant été supprimée avec la conquête et l’annexion, mais ils ne jouissaient pas des droits des citoyens français car ils avaient un statut juridique personnel spécifique, d’origine religieuse. Pour devenir pleinement citoyens, précise le sénatus-consulte, ils doivent en faire la demande, se plier, comme les étrangers, à une procédure de naturalisation dont l’attribution demeure une prérogative de l’État. C’est l’échec de cette procédure de naturalisation qui explique la nécessité d’une mesure plus radicale comme le décret de 1870.3

 

***

 Les musulmans d'Algérie et l'accès à la nationalité française4

 

Le Gouvernement de la défense nationale,

Décrète :

Article premier.

La qualité de citoyen français, réclamée en conformité des articles 1er et 3 du sénatus-consulte5 du 14 juillet 1865, ne peut être obtenue qu'à l'âge de vingt et un ans accomplis.

Les indigènes musulmans et les étrangers résidant en Algérie qui réclament cette qualité doivent justifier de cette condition par un acte de naissance ; à défaut, par un acte de notoriété dressé, sur l'attestation de quatre témoins par le juge de paix ou le cadi du lieu de la résidence s'il s'agit d'un indigène, et par le juge de paix, s'il s'agit d'un étranger.

Article 2.

L'article 10, paragraphe premier du titre III, l'article 11 et l'article 14, paragraphe 2 du titre IV du décret du 21 avril 1866, portant règlement d'administration publique, sont modifiés comme il suit :

« Titre III, article 10, paragraphe premier : L'indigène musulman, s'il réunit les conditions d'âge et d'aptitude déterminés par les règlements français spéciaux à chaque service, peut être appelé, en Algérie, aux fonctions et emplois de l'ordre civil désigné au tableau annexé au présent décret.
« Titre III, article 11 : L'indigène musulman qui veut être admis à jouir des droits de citoyen français doit se présenter en personne devant le chef du bureau arabe de la circonscription dans laquelle il réside, à l'effet de former sa demande et de déclarer qu'il entend être régi par les lois civiles et politiques de la France.
« Il est dressé procès-verbal de la demande et de la déclaration.
« Article 14, paragraphe 2 : Les pièces sont adressées par l'administration du territoire militaire du département au gouverneur général. »

Article 3.

Le gouverneur général civil prononce sur les demandes en naturalisation, sur l'avis du comité consultatif.

Article 4.

Il sera dressé un bulletin de chaque naturalisation en la forme des casiers judiciaires. Ce bulletin sera déposé à la préfecture du département où réside l'indigène ou l'étranger naturalisé, même si l'individu naturalisé réside sur le territoire dit Territoire militaire.

Article 5.

Sont abrogés les articles 2, 4 et 5 du sénatus-consulte du 14 juillet 1865, les articles 13, titre IV, et 19, titre VI, intitulé : Dispositions générales du décret du 21 avril 1899. Les autres dispositions desdits sénatus-consulte et décret sont maintenus.

Fait à Tours, en Conseil de Gouvernement, le 24 octobre 1870.
Ad. Crémieux, L. Gambetta, Al. Glais-Bizoin, L. Fourichon.

1 Isaac-Jacob Adolphe Crémieux,(1796-1880) est un avocat et homme politique français, promoteur de l’Alliance israélite universelle et fondateur de l’École normale israélite orientale. Ami de l’abbé Grégoire, il a prononcé son éloge funèbre. Crémieux est aussi auteur d'un décret interdisant la polygamie en Algérie

2 Université de Perpignan - Digithèque

3 En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865-1919) Laure Blévis L’Algérie, d’après l’Atlas de l’Annuaire diplomatique et consulaire de la République française pour 1924 et 1925. Bibliothèque du ministère des Affaires étrangères, Paris.

4 Extraits de l'article de Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », Histoire de la justice 2005/1 (N° 16), p. 93-109. DOI 10.3917/rhj.016.0093

5 Cf infra

 

***

 

Un sénatus-consulte (plebiscite) est promulgué par Napoléon III dans le cadre de sa politique du « royaume arabe 17 ». Il permet aux indigènes musulmans et israélites de demander à «jouir des droits de citoyen français » ; l’étranger justifiant de trois années de résidence en Algérie peut bénéficier de la même procédure : la demande est instruite et, le cas échéant, la «qualité de citoyen français » est conférée par un décret rendu en Conseil d’État. Pour la première fois, la pleine nationalité s’ouvre aux indigènes juifs et musulmans. Les trois catégories d’habitants d’Algérie non pleinement français – les 30 000 juifs, les 3 millions de musulmans et les 250 000 étrangers – sont traités séparément mais presque sur le même pied, dans ce droit de la nationalité ad hoc qui s’applique dorénavant en Algérie.

Cette égalité formelle entre les trois catégories de « non pleinement français» est rompue le 24 octobre 1870, lorsqu’un décret du gouvernement de la Défense nationale constitué après la défaite de Sedan face à la Prusse confère la nationalité française aux israélites indigènes des départements d’Algérie et abroge pour ce qui les concerne le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 18.

 

(…) Pour sortir de ce statut de l’indigénat, pour demander à devenir pleinement français, le musulman d’Algérie reste ... régi par le sénatus-consulte de 1865. Il est déjà formellement français. Il doit pourtant se soumettre à une procédure plus contraignante encore que la procédure de naturalisation ouverte pour un étranger.

Pour expliquer le nombre très faible de musulmans d’Algérie demandant l’accession à la pleine nationalité, la raison la plus couramment invoquée est le souhait d’une très large majorité d’entre eux de conserver le statut personnel dicté par le Coran.

Il est vrai que le sénatus-consulte de 1865 oblige le musulman d’Algérie non pas à renier sa religion musulmane – il peut continuer de la considérer en tant que code moral et comme recueil de prescriptions religieuses –, mais à respecter le Code civil français, c’est-à-dire à ne plus pratiquer les cinq coutumes qui lui sont incompatibles :

la polygamie ;

le droit de djebr, qui permet à un père musulman de marier son enfant jusqu’à un certain âge ;

le droit de rompre le lien conjugal à la discrétion du mari ;

la théorie de « l’enfant endormi » qui permet de reconnaître la filiation légitime d’un enfant né plus de 10 mois et jusqu’à cinq ans après la dissolution d’un mariage ;

enfin le privilège des mâles en matière de succession 34.

On aurait pu naturaliser les musulmans d’Algérie « dans le statut », c’est-à-dire les déclarer pleinement français en leur permettant de conserver leur statut personnel conforme aux prescriptions du Coran. On ne l’envisage pas, non pas pour des raisons de principe, mais pour des raisons d’opportunité.

Car la naturalisation dans le statut était déjà présente dans le droit colonial français :

les habitants des quatre communes françaises du Sénégal avaient été faits français par la conjugaison de la loi du 24 avril 1833 et de l’abolition de l’esclavage en 1848 ;

la loi du 29 septembre 1916 les avait plus tard confirmés, eux ainsi que leurs descendants, comme citoyens français 35.

Par le décret du 5 avril 1848, les indigènes des cinq villes françaises de l’Inde s’étaient aussi vus accorder le droit de vote indépendamment de leur statut personnel 36. Ils étaient français et citoyens indépendamment de toute naturalisation individuelle, inscrits pour l’élection d’un député à la chambre sur les mêmes listes électorales que les autres Français, même si l’exercice de leurs droits politiques était limité au territoire de la colonie.

Il ne faut pas croire cependant que le simple fait de renoncer au statut personnel de musulman (c’est-à-dire aux coutumes incompatibles avec le Code civil) suffisait pour acquérir la pleine nationalité. La preuve en est donnée par les musulmans convertis au catholicisme étudiés par André Bonnichon 37.

Dans les années 1920, ils sont – selon ses évaluations – plusieurs centaines ou quelques milliers 38. La plupart sont naturalisés, mais pas tous, pour des raisons qui tiennent parfois à l’âge, lorsqu’ils ont moins de 21 ans et qu’ils n’ont pas encore eu accès à la procédure de naturalisation. Dans ce cas, le converti non naturalisé reste considéré comme un indigène musulman soumis au « Code de l’indigénat», au régime pénal et de police, aux tribunaux répressifs indigènes, mais aussi au tribunal du cadi là où il existe.

Pour justifier cette règle, la cour d’appel d’Alger a statué en 1903 que le terme musulman « n’a pas un sens purement confessionnel, mais qu’il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan » 39.

Cette assignation à l’origine ethnique ou religieuse, qui maintient le musulman converti dans le statut de l’indigénat tant qu’il n’a pas fait l’objet d’une naturalisation (laquelle relève d’une décision de l’autorité publique), montre le caractère ethnico-politique, et non pas simplement civil ou religieux, de ce statut. Un musulman ne peut quitter ce statut que s’il en fait la demande et que si l’État l’accepte, après avoir enquêté comme dans une procédure de naturalisation classique. Le sénatus-consulte de 1865 n’employait pas le terme de « naturalisation » puisque le musulman d’Algérie était français. La doctrine, la Cour de cassation et l’administration appelèrent et continuèrent néanmoins d’appeler cette procédure de son nom véritable : naturalisation – une naturalisation gérée au ministère de la Justice selon les mêmes modalités et par les mêmes services qu’une naturalisation d’étranger 40.

Rappelons ce que disait en 1987 le professeur Paul Lagarde sur les différentes techniques d’attribution de la nationalité :

« Ce que le législateur.. [prend] en considération, c’est l’intensité des liens qui unissent un individu à sa population. Si ces liens sont très forts, alors la nationalité va être attribuée à cette personne sans qu’on lui demande son avis. La volonté individuelle ne jouera pas. Au contraire, si les liens sont réels, mais ne sont pas suffisamment forts, alors il peut être fait appel à la volonté positive de l’intéressé pour renforcer des liens qui à eux seuls n’auraient pas été suffisants. » 41

Il aurait pu ajouter que, si ces liens sont discutables, il est fait appel non seulement à la volonté de l’individu, mais aussi au contrôle de l’État.

(…) En Algérie, on avait donc choisi de maintenir à l’égard des musulmans la procédure la plus difficile, la plus soumise au contrôle de l’État, celle de la naturalisation 43. Et on ne la facilitait pas ! Le parcours d’un postulant était parsemé d’obstacles : le dossier devait être constitué de huit pièces différentes – dont un certificat de bonne vie et de bonnes moeurs – ; l’indigène devait se présenter devant le maire (décret du 21 avril 1866) ou l’autorité administrative et « déclarer abandonner son statut personnel pour être régi par lois civiles et politiques françaises » 44 ; une enquête administrative était effectuée sur la moralité, les antécédents et surtout la situation familiale du demandeur ; enfin, le dossier était transmis avec l’avis du préfet et celui du gouverneur au ministère de la Justice, puis au Conseil d’État, avant qu’un décret ne soit signé par le président de la République 45.

La procédure de naturalisation était d’autant plus difficile que l’administration locale faisait preuve d’une rare bonne volonté. Tous les témoignages concordent en ce sens.

(…) Résultat : en cinquante ans (de 1865 à 1915), 2396 musulmans d’Algérie sont naturalisés français. La majorité sont des militaires, des fonctionnaires ou des musulmans convertis au catholicisme. Jusqu’en 1899, le nombre des demandes finalement enregistrées rejetées est très faible. À partir de 1899, il augmente sensiblement jusqu’à atteindre un tiers, la moitié voire les trois cinquième des demandes 54, ce que l’administration justifie par le fait que « les titres des postulants sont examinés avec sévérité et avec le souci de n’accorder la qualité de Français qu’à ceux qui ont donné la preuve non équivoque de leur attachement à la France » 55.

 

***

18. Décret no 136, Bulletin des lois no 8 de la délégation du gouvernement de la Défense nationale hors de Paris, République française, XIIe série. Tours et Bordeaux, du 12 septembre 1870 au 18 février 1871, Versailles, Imprimerie nationale, juin 1871, p. 109.

 

34. Rapport fait au nom de la commission des affaires extérieures, des protectorats et des colonies, par Marius Moutet, annexe no 4383, séance du 1er mars 1918, JO, doc. Parl. Ch., p. 314-363, plus précisément p. 330. Il sera dans les notes suivantes référé à ce document sous l’appellation « rapport Moutet ».

35. Cf. Werner, op. cité, p. 133-140.

36. Ils avaient conservé – aux termes d’un arrêté local datant du 6 janvier 1819 – le droit d’être jugés selon les lois usages et coutumes de leur caste, ce qui constituait pour eux un statut personnel. Weiss, op. cité, p. 474-477.

37. Bonnichon André, La conversion au christianisme de l’indigène musulman algérien et ses effets juridiques (un cas de conflit colonial), thèse pour le doctorat en droit, Paris, Sirey, 1931. Cf. également sur ce sujet : Larcher, « Des effets juridiques du changement de religion en Algérie », RA, 1910, p. 1-34.

38. Bonnichon (ibidem, p. 12) les évalue à sept cents en Kabylie et mentionne la présence d’un certain nombre d’entre eux en métropole. Bastier Jean, « Le droit colonial et la conversion au christianisme des arabes d’Algérie (1830-1962) », Annales de l’université des sciences sociales de Toulouse, 1990, p. 33 -104, cite le chiffre de 2000 en 1910.

39. Alger, 5 novembre 1903, RA, 1904.2.25.

40. Dans la première édition (1886) de son Traité élémentaire de droit international privé, (Paris, Larose et Forcel), le grand juriste André Weiss consacre une sous-section à la « naturalisation des indigènes algériens » dans le cadre d’une section consacrée à la « Naturalisation coloniale » (p. 150-160).

41. Rapport de la commission de la nationalité, Être français aujourd’hui et demain 1, Paris, 1988, p. 115.

43. Dans l’édition de 1886 de son traité, André Weiss écrit par exemple : « Déjà français, l’indigène algérien acquiert, par le fait de la naturalisation, la plénitude des droits civils et politiques reconnus par nos lois à tout citoyen français. » (Ibid, p. 158).

44. Rapport Moutet, ibidem, p. 334.

45. Un des sept décrets Crémieux du 24 octobre 1870 avait modifié, pour les musulmans, la procédure du sénatus-consulte de 1865. Dorénavant la décision de naturalisation était prise par le gouverneur sans intervention du pouvoir central. Mais l’article 3 de ce décret exigeait, avant que le gouverneur ne se prononce, l’avis préalable d’un comité consultatif. Celui-ci ayant été supprimé par un décret du 1er janvier 1871, on en déduisit l’abrogation virtuelle du décret du 24 octobre 1870. Cf. Edgard Rouard de Card, Étude sur la naturalisation en Algérie, Paris, Berger-Levrault, 1881, p. 114-16.

54. Tableau statistique du rapport Moutet.

55. JO, 21 février 1900, rapport au garde des Sceaux sur les résultats de l’application des lois et décrets relatifs à la nationalité pendant l’année 1899, p. 1198. Il convient de noter que le rejet de nombreuses demandes de naturalisations effectuées en Algérie s’applique aussi aux Italiens particulièrement aux pêcheurs italiens installés en Algérie, accusés de ne solliciter leur naturalisation que pour exercer leur métier de pêcheur réservé aux Français. Cf. JO, Déb. parl., Ch. des députés, séance du 30 janvier 1899, intervention de M. Morinaud, p. 86-89.