Philippe Auguste, roi de 1180 à 1223 chasse les Juifs du Royaume de France en 1182
"En particulier parce que c'est au début de son règne, qu'est pour la première fois prise une décision appelée à beaucoup de succès dans la suite de l'histoire de France et d'Occident: la décision d'expulsion. Après avoir rançonné les Juifs la première année de son règne, après avoir annulé leurs créances, c'est à dire de manière totalement unilatérale et discrétionnaire spolié les Juifs de leurs créances, donc des dettes qu'on leur devait, en mars 1182, soit une dizaine d'années après le meurtre rituel de Blois, Philippe Auguste décide d'expulser les Juifs du domaine royal.
On parle du domaine royal: il ne s'agit pas d'une expulsion valant pour tout le vaste royaume de France, plus petit que la France actuelle mais qui va quand même de la Saône, de la Meuse,... jusqu'à l'Atlantique et jusqu'aux Pyrénées. Non: il s'agit de les expulser de la toute petite part de ce royaume qui est directement administrée par le roi, ce qu'on appelle le domaine par opposition au fief. Dans cette petite partie du royaume il n'y a donc plus de Juifs" (Mooc de Pierre Savy, UNEEJ, l'époque des expulsions)
"En juillet 1198, « contre l’avis de tous et à l’encontre de son propre édit », le roi rappela les juifs à Paris et dans le domaine royal. Au passage, qui plus est, Philippe fit « éprouver de grandes persécutions aux églises de Dieu ». Pour Rigord, ce revirement était une « offense faite à Dieu », qu’il jugeait à l’origine des désastres militaires que connut ensuite Philippe Auguste face aux Anglais, lorsque Richard Cœur de Lion ravagea le Vexin ... L’Église n’était pas la seule à chercher à faire obstacle à l’action de Philippe Auguste. En 1198, comme en 1182, il fallut négocier avec les pouvoirs concurrents. Les princes locaux voisins durent être satisfaits. Ainsi, l’acte de rappel fut accompagné d’un accord d’extradition conclu avec le comte Thibaud III de Champagne. Ce dernier s’entendit avec le roi afin de saisir à son compte les biens de tous les juifs désirant quitter ses terres. Il fut stipulé qu’aucun, roi ou comte, ne pouvait saisir les juifs de l’autre. Le roi scella des traités similaires avec d’autres seigneurs.
Les juifs revinrent en nombre. À Paris, ils s’implantèrent notamment rue Quincampoix, rue de la Tacherie et rue des Lombards. Deux synagogues et des écoles juives furent de nouveau en service . Peu de temps après 1198, Sire Léon rentra à Paris. Il y fonda une école de tossafistes, où se forma, parmi d’autres sages, son successeur, contemporain de Louis IX, Yehiel de Paris. À Orléans, la vie intellectuelle juive retrouva aussi rapidement tout son dynamisme.
Bien que les rois de France n’eussent jamais établi de statut légal des juifs, ils promulguèrent une série de mesures, contestées et réaffirmées successivement, pour tenter de délimiter clairement leur juridiction. Aussi cette dernière se définissait-elle au fil d’une série de négociations et d’acquis fragiles qu’il fallait sans cesse imposer face aux pouvoirs concurrents. Dans ce processus s’inscrivaient les accords établis en 1198 avec Thibaud de Champagne et d’autres. Puis, en 1206, le roi réglementait le prêt à intérêt et exigeait la création d’un « sceau des juifs » dans chaque prévôté d’Ile-de-France. Premier des sceaux royaux aux contrats, il était destiné à revêtir les créances juives. Pour ce faire, un « écrivain des lettres des juifs » était institué dans chaque localité. Deux hommes « probes » gardaient le sceau et devaient surveiller l’intérêt pris par les créanciers, ainsi que le terme prévu par eux.
. La procédure n’était cependant pas obligatoire dans le cas où les juifs prêtaient sur gage. Le souci du roi, en effet, n’était pas d’abolir le prêt à intérêt, mais de contrôler les dettes passées sous contrats par les juifs, de les préinventorier en quelque sorte. Au passage, il tentait de prélever son écot et instaura une sorte de taxe sur la circulation des capitaux. Cette législation revêtait un aspect pionnier : sous prétexte de contenir l’usure des juifs, le roi tentait de mettre la main sur tout un champ de relations sociales – crédit, limitation de son prix, authentification et définition des moyens adéquats de la poursuite des débiteurs – qui jusque-là lui échappait.
Outre quelques milliers de livres tournois versés au Trésor, l’opération marqua effectivement une avancée brutale de la puissance publique. En s’appropriant les créances des juifs, le roi instillait le principe que les biens des juifs en général étaient des biens royaux, et dépossédait ainsi les barons de leurs droits sur les juifs de leur terre. Les Grands se retrouvaient de facto privés de lever des impôts sur les juifs et de les spolier à leur profit ! Aussi Philippe Auguste dut-il reculer. En 1219, l’Ordinatio pro facto judeorum rectifia cette politique en instituant un répit pour les débiteurs chrétiens et en renouvelant la limitation de l’intérêt. Puis, finalement, Louis VIII supprima le « sceau des juifs » en 1223. Il fit réclamer le solde des dettes dues aux juifs sous trois ans, annula leurs intérêts et leurs créances vieilles de plus de cinq ans, et ordonna le retrait des autorités du recouvrement des prêts. Certes, il ne définit pas de taux d’intérêt légal, mais ces mesures ne revenaient tout de même pas à la proscription totale de l’usure.
L’absence de politique antiusuraire au sens strict laisse penser que l’ordre de rappel des juifs dans le domaine royal en 1198 était peut-être motivé par le besoin criant de subsides au retour de croisade
Jeune roi en 1182, Philippe Auguste avait-il tué la poule aux œufs d’or en expulsant les juifs? À partir de 1198, un compte spécifique intitulé « Produit des juifs » figurait dans la comptabilité du Trésor, dont les revenus ne cessaient de croître. Si le roi avait autrefois chassé les juifs, il s’attelait désormais à les « fixer ». Pour ce faire, il produisait des chartes qui visaient à garantir leur sécurité, comme en 1204 lorsqu’il prit des mesures afin que les juifs de Normandie et d’Ile-de-France ne quittassent pas les terres royales. En outre, il n’admettait aucune intrusion de l’Église dans les affaires du royaume. Contrairement à d’autres États, telle l’Angleterre, la Sicile ou l’Aragon notamment, le royaume de France échappait à la tutelle juridique du Saint-Siège et les Capétiens jouissaient de l’autonomie que leur conféraient leur sacre et les progrès de l’administration royale réalisés au XIIe siècle sous Louis VI et Louis VII. Aussi, à la différence des royaumes voisins, le pape ne pouvait-il faire valoir en France un droit supérieur d’intervention, et les tensions ne manquaient pas entre les deux pouvoirs.
La rivalité entre Philippe Auguste et le pape Innocent III se cristallisait notamment autour de la juridiction sur les juifs. Outre les mouvements hérétiques, aux fondements anticléricaux, les communautés juives, dont la juridiction intéressait au plus près les pouvoirs laïcs, créaient des espaces qui échappaient au contrôle pontifical. Aussi, en janvier 1205, le pape adressa au roi de France une bulle intitulée Etsi non displiceat Domino (« Et s’il ne déplaît pas à Dieu »), dans laquelle il dénonçait l’usure des juifs, exhortait Philippe Auguste à faire appliquer dans son royaume le canon 26 du concile de Latran III (1179) interdisant aux juifs de posséder des esclaves et des serviteurs chrétiens, et déplorait qu’en France, les juifs fussent admis à témoigner contre des chrétiens.
Pour renforcer le tableau désastreux qu’il tenait à dresser du royaume de Philippe Auguste, le pape se plaignait même que dans la région de Sens – dont l’archevêque était Primat des Gaules, ce qui n’était sans doute pas anodin –, les juifs avaient construit une synagogue plus haute que l’église voisine, et que leurs prières récitées « avec grand fracas » empêchaient la célébration du culte dans l’édifice chrétien. Certes, l’archéologie du judaïsme médiéval a exhumé des synagogues aux dimensions parfois généreuses. Mais même lorsqu’elles s’élevaient sur un ou deux étages, on doute qu’elles eussent pu dépasser le clocher d’une église. Innocent III complétait l’arsenal de griefs dirigés contre le roi en dénonçant le fait que ce dernier laissait les juifs blasphémer, profaner des hosties et même perpétrer des meurtres rituels !
Pour renforcer sa démarche, le pape adressa une autre bulle, quelques mois plus tard, le 16 juillet 1205, à l’archevêque de Sens et à l’évêque de Paris, intitulée Etsi Iudaeos, dans laquelle il rallongeait la liste des méfaits détestables dont les juifs, explicitement dénoncés comme déicides, se rendaient coupables à ses yeux contre les chrétien. Entre autres, il condamnait le fait qu’ils employaient des nourrices chrétiennes et que lorsque ces dernières recevaient l’hostie, elles étaient forcées « pendant trois jours avant qu’elles redonnent le sein, de verser leur lait dans les latrines ». Le texte évoquait également deux autres lettres, l’une adressée au duc de Bourgogne et l’autre à la comtesse de Troyes.
Au-delà de la violence rhétorique et des fantasmes antijuifs véhiculés par la propagande pontificale, les conflits attestent que les juifs constituaient, parmi d’autres, des enjeux de pouvoir. Les accords et la législation participaient d’une politique de consolidation du pouvoir face aux concurrents. "
(extraits d'un article de Juliette Sitbon , la volte face de Philippe Auguste, in Chasser les Juifs pour régner, 2016, Cairn)