Article publié le 10/10/2023 dans le journal Le Monde
Le 7 octobre à l’aube, l’assaut du Hamas contre Israël a débuté par l’attaque des tours d’observation de l’armée israélienne disséminées le long de la bande de Gaza au moyen d’une nuée de drones. Si l’entrée en jeu de ces quadricoptères d’origine civile larguant des grenades ou de ces drones kamikazes au design iranien est une première pour le mouvement islamiste, elle marque l’aboutissement d’années d’effort du Hamas pour produire lui-même un armement efficace.
De la mort, en 2003, d’une première équipe de développeurs tués dans un raid israélien à Gaza, à l’assassinat en Tunisie en décembre 2016 de Mohamed Al-Zawahri, le responsable des programmes d’engins pilotés à distance du mouvement, puis, en avril 2018, de l’ingénieur Fadi Al-Batsh en Malaisie, Israël n’aura cessé de tenter de freiner les tentatives du groupe de se doter d’une capacité de développement et de production autonomes.
« Le Hamas fabrique désormais une grande partie de ses propres armes, met au point des drones et des véhicules sous-marins sans pilote, s’engage dans la cyberguerre et est sur le point de passer des roquettes non guidées à des drones et des missiles de précision guidés par GPS », résumait une étude du Jerusalem Center for Public Affairs parue en août 2021.
Couvrant l’avancée de ses commandos le 7 octobre, le Hamas a déclenché un tir de barrage de 2 500 roquettes, un nombre inédit à l’échelle des groupes palestiniens, le mouvement islamiste s’étant doté de capacités de production lui permettant de réapprovisionner son arsenal après chaque affrontement avec Israël. Le rôle de l’Iran dans son développement n’a pas échappé au renseignement israélien ni aux experts en armements balistiques. « Nous le voyons dans le volume de projectiles que le Hamas est capable de tirer, l’intensité de ces tirs et la coordination entre eux, qui est plus grande que ce que nous avons vu dans le passé », écrit Ian Willams, directeur adjoint du projet antimissiles au Center for Strategic and International Studies (Washington). Faute de matériaux disponibles dans l’enclave, sous blocus depuis 2007, la précision de ces engins reste rudimentaire.
« Les rapports sur les arsenaux de roquettes des factions palestiniennes à Gaza citent régulièrement une assistance iranienne à la fabrication locale. Cependant, un examen plus approfondi des sources iraniennes, des documents probablement divulgués par les services de renseignement israéliens (…) révèlent une stratégie iranienne d’autonomisation de ses alliés plus poussée qu’on ne le pensait », écrivait Fabian Hinz, chercheur à l’International Institute for Strategic Studies (Londres), dans un rapport sur la prolifération des armes iraniennes en 2021. « Un effort de développement particulier vise à créer systèmes des missiles à courte portée et des unités de production adaptées à la production locale », ajoutait-il.
Le principal bénéficiaire de cette assistance est le Jihad islamique palestinien, l’allié historique de Téhéran dans les territoires occupés. Mais le Hamas en a également profité. Outre ses ateliers de fabrication locaux, il continuait, au moins jusqu’en 2020, à recevoir en kits des roquettes iraniennes Fajr-5 d’une portée de 75 kilomètres.
Cette année-là, la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira avait pu filmer l’assemblage, à Gaza, de plusieurs de ces engins d’une tonne et de 6,5 mètres de long. Autre matériel « importé » directement d’Iran : la variante locale des missiles antichars russes Kornet. Certains Kornet auraient également été acquis en Libye, à la faveur du chaos sécuritaire qui y règne.
Abou Ibrahim, le commandant de l’unité de production militaire des Brigades Ezzedine Al-Qassam, bras armé du Hamas, se félicitait alors, dans ce reportage d’Al-Jazira, de l’efficacité des réseaux d’approvisionnement qui alimentent la branche armée du Hamas : « Les armes nous parviennent par voie terrestre ou maritime. Un nombre très varié d’armes sont arrivés depuis l’Iran. Les résistants à Gaza en avaient un besoin urgent, comme pour les Kornet et les Fajr. D’autres pays, comme la Syrie et le Soudan, ont joué un rôle dans l’armement de la résistance. »
La principale voie d’acheminement des armes relie l’Iran au Soudan, les cargaisons gagnant l’Egypte par voie terrestre où des réseaux de contrebande les introduisent dans la bande de Gaza à travers un réseau de tunnels. Selon l’armée israélienne, les passeurs peuvent empocher entre 25 000 et 35 000 dollars, côté égyptien, pour chaque opération : un trafic lucratif, même s’il a été un temps perturbé par la présence de l’organisation Etat islamique dans le Sinaï.
Autre source d’entrée, la voie maritime : des bateaux larguent les armes au large de la bande de Gaza ou, ancrés dans les eaux égyptiennes, libèrent de petits containers récupérés par des combattants du Hamas se faisant passer pour des pêcheurs ou par ses hommes-grenouilles. Tel-Aviv rapporte avoir déjoué plus de trente tentatives de contrebande maritime en provenance d’Egypte en 2022, sans toutefois préciser si elles étaient toutes destinées à la bande de Gaza.
« Le Hamas, avec le soutien logistique de l’Iran et du Hezbollah, est passé maître dans l’art d’introduire en douce des cargaisons en provenance de Libye ou transitant par le Soudan, en versant de généreuses sommes d’argent à des tribus ou même en versant des pots-de-vin à des officiers de l’armée égyptienne », constate Ahmed Fouad Alkhatib, spécialiste du Hamas, qui collabore avec le Washington Institute.
Autre source d’approvisionnement, l’armée israélienne elle-même. A Gaza, après chaque opération de Tsahal, les hommes du Hamas fouillent minutieusement décombres et champs à la recherche de munitions non explosées. Bombes, mines, obus d’artillerie de 155 mm… A en croire le chef du corps des artificiers du mouvement islamiste, Abou Salem, la seule opération israélienne de 2014 aurait laissé derrière elle des dizaines de bombes MK84 américaines non explosées, permettant à ses hommes de récupérer « 470 kilos de tritonal [TNT] dans chacune d’entre elles ».
Dans le territoire palestinien, une chaîne d’ateliers clandestins s’est spécialisée dans le recyclage et le conditionnement des matières explosives issues des opérations israéliennes contre l’enclave palestinienne. Un exercice périlleux : le 7 juin 2017, les Brigades Ezzedine Al-Qassam annonçaient la mort, à Khan Younès, d’« Ibrahim Hassine Abou Al-Naja, de la ville de Rafah, tombé en martyr après une explosion accidentelle ». A 51 ans, Abou Al-Naja était le chef des équipes de déminage du Hamas.
Dans sa quête de matériaux, le groupe n’a pas hésité, en 2020, à envoyer pendant plusieurs semaines ses nageurs de combat à 33 mètres de profondeur inspecter l’épave du HMS M15, un navire de guerre britannique coulé par un sous-marin allemand en 1917 à un kilomètre de la côte. Les conduites d’eau qui reliaient sur des dizaines de kilomètres les anciennes colonies évacuées par Tel-Aviv en 2005 au territoire israélien, toutes déterrées il y a quelques années, servent désormais à fabriquer les sections de propulsion des roquettes. En 2019, le chef du mouvement, Yahya Sinouar, se vantait d’avoir à sa disposition « assez de tuyaux pour fabriquer des roquettes pour les dix prochaines années ».