Article publé dans Le Monde le 11 septembre 1994


Le 17 septembre 1394, le roi Charles VI, cédant aux instances de la reine, Isabeau de Bavière, fait promulguer des lettres patentes. Celles-ci enjoignent aux juifs de " vuider le royaume dans Noël prochain sous peine de punitions corporelles et de confiscation de tous leurs biens ". L'arrêté est exécuté entre janvier et mars 1395. Par ce surcroît de cruauté, qui se répète dans la suite des persécutions antijuives, on fait coïncider pour la première fois la date du décret avec une solennité juive : le Grand Pardon. Quelques juifs demeurent, dit-on, sur place, en dépit de l'ordonnance, constituant peut-être des " marranes " _ crypto-juifs _ avant la lettre. Mais, officiellement, il n'y aura plus de juif en France. Quand la Provence passe sous souveraineté française, en 1481, le décret leur est appliqué avec la même rigueur.

Cent ans avant l'Espagne, la population juive de France subit ainsi l'ultime contrecoup d'un antijudaïsme chrétien qui, au XIV siècle, s'est peu à peu muté en véritable " racisme religieux ". Progressivement déshumanisés, représentés sous des traits démoniaques (la première caricature antisémite " classique " apparaît en Angleterre, à Colchester, au XIII siècle), comprimés à des fins d'étouffement démographique dans des quartiers réservés (en France, ils se voient interdire l'accès des petites localités dès 1276), les juifs perdent l'occasion de côtoyer les chrétiens, et ont pris dans la mentalité médiévale une dimension de plus en plus monstrueuse.

A en croire la Chronique de Paris, l'expulsion de 1394 donne au pouvoir l'occasion d'une ultime extorsion. Comme on retient dans la capitale quelques dignitaires juifs sous l'accusation d'avoir " fait revenir à leur religion et d'avoir fait disparaître Denis de Machaut, qui s'était converti à la religion chrétienne ", le prévôt de Paris condamne les suspects au bûcher. Finalement, trouvant la sentence excessive, le Parlement de Paris la commue. On se " contente " de promener les prévenus nus, en charrette, par les carrefours, pour y être battus de verges jusqu'au sang, quatre dimanches de suite. Au bout de deux séances de ce supplice, les malheureux parviennent à racheter leur peine contre une amende exorbitante de 18 000 francs d'or. La somme est affectée à la reconstruction du Petit-Pont, qui relie la rive gauche à l'île de la Cité. " Ennemi intérieur "

 

La présence juive sur le sol français, à laquelle Charles VI tord ainsi le cou, était vieille de plus d'un millénaire. On en trouvait des traces dès l'an 6 après Jésus-Christ. C'est à Vienne, en Isère, que l'ethnarque de Judée, Archélaüs, l'un des successeurs du roi Hérode, est exilé. Après la destruction de l'Etat juif, en 70, par les légions de Titus, une immigration partie de Palestine se dirige vers la vallée du Rhône. Mais c'est à Salignac-de-Pons, près de Cognac, en Charente, qu'on retrouve, avec une lampe à huile du III siècle ornée d'un chandelier à sept branches, le premier témoignage archéologique de la vie juive en France.

L'histoire de ces quatorze siècles est celle d'une longue intégration des juifs dans le paysage médiéval. Elle s'interrompt à partir du XI siècle avec les massacres qui accompagnent les Croisades et s'achève, dans toute l'Europe, par l'expulsion généralisée. La mesure est inaugurée en France par Philippe-Auguste, qui chasse les juifs d'un domaine royal aux limites encore restreintes (1182). En 1290, ils sont expulsés d'Angleterre. En 1306 a lieu, à nouveau en France, le bannissement le plus important : 100 000 juifs sont alors contraints de quitter le royaume. Rappelés par Louis X le Hutin en 1315, ils ne seront réadmis que pour des périodes limitées, abolies ou prorogées en fonction de l'avidité des princes, jusqu'à l'ordonnance de 1394. Le grand exil de plus de 200 000 juifs d'Espagne est pour le siècle suivant (1492). Dans les pays où les juifs demeurent sur place, en Italie ou en Allemagne, ils sont peu à peu assignés à résidence. A Perpignan, en 1243, plusieurs siècles avant l'invention du " ghetto ", en 1516 _ du nom du quartier de la fonderie des canons de Venise _, ils se voient repoussés dans des zones d'habitation obligatoire.

Que s'est-il donc passé pour que les juifs, d'abord " citoyens romains de religion juive " (Cives romani judaei religione), une population que ne distingue ni la langue (ils parlent la langue d'oïl et dédicacent leurs synagogues en latin) ni l'activité économique (ils cultivent la terre _ la vigne notamment, comme le fameux rabbin champenois Rachi, illustre commentateur de la Bible et du Talmud), connaissent un tel sort ? Comment au XIV siècle ces juifs, qui forment un groupe religieux accueillant en son sein bon nombre de prosélytes, en viennent-ils à incarner un " ennemi intérieur " qu'il faut réduire, voire anéantir ?

Cette évolution, l'historien allemand Werner Sombart, qui joua son rôle dans la formation des représentations du monde nazies, prétendit l'expliquer par le rôle primordial des juifs dans la gestation du capitalisme. Il est vrai, l'argent tient une place de plus en plus considérable dans l'existence juive médiévale, car ceux-ci sont peu à peu soumis dans les moindres gestes de leur vie quotidienne à des taxes de plus en plus lourdes, ainsi qu'à des confiscations de toute sorte. En revanche, leur place réelle dans le commerce d'argent est très mince, et, s'ils ont part à la " révolution économique " du XII siècle, ils sont rapidement supplantés par les banquiers cahorsins et lombards.

Selon un système qui sera repris par le III Reich au XX siècle, les vexations qu'on impose aux juifs leur sont systématiquement à charge. En 1215 par exemple, le concile du Latran recommande, à l'imitation de ce qui se fait dans le monde musulman, le marquage des juifs. Quand Philippe le Bel se décide à appliquer la mesure, en 1285, c'est à leurs frais et au prix fort que les juifs de France doivent se munir de la fameuse " rouelle ", pièce de tissu de forme circulaire qui les distingue visuellement du reste de la population.

Fernand Braudel, plus récemment, pour rendre compte de l'antijudaïsme médiéval, n'a pas hésité à évoquer une " intolérance juive " médiévale. D'après lui, le dynamisme et la combativité de la " civilisation juive " à la fin du Moyen Age seraient responsables, plus que l'intolérance chrétienne, de l'exclusion des juifs, dont le ghetto est l'aboutissement. Un ghetto qui " n'est pas seulement le symbole de la prison où l'on a enfermé les juifs, mais la citadelle où ils se sont retirés d'eux-mêmes pour défendre leur croyance et l'autorité du Talmud " (le Talmud se diffuse auprès des juifs de France aux alentours des X et XI siècles ; l'étude leur en sera interdite à partir de 1240, par Saint Louis). Mais pourquoi, dès lors, dans le même temps où les juifs sont frappés d'ostracisme en Occident, la Pologne ou la Hongrie (où certains juifs continuent à utiliser le français jusqu'au XV siècle) ouvrent-elles grandes leurs portes aux bannis ? La richesse des échanges entre intellectuels chrétiens et juifs, tout au long de la période médiévale, n'infirme-t-elle pas quelque peu cette théorie de l'" intolérance " ?

Comme l'a montré l'historien Jean Delumeau, ce n'est pas tant la société juive qui s'est rétractée sur ses valeurs que la chrétienté qui s'est progressivement repliée sur elle-même. En cette fin du Moyen ^Age, l'Eglise est d'autant plus militante qu'elle est traumatisée par le " grand schisme d'Occident " (affrontement de la papauté de Rome et de celle d'Avignon). Le peuple et les grands adoptent la " mentalité obsidionale ".

Une citadelle chrétienne assiégée

Tous ont le sentiment de vivre dans une citadelle chrétienne assiégée par Satan et ses suppôts. Une mentalité qu'entretient le théâtre des mystères et des passions, souvent suivis de véritables pogromes. C'est cet esprit de citadelle qui rend compte de l'expulsion ou de l'enfermement des juifs dans un Occident que déstabilise encore plus l'épidémie de peste noire de 1348, laquelle fauche plus du tiers de la population européenne. On en fait retomber la faute sur les juifs, accusés d'avoir empoisonné les puits. Malgré l'intervention du pape Clément VI, qui rappelle que la population juive est elle-même frappée par la maladie, les juifs sont massacrés en masse. A Strasbourg, par exemple, 2 000 d'entre eux sont brûlés vifs dans le cimetière de la ville.

Qu'à l'issue de tant d'épreuves, la première tentative d'histoire générale juive, incorporant des sources chrétiennes, de Joseph Ha-Cohen (1575), ait adopté pour titre la Vallée de larmes (Emeq ha-Bakha) n'a rien de surprenant. L'historiographie contemporaine du peuple juif essaie pourtant de se dégager de cette perspective exclusivement " lacrymale ".

Sur fond de dégradation tendancielle, la vie des juifs en France au Moyen Age fut néanmoins marquée de longues périodes de calme. Date de rupture, fin d'une époque, l'année 1394 ne fait somme toute qu'interrompre la présence juive sur le sol français. Dès la fin du XV siècle, des marranes chassés d'Espagne et du Portugal viennent s'installer dans la région de Bordeaux. D'abord admis comme " nouveaux chrétiens ", certains d'entre eux se " judaïseront " de plus en plus ouvertement. Avec l'annexion de l'Alsace au XVII siècle et l'émancipation consécutive à la Révolution française, les juifs seront réadmis progressivement dans le giron de la nation française. Non sans que parfois se fasse entendre, à l'occasion de telle ou telle affaire, de tel ou tel cahot dans la vie nationale, l'écho de ce que la longue histoire du Moyen Age leur avait démontré : l'intégration est toujours réversible.

Le Monde