La Rédaction · ·

 

De plus en plus de jeunes musulmans israéliens choisissent de s'engager dans l'armée. Qui sont ces Arabes qui assurent la défense de l'État juif ?

 La nuit tombe sur le désert. En haut d’un plateau battu par le vent, le sergent Nabil passe les hommes en revue. Tous se tiennent droit, le cou tendu, le fusil-mitrailleur en bandoulière. Nabil remet à chacun un coran à couverture de percaline bleue frappée d’arabesques dorées. C’est le coeur empli d’émotion que Fouad reçoit le sien. Il lève les yeux vers le ciel, y cherchant la traînée pâle d’Al-Buraq, le cheval ailé qui emmena Mahomet de La Mecque vers Al-Quds, dite Jérusalem, puis de là au firmament. Garde-à-vous ! hurle le commandant. La main droite serrant le saint Coran, Fouad clame en choeur avec ses camarades le serment d’allégeance à Tsahal et à l’État d’Israël.

Ses parents et ses deux soeurs sont venus assister à la cérémonie. Ils se tiennent sur le terre-plein réservé aux familles. Ce soir, ils regagneront leur village de basse Galilée tandis que, demain matin, Fouad rejoindra l’unité d’élite dans laquelle il servira durant les trois années à venir, au sein de la brigade Guivati, déployée le long de la frontière avec Gaza. Avant de le quitter, son père lui donne une ferme poignée de main et une tape sur l’épaule. Sa mère l’étreint, sans pleurer. Ce sont ses soeurs qui fondent en larmes lorsqu’il s’éloigne vers les camions bâchés dont les moteurs ronflent, impatients.

Chaque année, à la veille de la fête de l’Indépendance, la population d’Israël commémore ses morts tombés au combat ainsi que les victimes du terrorisme. Ce jour-là, ils sont des milliers d’Arabes israéliens à aller se recueillir sur les tombes de proches qui ont «  donné leur vie pour la défense de la patrie et la liberté d’Israël  », selon l’expression par laquelle s’achève le serment qu’a prêté Fouad lors de la parade marquant la fin de son entraînement de base. Ces quatre dernières années, le nombre de musulmans et de chrétiens, filles et garçons, choisissant de servir dans les rangs de Tsahal a décuplé. Ce qui, aux premiers jours d’Israël, relevait encore de l’anecdote est aujourd’hui un véritable phénomène de société.

Quiconque se promène dans les rues d’Israël rencontre plus de juifs sur son chemin que de chrétiens ou de musulmans. C’est le monde à l’envers, en quelque sorte. Ce dont ce flâneur se doute moins, c’est que la moitié des personnes qu’il croise sont arabes. Démographes et statisticiens emploient le terme «  arabe  » par commodité, afin de désigner les citoyens non juifs d’Israël. Selon cette appellation, il y a aujourd’hui environ 2 millions d’Arabes israéliens sur un total de presque 9 millions d’habitants peuplant la Terre sainte. Ce chiffre recense les Arabes musulmans, chrétiens, druzes, bédouins. Mais pas ceux qui sont juifs. Expulsés des pays arabes, les juifs irakiens, syriens, libanais, égyptiens, libyens, marocains, tunisiens, algériens, yéménites, de naissance ou d’origine, sont au nombre de 2,5 millions. Et donc, un Israélien sur deux est arabe.

En Israël, le service militaire est de trois ans pour les garçons et de deux ans pour les filles. Il est obligatoire pour les Juifs, les Druzes, les Circassiens. Mais volontaire pour les autres. Le choix d’un jeune chrétien ou musulman de s’engager dans Tsahal dépend de comment il perçoit la nation dans laquelle il vit et dont il est citoyen. Est-elle juste l’État des «  sionistes  » ou bien sa patrie également ? Les réponses varient, mais ce dont un Arabe d’Israël est certain, c’est que ce pays est le sien. Il y est chez lui.

D’après les chiffres de l’Institut israélien pour la démocratie et du centre Guttmann de sondage, 65 % des non-juifs vivant en Israël sont aujourd’hui fiers d’être israéliens et considèrent le drapeau national comme le leur, alors qu’ils n’étaient que 37 % en 2014. Cette même année, 34 % des musulmans d’Israël s’identifiaient au drapeau palestinien. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 8 %. Cela est principalement dû au schisme entre OLP et Hamas qui déchire la cause palestinienne et à un désenchantement croissant à l’égard des personnalités au pouvoir tant à Ramallah qu’à Gaza. Les récents actes d’agression et de violence, dont la deuxième guerre du Liban (2006) et l’opération Bordure protectrice (2014), ont eu pour effet de resserrer les rangs des Israéliens, la population civile étant visée indistinctement par les missiles du Hamas ou du Hezbollah, les bombes des «  martyrs  », les tirs de mitraillettes des «  militants  ». Sur 44 Israéliens tués durant la seconde guerre du Liban, on compte 14 musulmans, 4 chrétiens et 1 Druze. Un autre indice clair a été l’échec cuisant des tentatives de Daech de recruter des combattants au sein de la jeunesse musulmane d’Israël : pratiquement personne. Alors que les affaires ont été plutôt bonnes en France.

Si la loyauté et le civisme des citoyens non juifs d’Israël ne sont plus à prouver, leur engagement militaire demeure marginal. Sur 180 000 appelés, en 2017, on recense 3 522 Druzes, 1 308 musulmans et Bédouins, 221 chrétiens dont, pour la première fois, des résidents de Jérusalem-Est. Ces chiffres sont en augmentation constante. En 2014, seuls 84 Arabes chrétiens s’étaient engagés. Quant aux musulmans, ils n’étaient qu’une dizaine. Quelques centaines de recrues annuellement, c’est peu. Et c’est beaucoup car, pour elles, le pas à franchir est considérable. Il mène à combattre dans les rangs d’une armée hébraïque dont les ennemis sont tous musulmans.

Lorsque le caporal Bilal T., 21 ans, regagne son village de Deir al-Assad, il tombe l’uniforme. Durant sa permission, il sera pressé de questions quant à son choix et parfois insulté. Il devra s’expliquer. Bilal ajoute avec humour que ses camarades de peloton juifs ne comprennent pas non plus sa décision, d’autant que leur unité, déployée en Cisjordanie, a pour mission de protéger les implantations. Les plus éberlués de tous, ce sont les Palestiniens, à commencer par les agents des services de sécurité et les policiers de l’Autorité palestinienne avec qui Tsahal travaille en étroite collaboration dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ultimes vestiges des accords d’Oslo.

La grande majorité des députés musulmans de la Knesset, le Parlement israélien, s’oppose fermement à tout engagement de la jeunesse musulmane dans la police ou l’armée des «  sionistes  ». Pour eux, le caporal Bilal est un traître. Or la décision de Bilal n’a rien de politique. Servir dans Tsahal lui permet de bénéficier de multiples avantages économiques et sociaux : formation professionnelle, salaire relativement élevé et, à son retour à la vie civile, aide au logement et bourse d’études. Il aura aussi de meilleures chances de trouver un emploi, la présentation d’un livret militaire bien noté offrant un atout certain à l’embauche. Le service militaire pour tous contribue à l’égalité des chances. Et, en ce qui concerne les soldates, il favorise l’émancipation de la femme. Le sergent Elinor Joseph en est l’illustration la plus frappante. Elle est la toute première jeune femme arabe à avoir servi dans une unité combattante, le 33 e bataillon d’infanterie, dit Caracal, basé dans le désert du Néguev.

Émancipation ne veut aucunement dire rejet ou abandon des traditions religieuses. La grande majorité des soldats musulmans de Tsahal observe les coutumes de l’islam. Les garçons prient cinq fois par jour, et de nombreuses soldates portent le hijab, même à l’entraînement, sous leur casque.

Bien que l’accueil de toutes et tous dans Tsahal soit destiné à un brassage et à une meilleure cohésion sociale, certaines forces spéciales sont composées exclusivement de combattants non juifs. Le légendaire bataillon de Reconnaissance du désert est le fief des Bédouins, inégalables éclaireurs et traqueurs. Le Gadsar 585, avec 500 hommes, est une unité d’infanterie entièrement musulmane. À noter qu’il existe une alternative à l’orientation militaire, sous la forme d’un service national dont la mission principale est l’assistance aux communautés dans les domaines de la santé et de l’éducation. En 2018, plus de 2 000 jeunes Arabes israéliens ont opté pour cette solution. Enfin, un grand nombre de jeunes Arabes ont rejoint la garde des frontières. Ils se chargent, entre autres, du contrôle des milliers de travailleurs palestiniens qui se présentent journellement aux divers points de passage entre l’Autorité palestinienne et Israël. La présence de soldates arabes dans les checkpoints est rassurante pour les femmes musulmanes qui ne parlent pas toutes l’hébreu. Elle crée un climat de confiance.

Le point de vue des chrétiens est très différent. Israël est le seul pays du Proche-Orient où ils ne souffrent d’aucune discrimination ni menace. Partout ailleurs dans la région, à commencer par Bethléem et Jéricho, leur nombre décroît dramatiquement suite à une émigration de masse due aux persécutions. Tant et si bien que le clergé de Nazareth encourage les jeunes à faire leur service militaire ou national. En accord avec l’Église, une compagnie du nom biblique de Nahshon est réservée à ceux des jeunes chrétiens qui ne parlent que l’arabe. Ils y apprennent l’hébreu ainsi que le maniement des armes avant de se fondre dans les divers régiments.

Plus encore que l’université ou le lieu de travail, l’armée est une plateforme idéale pour resserrer les liens entre les multiples ethnies et confessions qui font la complexité de la société israélienne, mais aussi sa richesse. Ce n’est pas envers la guerre qu’Elinor, Fouad, Bilal font acte d’allégeance, au moment de prêter serment, fusil à l’épaule, grenades et cartouchières au ceinturon. C’est à la fraternisation et à la paix. Non pas dans les couloirs de la diplomatie, mais sur le terrain.

Et ça, c’est leur véritable engagement.