Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de l'inauguration du site archéologique au Mont Beuvray,

Bibracte, mardi 17 septembre 1985

 

Mesdames et messieurs,

- Comme cette plaque, que je viens de découvrir, le rappelle, il y a 2037 ans, ici-même se réunissait une assemblée de toute la Gaule. Elle allait choisir Vercingétorix pour mener la guerre contre César. Un peu plus tard, c'était Alésia. Le siège, les combats désespérés, la défaite, Vercingétorix enchaîné puis étranglé dans une géôle lointaine : "Nos ancêtres les Gaulois" tombaient sous la loi de Rome. On dira que faute de s'être unis à temps, ils avaient succombé. Mais, dans ce soubresaut de la dernière heure, apparaissaient les germes d'une histoire à venir qui conduirait, par mille détours de souffrances et d'enthousiasmes, à ce qui s'appellerait ... la France.

 

- Voilà sans doute les mots que j'aurais prononcés si j'étais venu au Mont-Beuvray pour une cérémonie de cet ordre, il y a quelques décennies. Nos grands historiens du 19ème siècle et du début du 20ème, vibrant du patriotisme puisé au coeur des révolutions - Michelet n'écrit-il pas que son histoire de France, qui lui demanda quarante années de travail, fut conçue lors des journées de juillet 1830 "dans ces jours mémorables une grande lumière se fit et j'aperçus la France" -, vécurent la défaite de 1870, et les cruautés de la Grande Guerre. Qui oubliera que Jules Déchelette, l'un de nos plus grands archéologues, qui fouilla ici-même, pendant plusieurs années, tomba en première ligne, sur le front, en octobre 1914 .. Oui, tous ceux-là ont modelé, de leur esprit et de leur cœur, les pages que des générations d'écoliers ont lues et apprises dans les manuels d'histoire de la toute jeune Troisième République. Bien sûr, aujourd'hui, cette vision des choses peut paraître un peu forcée, parfois même idyllique, comme dessinant aisément, à l'avance, ce qui devait se passer par la suite.

En vérité, cette unité de la Gaule, à Bibracte, correspond moins à la réalité qu'au désir de notre peuple de s'ancrer au plus profond de son histoire.

 

Enfin, je ne suis pas ici pour donner une leçon. J'ai visité, j'ai entendu ce que l'on m'a dit, et, en même temps que moi, de jeunes écoliers réfléchissaient, posaient des questions et rejoignaient souvent mes impressions personnelles. Depuis près de quarante ans, je parcours tous ces chemins. Ici-même, mais avec moins de compagnons qu'aujourd'hui, je suis souvent venu, à mon tour, imaginer, rêver ce que pourraient être Bibracte et le Mont-Beuvray, rendus à notre histoire. Déjà, on pouvait le percevoir le long des chemins creux, entre les racines des hêtres.

 

- A travers deux millénaires, certains de ces parcours sont restés identiques - je veux parler de la nature – car l'oeuvre des hommes devait subir des transformations que nous sommes en -train d'étudier.

 

- Le Mont-Beuvray, vous le voyez. Ce paysage derrière moi, c'est celui de la Bourgogne, de Saône-et-Loire. De l'autre côté, c'est le Nivernais. Ce Morvan, dont je vous parle, certains d'entre vous savent qu'il ne m'est pas étranger.

 

- J'évoquais encore l'époque récente - un siècle ou plus - où l'on exploitait les pâtures, où des châtaigneraies se dressaient en lieu et place de ces taillis. On peut se poser la question : où sont les chaumes pour le bétail ? Où sont les champs qui appelaient une présence humaine ? Oui, ce paysage a changé et pourtant, dans ses structures profondes, il est resté le même.

 

- Faudrait-il éprouver de la nostalgie pour ce passé ? Oui et non : ceux qui n'en ont pas perdent beaucoup. Mais ceux qui ne savent pas la dépasser, ignorent l'avenir. Et nous essayons précisément, par les travaux que nous avons engagés ici, de joindre ce passé à l'avenir. Et celles et ceux qui y travaillent, qui sondent, qui fouillent, qui trient, photographient, prospectent, mesurent, tous ceux que je viens de rencontrer - et d'autres viendront les rejoindre - sont les artisans d'une histoire déjà vivante ou qui va revivre sous nos yeux.

Mais il faut aussi ramener l'homme aux paysages qu'il a quittés. C'est ce que le Parc de Morvan s'est engagé à faire, en protégeant ces lieux, en les aménageant, en organisant des circuits. J'en remercie les responsables que je connais de longue date. Ils ont beaucoup de mérite et ils peuvent compter sur l'appui des pouvoirs publics. Ils sont appuyés dans leurs efforts par les trois ou quatre communes limitrophes, et les deux départements de cette région de Bourgogne.

 

- Mais le Mont-Beuvray est aussi le témoin d'une continuité. La foire annuelle, qui remonte à des temps inconnus s'y est déroulée jusqu'au siècle dernier, trois jours durant, au début de mai. C'est dire que l'homme, enraciné, actif, vivait, travaillait dans ces lieux. L'Association des Amis du Beuvray a ressuscité cette tradition, mais en juillet. Je pense qu'il s'agit là d'une prudence climatique. Il existe aussi une continuité religieuse : temple gaulois, temple gallo-romain, puis cette Chapelle Saint Martin, le couvent qui la jouxtait. Même si, comme vous l'imaginez, Barrès n'est pas mon maître à penser, comment ne pas songer à sa Colline Inspirée : "Il est des lieux où souffle l'esprit...". Nous sommes sur l'un d'eux. Le promeneur solitaire, celui qui a le temps de réfléchir et de voir, qui a gravi ces pentes et qui s'arrête devant cet horizon, limpide aujourd'hui, parfois noyé de brume, éprouve le sentiment de s'approcher de quelque mystère où les puissances de la terre commandent à l'homme son destin.

Sommes-nous si loin de l'Histoire et de l'archéologie ? Je ne le crois pas. Certes, si M. le ministre de la culture 'Jack Lang' a souhaité qu'une - entreprise archéologique, exceptionnelle par son ampleur, fut engagée ici - je crois que c'est la deuxième, en importance, après celle du Grand Louvre - c'est pour d'autres raisons. Parce que Bibracte fut l'une des plus illustres cités de la Gaule, parce que la civilisation gauloise est l'une des périodes les plus mal connues de notre histoire, parce que les remarquables fouilles du siècle dernier avaient démontré la richesse et l'intérêt scientifique de ses vestiges, sans pouvoir aller beaucoup plus loin, faute de moyens. Le Mont- Beuvray justifiait l'ouverture d'un grand chantier, libéré des contraintes, de l'urgence, avec des moyens d'une envergure suffisante pour en attendre des progrès significatifs, tout particulièrement sur le -plan archéologique.

 

- Ainsi s'est lancée cette opération dont nous voyons aujourd'hui les prémices, et je tiens personnellement à adresser l'expression de ma gratitude à l'équipe qui mène ces travaux (chercheurs du CNRS, des universités, du ministère de la culture) sans oublier ceux qui ont formé dans la région des équipes de jeunes déjà suffisamment capables, non seulement d'aider ou de servir, mais de comprendre ce que nous faisons là.

- J'ai évoqué, il y a un moment, des souvenirs personnels, un regret et une espérance. Puisque je pouvais agir sur l'espérance, je l'ai fait. Mais qu'aurais-je pu faire si je n'avais trouvé tous ces -concours de femmes et d'hommes qui aiment la science, servent l'Histoire et éprouvent comme moi, ici-même, la densité d'un vieux, d'un grand pays, le nôtre, qui d'oppidum en oppidum, de mont en mont, de place forte en place forte, représente dans l'histoire du monde l'une des grandes réussites.

Enfin, une question subsiste et beaucoup de nos concitoyens se la posent. Pourquoi chercher à mieux connaître une ville gauloise éloignée de nous par 21 siècles ? Quel intérêt y a-t-il à dégager des remparts, des maisons écroulées, des fossés, dont on n'apercevra peut-être que quelques traces de fondation ? Et bien, je suis frappé par le fait que les jeunes, qui m'accompagnaient tout à l'heure ne se posent pas ces questions. Il est clair, dans leur esprit, que ces choses-là importent, au même titre que les intéressent certains récits de leurs parents ou de leurs grands-parents. Lorsque nous perdons le sens de la continuité, lorsque nous rétrécissons l'histoire à notre histoire personnelle, nous brisons la chaîne qui nous rattache à la longue file de ceux qui depuis la préhistoire ont modelé notre pays et nous ont fait ce que nous sommes.

 

- A ces lointains habitants de Bibracte et de la région, nous devons une forme de respect pour ce qu'ils nous ont laissé. Nous leur devons l'observation attentive des vestiges qui subsistent d'eux-mêmes, et de leurs activités. Un pays qui détruit les traces de son passé, fût-ce le plus ancien, détruit une part de son âme. Or, c'est là, vous le voyez, le point de convergence qui nous ramène au paysage, à l'âme d'un site, d'un pays, le nôtre.

Le Mont-Beuvray, par-delà sa réalité matérielle, peut aussi nous conduire à d'autres réflexions. L'image des Gaulois et de Vercingétorix a tout autant de force vivante dans notre imaginaire collectif construit autour de l'idée de tolérance, beaucoup plus tard par les Huguenots de la Renaissance, d'indépendance par l'église gallicane s'affranchissant de la papauté romaine, de démocratie républicaine, de patriotisme même nationaliste dans l'histoire la plus récente : ici s'est forgée la chaîne des temps. Aussi sûrement que les Gaulois ont existé, la représentation que les recherches historiques nous en ont successivement ou contradictoirement donné explique pour beaucoup notre façon d'être et de vivre. Faut-il, pour autant, adhérer à l'aphorisme de Paul Valéry : "Le seul réel dans l'histoire, c'est l'histoire" ? Je ne le pense pas davantage que les archéologues qui se préparent ici, patiemment, rigoureusement, à combler ou mieux à cerner les lacunes de notre connaissance.

- Tous les Français doivent savoir que Bibracte constituait l'un des hauts lieux de la civilisation celtique qui, pendant plusieurs siècles et jusqu'à la conquête romaine a rayonné sur la plus grande partie de l'Europe, de l'est à l'ouest. Etait-ce une civilisation, et non pas un Etat ? Non pas une patrie ? Mais qu'entendre par civilisation ? Des structures sociales, des économies semblables, des contacts réguliers, des relations, des croyances, des rites, des comportements, des modes de vie proches les uns des autres.

 

- Cette histoire-là reste à raconter. Il a fallu, je le répète, vingt siècles pour que se constitue, par le sang ou par le dialogue, par l'espérance commune, le cadre qui est nôtre aujourd'hui et tout ce qu'il contient, la patrie, la nation, l’État, la France, enfin.

 J'exprime maintenant deux souhaits. Le premier concerne précisément la France. C'est ici, ici-même, je le dis pour tous ceux qui, très loin du Mont-Beuvray nous entendent ou nous entendront. C'est ici que fut joué le premier acte de notre histoire. Mais il existe d'autres lieux qui méritent que nous leur prêtions notre attention pour les sauvegarder, pour les mieux connaître, et pour restituer leur réalité. Nous utiliserons à cet effet toutes les ressources de l'investigation scientifique. Il faut beaucoup mieux que cela encore : ces vestiges doivent devenir familiers, tout particulièrement aux jeunes, dont vous êtes ici les précurseurs. C'est-à-dire qu'aux recherches scientifiques doivent s'ajouter des présentations, des efforts pédagogiques qui fassent comprendre à chacun ce qui le relie à ces traces lointaines. J'en appelle donc, non seulement, aux scientifiques, aux conservateurs de musées, aux enseignants, mais aussi aux aménageurs, aux responsables des collectivités territoriales. Nous ne pouvons être nous-mêmes en reniant ou en ignorant - cela revient au même - ce qui nous a précédés. Puissions nous retrouver, dans le respect du passé, notre identité, les structures et les formes qui nous ramèneront à ce qui fait l'essentiel du pays d'aujourd'hui.

 

- Mon second souhait s'adresse à la communauté internationale. Quand nous avons entamé entre Français cette expérience du Beuvray, les spécialistes d'autres pays, au premier chef européen, ont répondu à notre appel en ajoutant leur expérience à la nôtre, en confrontant leurs méthodes et leurs résultats, en discutant avec nous de la présentation et des animations. Eh bien, j'aimerais que, sous peu, les équipes étrangères, viennent s'associer à nous dans un esprit commun d' entreprise.

 

Ce site suggère des messages qu'il faut entendre. Bibracte a dû son opulence et sa force, pour une bonne part, aux échanges intenses entretenus : avant les Romains, puis entre les Eduens et les Romains, puis après Vercingétorix. Au 18ème siècle, des érudits bourguignons, tels le magistrat Le Gouz de Guerland et l'Abbé Courtepée, porteur d'une fameuse histoire de la Bourgogne, ont fait accepter cette idée novatrice d'apports successifs et étroitement imbriqués d'ancêtres finalement communs à l'histoire de cette région. Nous devons continuer à reconnaître comme tels les apports d'aujourd'hui.

 

- Chacun a compris que je souhaite que, bientôt, Bibracte attire les Français de tous les coins de France et que tous se retrouvent en même temps que leurs racines. Et ceux qui n'ont pas de racines dans ce sol sont impliqués tout autant que les autres, du fait de cette imbrication, de ce mélange exceptionnel qui fait que la France, bien au-delà des origines celtiques, représente aujourd'hui un ensemble de multiple de cultures, de réalités et d'espoirs. Je souhaite que les élèves d'Autun, puisqu'aujourd'hui ce sont mes compagnons, mais aussi ceux de Bordeaux, de Lille et d'ailleurs, puissent venir ici ainsi que des enfants en provenance d'Allemagne, de Suisse, d'Autriche, de Hongrie. Je cite ces pays parce qu'ils comptaient des Celtes parmi eux. Les autres ne sont pas exclus, mais conviés de grand cœur avec leurs parents. Que l'on soutienne activement les initiatives que vous ne demandez qu'à prendre. Qu'on prenne en compte les idées, les projets, la passion qui vous animent. Cette grande -entreprise lancée au Mont-Beuvray, que je proclame "site national", est la première d'une série qui provoquera un regain de connaissance de notre histoire. Je veux faire comprendre aux Français que cette grande entreprise est aussi la leur, à travers le temps. J'aimerais que le Beuvray atteste que la France s'attache à ce qui l'a précédée. Mais aussi que notre pays ne se réserve pas jalousement son patrimoine, car il a compris qu'au-delà des événements les plus terribles de l'histoire moderne, il se sent uni à d'autres.

 

Je voudrais évoquer une anecdote qui m'a amusé : un historien florentin a identifié vers les années 1560 le site, assez proche de Gergovie, et il se proposa d'y commémorer... "les deux centurions romains qui avaient failli prendre la ville".. Et j'entends l'écho plus proche d'Alphonse Allais : il s'interrogeait sur la bizarrerie des Anglais qui ne donnent à leurs lieux publics que des noms de défaites (Waterloo, Trafalgar). Belles illustrations de la relativité des points de vue. Notre patrimoine, mesdames et messieurs, nous appartient en propre, mais il est aussi celui d'une humanité infiniment plus vaste et avant tout européenne.

- Ma dernière citation viendra de Cicéron qui nous a rappelé que "la première loi qui s'impose à l'histoire est de ne rien oser dire de faux, la seconde étant de dire ce qui est vrai".

 

- Bibracte fait partie de notre passé. Mais elle n'est pas tout notre passé. Les Gaulois font partie de nos ancêtres. Mais nous en avons bien d'autres. Voyons donc ce qui nous rapproche, connaissons ce qui nous différencie, à l'intérieur, comme à l'extérieur. C'est cette réflexion qui me vient surtout à l'esprit, au moment où j'érige avec vous Bibracte, site national, haut lieu de l'histoire de France.

 

- C'est aussi une invitation à regarder cet horizon bien au-delà de ses limites. Croyez-moi : il n'y a pas de simplification réductrice de la cohérence profonde d'un pays comme le nôtre. Ce que nous devons rechercher, ce sont les chemins de la cohésion nationale. Tel est le sens profond de la République elle-même. Telle est, du moins je le crois de toutes mes forces, la vocation de la France.

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