L'Histoire - Jean-Charles Szurek dans mensuel 294  daté janvier 2005

C'est sur le territoire polonais administré par les nazis que les camps d'extermination ont été installés. Et, sur 3,3 millions de Juifs polonais, 2,9 millions ont été exterminés. Face à ce désastre, quel fut le comportement de la population ?

 

A la veille de la guerre, la Pologne comptait 3,3 millions de Juifs : ils résidaient pour la plupart dans les villes et constituaient la plus importante communauté d'Europe ; 30 % des habitants des cinq plus grandes agglomérations Varsovie, Lodz, Vilno, Cracovie et Lvov étaient juifs et, à elles seules, ces villes regroupaient le quart de la population juive. La vie culturelle, sociale et politique des Juifs était florissante, d'autant que ceux-ci étaient établis en Pologne depuis des siècles. Mais l'antisémitisme allait croissant, dans un pays composé, pour un tiers de sa population, de minorités nationales, avec lesquelles les relations avaient été souvent tendues ; de nombreux Juifs préféraient émigrer.

Au lendemain de la guerre, seuls 400 000 Juifs de Pologne ont survécu ; 220 000-250 000 d'entre eux s'étaient réfugiés en Union soviétique au début du conflit ; entre 50 000 et 80 000 voire 100 000, selon les estimations sont restés en Pologne durant celui-ci. C'est donc plus de 90 % de la population juive qui a été décimée.

Il est vrai que l'occupation allemande fut particulièrement cruelle et destructrice pour l'ensemble du pays. Les dirigeants du Reich ont souvent indiqué qu'ils entendaient réduire les Polonais à une main-d'oeuvre de réserve docile, au service de l'Allemagne. Ils firent disparaître l'État polonais, aidés par les armées soviétiques qui envahirent l'est du pays le 17 septembre 1939 à la suite du pacte germano-soviétique.

Ils n'essayèrent pas de trouver en Pologne, comme dans les autres territoires qu'ils occupèrent, des élites collaboratrices. Au contraire, dès le début de la guerre ils s'employèrent à assassiner massivement hommes politiques, prêtres, enseignants, écrivains. Les établissements d'enseignement supérieur et les lycées furent fermés. On estime à 52 000 les victimes de cette action d'éradication des élites.

De nombreux Polonais furent envoyés dans des camps de concentration situés en Allemagne ou en Pologne. A la suite de multiples rafles, plus d'un million de Polonais furent soumis à des travaux forcés en Allemagne. Dans le pays même, les destructions furent parmi les plus importantes d'Europe ; Varsovie fut rasée à la suite de l'insurrection d'août-septembre 19441.

Le chiffre total des victimes a longtemps été évalué à 6 millions, dont 2,6 millions de Polonais non Juifs et 3,2 millions de Juifs. Le chiffre de 2,6 millions est actuellement soumis à révision par certains historiens polonais : Czeslaw Luczak estime ainsi à 1,5 million les pertes polonaises dues à l'occupation nazie et à 500 000 celles consécutives aux fusillades et aux déportations perpétrées par l'Armée rouge2.

La société polonaise fut soumise pendant la guerre à une violence meurtrière sans égale. D'autant que c'est sur son sol que furent installés les camps d'extermination Auschwitz, Treblinka, Majdanek, Chelmno, Belzec, Sobibor, certains camps de concentration Auschwitz et Majdanek, Stuthoff, Plaszow, des prisons tristement célèbres Pawiak à Varsovie.

Dans ce contexte, apprécier les attitudes polonaises à l'égard de l'extermination des Juifs relève d'un exercice complexe cela n'est d'ailleurs pas propre à la Pologne. Certains font valoir que, parmi les Justes honorés par l'État hébreu pour avoir sauvé des Juifs, le groupe des Polonais est le plus nombreux 6 600. D'autres, au ­contraire, rappellent que le nombre de Juifs sauvés par rapport à la population juive de Pologne avant guerre est l'un des plus faibles des pays occupés par l'Allemagne.

Un fait est indéniable : en Pologne, l'antisémitisme s'est développé pendant la guerre. Il faut distinguer ici plusieurs formes d'antisémitisme. Tout d'abord un antisémitisme politique largement consécutif à celui des années 1930.

Pour en prendre la mesure, on peut se reporter aux documents provenant de l'État polonais clandestin, l'un des mouvements de Résistance les plus puissants d'Europe. Il était constitué du gouvernement polonais exilé à Londres et de sa représentation en Pologne Delegatura rzadu - Délégation du gouvernement, divisée en une branche militaire Armia Krajowa et une branche civileKierownictwo Walki Cywilne , direction de la lutte civile. Les partis politiques qui existaient avant la guerre étaient entrés dans la clandestinité et, à l'exception des communistes, se trouvaient représentés auprès des autorités de la Résistance polonaise et s'exprimaient dans leur presse : jusqu'à 2 000 publications ont été recensées, illustrant l'ensemble des courants. On dispose ainsi d'une vision large des pensées et options des élites politiques dans la Pologne occupée.

La majorité des groupements politiques ne souhaitait pas maintenir la présence des minorités nationales à l'identique. Concernant les Juifs, l'hostilité dominait et la volonté de les voir émigrer après la guerre. En 1943, alors que la plupart des Juifs polonais avaient été assassinés, les forces politiques majoritaires droite nationaliste, démocrates-chrétiens, Parti paysan, etc., à l'exception des partis de gauche socialistes, communistes, syndicalistes, continuaient à souhaiter voir la population juive quitter la Pologne3.

Significatif est à cet égard le mémoire rédigé en 1943 par Roman Knoll, qui dirigeait le département des Affaires étrangères à la Delegatura . Il y estimait qu'il fallait encore compter avec la présence de 1 à 2 millions de Juifs après la guerre. « Bien que domine la compassion chrétienne pour les Juifs martyrisés,écrivait-il, leur retour vers leurs lieux de résidence et ateliers est complètement exclu, même en nombre ­considérablement réduit [et] serait ressenti par la population non comme une restitution, mais comme une invasion, contre laquelle elle se défendrait même physiquement4. »

En effet, si les occupants allemands s'étaient emparés, pour leur compte, des principales usines, commerces et résidences des propriétaires juifs, des Polonais, nombreux, avaient pu mettre la main sur des boutiques, échoppes, ateliers, maisons ayant appartenu aux Juifs. La politique nazie avait permis que se réalise ainsi l'un des leitmotivs de la droite nationaliste polonaise avant la guerre : éliminer les Juifs de l'économie. Ce « problème politique et éthique purement polonais » , comme l'écrivait l'un des agents de liaison à Londres à la fin de l'année 1942, alimentait l'hostilité à l'égard des Juifs.

Dans leurs rapports envoyés au gouvernement de Londres, ces agents de liaison, disséminés dans la Pologne occupée, firent très tôt état d'un antisémitisme répandu au sein de la société. Parmi eux, Jan Karski est resté célèbre pour avoir pu entrer dans le ghetto de Varsovie et témoigner au monde, en novembre 1942, de ce qu'il y avait vu. Dans un rapport rédigé en 1940, il décrit les relations entre Juifs et Polonais : « Leur attitude [des Polonais] est en général inflexible, souvent sans pitié. Ils profitent dans une grande mesure des droits que leur procure la nouvelle situation. » Le général Grot-Rowecki, chef de l' Armia Krajowa , dresse le même constat dans un télégramme envoyé à Londres le 25 septembre 1941.

Dans le journal qu'il tient durant toute l'Occupation - une source rare -, le Dr Zygmunt Klukowski témoin au procès de Nuremberg témoigne du comportement d'une partie de la population de sa ville, Szczebrzeszyn Pologne centrale, lorsque les Allemands commencèrent à y pourchasser et à y assassiner les Juifs : tandis que des paysans polonais attendaient que le massacre fût achevé pour piller les maisons juives, certains y participaient. « En général, un étrange ensauvagement s'est installé à l'égard des Juifs, écrit l'auteur. Une sorte de psychose a envoûté les gens qui ne voient pas l'homme dans le Juif mais le considèrent comme un animal nuisible qu'il faut détruire par tous les moyens5. » Cet antisémitisme « à la base » est resté dans la mémoire des Juifs rescapés, qui l'ont consigné dans les Livres du souvenir .

Davantage : on peut poser la question d'une coresponsabilité polonaise dans le génocide des Juifs. L'historien Jan Gross a ainsi raconté dans un livre traduit en France en 2002 et intitulé Les VoisinsFayard comment la population juive de Jedwabne petite ville située dans l'est du pays et qui s'est trouvée sous domination soviétique puis allemande a été massacrée par ses voisins polonais : entre 900 et 1 600 hommes, femmes et enfants furent brûlés vifs dans une grange le 10 juillet 1941. Cette révélation a donné lieu en 2001-2002 à un grand débat en Pologne et à un acte de repentance des plus hautes autorités de l'État : le président de la République polonaise, Aleksander Kwasniewski, s'est rendu le 10 juillet 2001 à Jedwabne et y a prononcé un discours de pardon, tandis que l'Église faisait dire une messe d'expiation. Les historiens polonais ont depuis engagé des recherches sur la région de Jedwabne qui montrent que de tels actes ne furent pas isolés.

Cette violence mêlait l'antijudaïsme chrétien traditionnel, l'antisémitisme politico-économique des années 1930, et l'entreprise criminelle de l'antisémitisme nazi. Elle fut également alimentée par l'accueil favorable de l'occupation soviétique au sein de certains groupes juifs6.

Les actes antisémites doivent également être rattachés à une dérégulation sociale due à l'occupation et à l'apparition d'un véritable banditisme. Dès l'automne 1941, le général Grot-Rowecki s'inquiétait auprès du gouvernement polonais à Londres de cette montée de la criminalité :« La criminalité se développe, surtout la criminalité ordinaire, la délation s'est développée, des cas de collaboration criminelle avec l'occupant se sont manifestés7. »

Ce banditisme affecta tout d'abord la population juive, soumise très tôt au port de l'étoile jaune, puis enfermée dans des ghettos des « districts juifs », selon la terminologie nazie. Des milliers de maîtres chanteurs, de szmalcowniks nom devenu emblématique, se mirent alors à traquer les Juifs à la sortie des ghettos, dans la rue, dans les tramways, afin de leur extorquer de l'argent, les menaçant de les dénoncer.

On ne saura jamais combien furent exactement cesszmalcowniks , mais les recherches les plus récentes les évaluent à 3 000-4 000 pour la seule Varsovie, ville sur laquelle nous disposons des informations les plus nombreuses. Ce chiffre est négligeable si on le rapporte à la population totale de la ville, mais il est énorme quand on sait que l'impunité de ces maîtres chanteurs, qui opéraient souvent en bandes organisées, était quasi totale et qu'ils s'agglutinaient aux portes du ghetto. Il est difficile d'apprécier jusqu'à quel point la population tolérait lesszmalcowniks . Il est en tout cas notoire que les Juifs qui quittaient les ghettos finissaient par revenir car ils s'y sentaient plus en sécurité.

Les autorités clandestines polonaises ne réagirent qu'à partir du printemps 1943 à ce phénomène : elles le dénoncèrent alors comme une forme de collaboration avec l'occupant. Les premières sentences et exécutions, à la fin de 1943, concernèrent surtout les individus qui cumulaient la pratique du chantage et le noyautage de la Résistance polonaise au profit des Allemands.

Ces différentes formes d'antisémitisme ne doivent pas masquer les efforts entrepris par de nombreux Polonais pour secourir les Juifs.

Tout d'abord, ce fut par la Résistance polonaise et le gouvernement de Londres que les Alliés furent informés du génocide des Juifs. Dès juin 1942, le général Sikorski, chef de l'État polonais en exil, alertait les gouvernements alliés sur l'étendue des crimes commis dans des lieux aussi différents que Lublin, Vilnius, Lvov, Stanislawow, Rzeszow et Miechow : « L'extermination de la population juive prend des proportions incroyables » , affirmait sa dépêche. Les autorités polonaises furent parmi les premières à prendre conscience que ces exécutions de masse étaient sans équivalent. Elles rapportaient que des trains entiers étaient envoyés vers les camps de Treblinka, Sobibor et Belzec - appelés déjà en 1942 « camps de la mort » - ; que plus d'un million de Juifs polonais avaient été tués à l'été 1942, notamment par l'usage de gaz. Elles s'étonnaient des lenteurs des Alliés pour comprendre l'événement et le combattre.

Concernant le camp d'Auschwitz, la Résistance polonaise signala dès le 15 novembre 1942 que des dizaines de milliers de Juifs et de prisonniers de guerre soviétiques étaient acheminés « afin d'y être exterminés dans des chambres à gaz* » . Un rapport émanant en mai 1943 des services de renseignements polonais et parvenu à Washington indiquait que le nombre total des victimes à Auschwitz-Birkenau s'élevait en décembre 1942 à 65 000 Polonais, 26 000 prisonniers de guerre soviétiques et 520 000 Juifs.

Mentionnons également l'organisation qui concourut à sauver le plus de Juifs en Pologne : le Conseil d'aide aux Juifs appelé « Zegota » . Né en septembre 1942, après la déportation vers Treblinka de 300 000 Juifs de Varsovie, il était soutenu par la Delegatura . Outre la structure établie dans la capitale, il existait deux autres Conseils, à Cracovie et à Lvov.

A sa tête se trouvaient des représentants de plusieurs partis politiques le Parti socialiste polonais PPS-WRN, le Parti paysan, le Parti démocratique, l'Union générale des travailleurs juifs Bund et le Comité national juif. La Direction de la lutte civile de l'État polonais clandestin pouvait ainsi déclarer le 16 septembre 1942 : « Au nom de toute la société polonaise, nous protestons contre le crime commis contre les Juifs. Dans cette protestation sont associés tous les groupements politiques et sociaux polonais. »

Se manifestait en effet chez certains groupes politiques, catholiques en particulier, une conduite schizophrénique : d'un côté on maintenait le refus d'une présence des Juifs dans la Pologne d'après-guerre, d'un autre on proclamait qu'il fallait les secourir ; la dimension du crime en train d'être perpétré exigeait que la Pologne n'y fût aucunement associée. Telle était la posture de l'écrivain catholique Zofia Kossak, l'une des fondatrices de Zegota, dont le mouvement Front Odrodzenia Polski « Front de renaissance de la Pologne » affirmait en août 1942 : « On n'a pas le droit de rester passif devant le crime. Qui demeure silencieux devant le crime devient complice de l'assassin. Qui ne condamne pas, acquiesce. »

Zegota s'était donné pour tâche d'aider les Juifs à trouver des papiers, de l'argent, des logements. On estime que 4 000 personnes furent ainsi aidées jusqu'en 1944 et que des dizaines de milliers de papiers « aryens » furent distribués. Une attention particulière fut portée au sauvetage des enfants, qui purent être cachés dans des familles polonaises, des orphelinats, des couvents. En 2003, le président de la République polonaise accorda la plus haute distinction de son pays à une Juste parmi les nations, Irène Sendler qui, oeuvrant dans le cadre de Zegota et de ses réseaux d'entraide, avait réussi à sauver 2 500 enfants du ghetto de Varsovie. « Il faut se souvenir, et toujours rappeler, écrit Irène Sendler, que, de toutes les formes de clandestinité en Pologne, l'aide aux Juifs était des plus difficiles et des plus dangereuses8. »

En effet, depuis le 15 octobre 1941, tout geste de solidarité à l'égard d'un Juif était passible de la peine de mort, mesure qui, dans l'Europe occupée par l'Allemagne nazie, ne fut promulguée et appliquée que sur le sol polonais. De même qu'y fut appliqué, pour l'aide apportée à un Juif, le principe de responsabilité collective. Le chiffre de celles et ceux qui perdirent la vie pour avoir tenté d'aider un Juif est estimé à 900 personnes.

L'Église de Pologne, quoique héritière, dans une large mesure, des mêmes options idéologiques que les partis nationalistes et malgré une attitude peu favorable aux Juifs Emmanuel Ringelblum, l'archiviste du ghetto de Varsovie, parle de son« indifférence » , organisa néanmoins des réseaux de sauvetage. Elle secourut en particulier des enfants sur les 2 500 enfants rescapés du ghetto de Varsovie évoqués plus haut, 500 furent cachés dans des établissements catholiques tenus notamment par des religieuses ainsi que des Juifs convertis au catholicisme, leur procurant de faux actes de baptême.

Quant au petit nombre de Juifs qui réussit à survivre dans la Pologne occupée, souvent sous une fausse identité, ils répondaient en général aux caractéristiques suivantes : bien maîtriser la langue polonaise, avoir l'air « aryen » et disposer de ressources. La masse yiddishophone, elle, misérable et souvent repliée dans des shtetls , n'avait guère de chances de survie.

Et ne survécut pas.

 

* Cf. lexique.

 

1. Cf. Jerzy W. Borejsza, L'Histoire n° 290.

2. Cité par Andrzej Friszke, Polska. Losy panstwa i narodu 1939-1945 « Pologne. Destins de l'État et de la nation, 1939-1945 », Varsovie, Iskry, 2004, p. 50.

3. Cf. Teresa Prekerowa, Konspiracyjna Rada Pomocy Zydom w Warszawie 1942-1945 « Le Conseil clandestin d'aide aux Juifs à Varsovie, 1942-1945 », Varsovie, 1982, pp. 253-254, et Jan Rzepecki, « Organizacja i dzialanie Biura Biura Informacji i Propagandy Komendy Glownej AK » « L'Organisation et l'action du Bureau d'information et de propagande du commandement central de l'AK », Wojskowy Przeglad Historyczny n° 4, 1971, p. 147.

4. Cité d'après Dariusz Stola, Nadzieja i Zaglada« L'Espoir et l'extermination » Varsovie, Oficyna Naukowa, 1995, pp. 229-230.

5. Zygmunt Klukowski, Dziennik zlat okupacji Zamojszczyzny « Journal de l'Occupation dans la région de Zamosc », LSW, 1958, p. 299.

6. Cf. Pawel Korzec, Jean-Charles Szurek, « Juifs et Polonais sous l'occupation soviétique, 1939-1941, réponse à Aleksander Smolar », Pardès n° 8, 1988, pp. 8-27.

7. Armia Krajowa w Dokumentach « L'Armia Krajowa dans les textes », t. I, p. 150.

8. Historia Ireny Sendlerowej, opracowanie Anna Mieszkowska « Histoire d'Irène Sendler, rédigée par Anna Mieszkowska », Varsovie, Muza, 2004, p. 22