L'Histoire - Annette Wieviorka dans mensuel 448 daté juin 2018
Une récente loi soulève de nouvelles inquiétudes sur le raidissement mémoriel en Pologne.
Une loi qui punit jusqu'à trois ans de prison toute personne, polonaise ou étrangère, qui attribue à « la nation ou à l'État polonais » une quelconque responsabilité dans l'extermination des Juifs, voilà ce qui semblait invraisemblable dans un pays d'une Union européenne fondée sur les valeurs communes de démocratie et de liberté, pour l'histoire notamment. Pourtant, une telle loi a été adoptée par le Parlement polonais, signée par le président Andrzej Duda début février 2018. Pour entrer en vigueur, il ne manque que l'aval du Tribunal constitutionnel, et il tarde. Peut-être parce que la loi a suscité des protestations de divers gouvernements, dont celui des États-Unis, d'Israël, de la France et d'historiens de par le monde.
Le prétexte choisi : l'usage, notamment par des journalistes américains ou israéliens, de l'expression « camps de la mort polonais ». Expression pour le moins maladroite, facilité de plume effectivement inacceptable et qui suscite depuis de longues années l'ire des Polonais : Auschwitz, Majdanek ou Treblinka furent certes situés sur le territoire polonais, mais furent des camps de mise à mort conçus, installés par les nazis qui les firent fonctionner, sans aucune aide des Polonais. Pourtant, l'objectif n'est pas d'éradiquer cette expression. Il est de museler la recherche historique. L'Histoire (« Juifs de Pologne, de l'âge d'or aux pogroms », n° 421, mars 2016) a rendu compte de l'extraordinaire vitalité qui est la sienne depuis la fin du communisme.
Cette loi s'inscrit dans la vision que la droite nationaliste, désormais au pouvoir, veut donner de l'histoire du pays, un pays qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, aurait été tout entier résistant, une nation composée de Justes qui aurait été secourable aux Juifs. Or les travaux de nos collègues polonais ont montré que cette vision n'était guère conforme à la réalité.
En 2000 était publié, d'abord en polonais (2002, Fayard pour la traduction française), l'ouvrage de Jan Tomasz Gross Les Voisins. L'historien y narre l'histoire du pogrom de Jedwabne, une localité des confins orientaux de la Pologne. Le 10 juillet 1941, alors que la région passait de la domination soviétique à celle de l'Allemagne nazie, et avant même qu'elle occupe la ville, les habitants polonais de leur propre chef rassemblaient leurs quelque 1 600 voisins juifs dans une grange et y mettaient le feu. Une sorte d'Oradour-sur-Glane.
Responsabilité polonaise
Les débats qui suivirent la publication du livre furent violents. Le tout nouvel Institut de la mémoire nationale (ZPN), qui avait été créé deux ans auparavant pour faire toute la lumière sur les crimes commis « contre la nation polonaise sous le nazisme et le communisme », se mit au travail. Ses chercheurs revirent fortement à la baisse les chiffres donnés par Jan T. Gross, les ramenant à environ 400, mais montrèrent que ce ne fut pas un cas isolé : il y eut une vingtaine de Jedwabne dans la région durant cette brève période qui sépare le retrait des Soviétiques de l'arrivée des Allemands. Lors du 60e anniversaire du massacre, en 2001, le président de la République Kwasniewki, se plaçant dans le sillage du geste de Willy Brandt s'agenouillant le 7 décembre 1970 devant le monument à l'insurrection du ghetto de Varsovie ou du discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995, présentait des excuses officielles au « nom de ceux qui pensent qu'on ne saurait être fier de la grandeur de l'histoire polonaise sans ressentir dans le même temps de la douleur et de la honte à cause du mal que des Polonais ont fait à d'autres ».
Toute une école d'historiens a travaillé à montrer la part que les Polonais prirent à l'extermination des Juifs. Parmi d'autres, Jan Grabowski1 a étudié les maîtres-chanteurs qui rôdaient autour du ghetto de Varsovie pour reconnaître au faciès les Juifs qui s'en étaient évadés (« Je le connais, c'est un Juif ! », Varsovie, 1939-1943, Calmann-Lévy, 2008) et la chasse aux Juifs (Hunt for the Jews. Betrayal and Murder in German-Occupied Poland, Indiana University Press, 2013) tout comme Barbara Engelking (« On ne veut rien vous prendre... seulement la vie. » Des Juifs cachés dans les campagnes polonaises, 1942-1945, Calmann-Lévy, 2015). Ainsi, il y eut en Pologne, après les grandes déportations de l'été 1942, une nouvelle phase de la Shoah, à laquelle participèrent les Polonais, et qui fit 200 000 victimes.
Des historiens en danger
Ce sont ces historiens que la loi vise et veut faire taire, même s'il est précisé qu'elle ne concerne par la recherche en elle-même. Mais qu'est-ce qu'une recherche, une sorte d'art pour l'art, qui ne pourrait être ensuite enseignée dans le secondaire ou vulgarisée ? L'adoption de la loi a été suivie par un appel à la « Polonia » - c'est ainsi que l'on désigne la diaspora polonaise - à dénoncer tout propos « antipolonais » pour pouvoir poursuive leurs auteurs où qu'ils se trouvent.
Jan Grabowski note qu'en matière mémorielle la Pologne se rapproche de la Russie ou de la Turquie, et que le phénomène touche d'autres pays de l'est de l'Europe, comme la Hongrie. Il convient de célébrer « l'innocence » du pays, d'exalter les Justes ou les « soldats maudits », ceux qui combattirent contre les communistes dans les débuts de la Pologne populaire - mais qui assassinèrent aussi au passage leur lot de Juifs. « Les nationalistes mobilisent ainsi leur électorat et consolident leur pouvoir en alimentant l'idée que la Pologne est une forteresse assiégée. Pour eux, la question des mythes nationaux est primordiale. » Les Polonais seraient ainsi les victimes éternelles de l'histoire.
La loi polonaise met en danger nos collègues. Mais elle ne peut être isolée du contexte de son adoption. Elle atteste le regain d'un antisémitisme porté par le nationalisme et le populisme, comme ailleurs, en Autriche, en Allemagne ou encore en Hongrie. Elle va de pair avec la xénophobie et le refus d'accueillir les migrants, la mise en cause de l'Europe et la mise au pas de la justice, l'homophobie et les graves atteintes aux droits des femmes.
Annette Wieviorka est directrice de recherche au CNRS
Note
1. Il vient de diriger en polonais avec Barbara Engelking Nuit sans fin. Le sort des Juifs dans quelques districts de la Pologne occupée.