[ fiche Akadem ]

 

Les falashas ou beta Israël

Les falashas ("exilés" en amharique) se réclament des Beta Israël (la Maison d’Israël) et d’une histoire biblique vieille de 3000 ans. Elle rapporte une visite à Jérusalem de la reine de Saba au roi Salomon lequel lui aurait donné un fils, Ménélik 1er. Au milieu des années 1980, un pont aérien a «rapatrié» environ 16000 Falashas, en vertu du "droit au retour" qui accorde la nationalité israélienne à quiconque peut se prévaloir de son appartenance à la religion juive.

 

Les mythes d’origine

Le mythe « le plus répandu dans la tradition orale » dit que les Beta Israël descendraient des Israélites ayant accompagné le prince Ménélik, fils du roi Salomon et de la reine de Saba lorsqu’il apporta l’arche d’alliance en Éthiopie, au Xe siècle avant Jésus-Christ.

Une seconde tradition fait des Beta Israël les descendants de la tribu israélite de Dan, une des « Dix tribus perdues d’Israël » (déportées par les Assyriens en -722 avant Jésus-Christ). Elle tend à devenir dominante, sans doute parce qu’elle est celle acceptée par le grand rabbinat israélien en 1973.

Une tradition moins connue dit que les Falashas descendraient d’un groupe d’hébreux ayant refusé de suivre Moïse lors de la sortie d’Égypte

Le décret de Yeshaq 1er

 Les chroniques éthiopiennes du XVe siècle brossent le tableau d’une communauté Beta Israël ouverte sur son environnement chrétien. Elles rapportent d’assez nombreuses conversions de chrétiens à la religion des Beta Israël, ce qui indique que celle-ci rencontrait un certain succès.

Pourtant, les Beta Israël ne cessent de perdre du terrain face aux troupes impériales. Dès le début du XVe siècle, le roi Yeshaq Ier d’Éthiopie décrète « celui qui est baptisé dans la religion chrétienne peut hériter de la terre de ses ancêtres ; sinon, qu’il soit un falasi » (errant, exilé). Ce terme désigne par la suite exclusivement les Beta Israël.

Les Beta Israël se transforment en une classe de paysans sans terre. De nombreux massacres et conversions forcées ou volontaires sont rapportées. La population Beta Israël semble fortement diminuer dès cette période, elle était estimée à l’origine, de façon approximative à 500 000 personnes. Les langues Agäw commencent également à régresser au profit de l’Amharique.

De l’Empire à l’Etat Central

En 1624, les derniers Beta Israël indépendants sont battus par l’armée chrétienne éthiopienne. La population est concentrée dans les deux provinces du Nord, surtout le Gondar, et dans une moindre mesure au Tigré. Avec l’indépendance, les Falashas du Gondar deviennent à nouveau sans terre, avec cependant une petite classe moyenne liée à l’administration impériale. Les Beta Israël du Tigré conservent le droit de posséder la terre, leur situation sociale s’en trouve moins dépréciée.

De 1769 à 1855, l’État central s’efface. Le pays devient dominé par les seigneurs de la guerre et les grands féodaux, la classe moyenne Beta Israël disparaît. En compensation, certains Beta Israël se tournent vers l’artisanat (forgerons et potiers). Or, en Éthiopie comme dans une partie de l’Afrique, ces ouvriers sont considérés comme des sorciers.

 Au XIXe siècle, la société Beta Israël vit alors dans des villages réservés, évitée par tous. Elle s’est repliée sur elle-même, insistant sur ses pratiques de purification et d’évitement des non-juifs. 

Les liens avec l’Occident

En 1859, l’Occident n’a pas vraiment connaissance de l’existence des Beta Israël lorsqu’ils entrent en contact avec des missionnaires protestants de la « London Society for Promoting Christianity Among the Jews ». Des rabbins proclament en réaction la judaïté des Beta Israël, et l’Alliance Israélite Universelle décide d’une mission en Éthiopie, dont est chargé Joseph Halévy (1867-1868). Mais les Beta Israël sont rapidement de nouveaux ignorés hormis de la London Society. Entre 1888 et 1892, le Nord de l’Éthiopie connaît une série de famines dévastatrices et d’épidémies. Les deux tiers de la communauté disparaissent.

 En 1904, Jacques Faitlovitch, élève de Joseph Halévy, mène une mission dans le Nord de l’Éthiopie. Il encourage la formation d’une élite Beta Israël dans des institutions juives occidentales sympathisantes. Le rav Kook, grand rabbin de Palestine, les reconnaît comme juifs en 1921.

 

La reconnaissance par Israël

En 1973, Ovadia Hazzi pose la question de la judaïté des Beta Israël au grand rabbin sépharade d’Israël, Ovadia Yossef. Celui-ci, citant une décision rabbinique égyptienne du XVIe siècle, celle du Radbaz (Rabbi David ben Zimra) et reprenant sa thèse selon laquelle les Beta Israël descendent de la tribu perdue de Dan, reconnaît leur judaïté. Celle-ci est rejetée par le grand rabbin ashkénaze, Shlomo Goren, qui finit par s’y rallier en 1974. En 1975, le gouvernement de Yitzhak Rabin accepte officiellement le caractère juif des Beta Israël, et leur ouvre la loi du retour.

 

Les opérations Moïse et Salomon

 En 1984, le gouvernement israélien procède à l’"Opération Moïse" où 16 000 juifs éthiopiens arrivent en Israël. Le 24 mai 1991, 14 000 autres sont transportés en une nuit lors de l’opération Salomon. On comptait en 2005 environ 105 000 personnes d’origine éthiopienne en Israël.

 

***

Article publié le 30/10/2015 [Article site les clés du moyen orient ]

Par Amicie Duplaquet

 

L’origine de la communauté juive éthiopienne

Les Juifs éthiopiens, qui sont aujourd’hui au nombre de 135 000 en Israël, sont aussi appelés Beta Israël (littéralement la « maison d’Israël ») ou Falasha (« exilés » en amharique), même si ce dernier terme est peu utilisé au sein de la communauté elle-même. Plusieurs théories expliquent leur origine, la plus répandue étant qu’ils descendraient des Israélites ayant accompagné le prince Ménélik, fils du roi Salomon et de la reine de Saba, lorsqu’il aurait apporté l’arche d’alliance (1) en Éthiopie, au Xème avant Jésus-Christ. Une autre tradition orale les dit descendants d’une des dix tribus perdues d’Israël, la tribu des Dan. Cette théorie tend à devenir la plus répandue car elle est endossée par le Grand rabbinat d’Israël depuis 1973 (2). Enfin, un mythe moins connu dit que les Falashas descendraient d’un groupe d’Hébreux ayant refusé de suivre Moïse lors de sa sortie d’Égypte.

Si les Beta Israël se considèrent donc eux même comme des descendants d’Hébreux, les historiens exposent souvent deux autres hypothèses pour expliquer l’apparition de communautés juives en Éthiopie. La première, l’hypothèse juive, les voudraient descendants d’un noyau juif présent en Éthiopie avant le Vème siècle et qui se serait par la suite étendu via des mariages mixtes et des conversions. Le second postulat, l’hypothèse chrétienne, envisage les Falashas comme un groupe de chrétiens fondamentalistes ne considérant comme authentique que le Pentateuque (3) et rejetant le Nouveau Testament. Plusieurs facteurs tendent à corroborer cette théorie, notamment le caractère très judaïsant du christianisme copte éthiopien (respect du Shabbat, circoncision, interdits alimentaires). En l’absence de preuves formelles, ces deux hypothèses subsistent aujourd’hui.

Pendant plusieurs siècles, les Beta Israël ont évolué dans le nord de l’Éthiopie, principalement dans la province du Gondar et, à moindre mesure, dans celle du Tigré où ils bénéficient de petits États indépendants. Au XVIIème siècle, ces terres sont conquises par l’armée chrétienne éthiopienne et les Beta Israël sont globalement dépréciés dans le nouvel État éthiopien. L’ensemble des Juifs du Gondar perdent leurs terres, bien qu’une petite classe moyenne parvienne à subsister. Du XVIIIème au XIXème siècle, l’État central éthiopien s’effrite et se voit dominé par différents seigneurs de guerre. La communauté des Beta Israël devient alors largement marginalisée et se replie sur elle-même, dans des villages réservés (4).

Les communautés juives d’Europe commencent à prendre réellement connaissance des Beta Israël à partir de 1859, lorsque ces derniers entrent en contact avec des missionnaires protestants de la « London Society for Promoting Christianity Among the Jews » (5). Plusieurs rabbins proclament alors rapidement la judaïté des Falashas et une mission est organisée par l’Alliance Israélite Universelle, sous la direction de Joseph Halévy. Au début du XXème siècle, une autre mission est menée dans le nord de l’Ethiopie par Jacques Faitlovitch, un élève de Halévy, qui travaille à la formation d’une élite Falasha dans diverses institutions juives occidentales. À partir de 1921, leur judaïté est officiellement reconnue par le Rav Kook, Grand Rabbin de la communauté ashkénaze de Palestine.

Une judaïté tardivement reconnue par l’État hébreu

Lors de la création d’Israël en 1948, le Grand rabbinat décide, contrairement à ses prédécesseurs, de ne pas reconnaître la judaïté des Beta Israël et donc de ne pas autoriser leur immigration dans le nouvel État juif. La majorité des écoles juives éthiopiennes, financée par l’Agence juive, est progressivement fermée et les institutions juives américaines qui aident financièrement les Beta Israël cessent leurs activités. Seule une vingtaine de juifs éthiopiens sont présents en Israël dans les années 1950 et ils repartent tous en Éthiopie après l’obtention de leur diplôme. Un petit réseau d’immigration se met toutefois rapidement en place. Elle est majoritairement le fait d’hommes éduqués venant en Israël avec un visa de tourisme et y restant illégalement par la suite.

En 1974, le régime de Hailé Sélassié chute au profil d’un groupe de militaires procommunistes aux positions antireligieuses préjudiciables pour les Beta Israël. L’Éthiopie bascule dans une guerre civile entre les troupes gouvernementales et les rebelles de gauche et le pays fait bientôt face à une famine qui plonge durablement les populations du nord du pays, dont les Beta Israël, dans une grande précarité. Des milliers d’Ethiopiens tentent alors de fuir la guerre et la famine dans les pays voisins.

Au même moment, les débats sur la judaïté des Falashas sont relancés en Israël. Le Grand Rabbin séfarade, Ovadia Yossef, reconnaît leur judaïté en février 1973, en s’appuyant sur une décision rabbinique égyptienne du XVIème siècle (6). Le Grand Rabbin ashkénaze se rallie à cette décision l’année suivante. Au niveau gouvernemental, il faut attendre 1975 pour que Yitzahk Rabin reconnaisse le caractère juif des Beta Israël et leur accordent ainsi le bénéfice de la loi au retour (7). À partir de ce moment, plusieurs exodes massifs ont lieu et ce malgré l’interdiction faite par le gouvernement éthiopien à ces ressortissants juifs d’émigrer vers Israël (8). Le gouvernement israélien organise alors plusieurs missions de transfert massif des juifs éthiopiens, notamment à travers les opérations Moïse et Salomon durant lesquelles 16 000 et 14 000 Falashas sont respectivement transportés vers Israël (9).

À partir de la fin des années 1980, les Juifs éthiopiens deviennent ainsi une communauté relativement importante de la population israélienne. Or, la société israélienne est déjà fortement fragmentée entre diverses communautés souvent hermétiques et l’intégration des Beta Israël s’avère être compliquée.

 

Une intégration encore inachevée

A leur arrivée en Israël, plusieurs problèmes se posent pour les Falashas. La majorité d’entre eux provenant de petits villages éthiopiens, il y a tout d’abord un choc culturel assez important lors de l’arrivée des nouveaux migrants dans l’univers urbain israélien. À cette difficulté d’adaptation s’ajoute une problématique récurrente à chaque nouvelle vague d’immigration en Israël, celle de l’espace. Dès les premières vagues d’immigration, des camps de mobil-home sont mis en place en périphérie des villes. Or cette solution qui ne devait être que provisoire devient permanente pour des milliers d’entre eux, qui y patientent parfois depuis vingt ans, contribuant à freiner l’intégration des Falashas.

Plus de trente ans après les premières vagues d’immigration, la révélation de plusieurs scandales autour de l’arrivée des Falasha confirme à la fois leur non-intégration mais aussi la persistance d’un racisme à leur égard. Ainsi, le ministère israélien de la Santé avoue en 2013 avoir pratiqué des injections d’un agent contraceptif de longue durée aux immigrantes juives éthiopiennes (10). Ces injections, administrées dans les camps de transit éthiopiens avant leur arrivée en Israël, ont été faites sans le consentement des patientes, qui pensaient toutes recevoir un vaccin. Depuis 2000, le taux de fécondité des Juifs éthiopiens d’Israël a ainsi baisé de 50 %.

D’autre part, la situation sociale des Falashas semble ne s’être que peu améliorée au cours des dernières décennies. S’il est vrai que la deuxième génération d’immigrants est globalement plus scolarisée et qu’une classe moyenne éthiopienne a fait son apparition, l’écart socio-économique entre la communauté éthiopienne et le reste de la population israélienne est abyssal. En 2013, un rapport du Contrôleur général de l’État sur les discriminations sociales en Israël révèle que 65% des jeunes éthiopiens vivent sous le seuil de pauvreté et que 18% d’entre eux sont touchés par le chômage, contre 5,6% pour le reste de la population (11). La diffusion de la vidéo, en mai 2015, d’un soldat éthiopien, Damas Pakada, se faisant molester par deux policiers blancs provoque plusieurs manifestations au printemps. Le 3 mai 2015, environ 10 000 personnes se rassemblent à Tel Aviv, selon la presse (12). Pendant cette manifestation, une vingtaine de personnes sont blessées (13). Pour calmer l’échauffement des esprits, plusieurs membres du gouvernement israélien interviennent rapidement. Le lendemain de la manifestation, le Premier ministre Benjamin Netanyahou rencontre le soldat Damas Pakada. Naftali Bennett, ministre de l’Economie, exprime le fait que la société israélienne fait face à un « sérieux examen de conscience » et qu’il convient de chercher « les vraies solutions aux problèmes qui sont apparus de manière si douloureuse ». Le président Rivlin s’exprime également au cours d’une déclaration : « Israël a commis pendant des années des erreurs dans leur intégration. Nous n’avons pas vu, nous n’avons pas bien fait, nous n’avons pas assez écouté. Mais nous avons maintenant les moyens de corriger tout cela » (14).

La conjugaison entre les difficultés économiques et l’extrême diversité de la société israélienne peut générer un manque d’intégration sociale. Non seulement, la grande diversité religieuse que l’on peut trouver à travers les différents courants du judaïsme est génératrice de tensions, notamment entre les ultra-orthodoxes, les orthodoxes et les « laïques », mais la pluralité ethnique est aussi souvent source de discrimination. Les différentes vagues d’émigrations en Israël sont à cet égard révélatrices de l’évolution des tensions sociales. L’arrivée de nombreux juifs ashkénazes, à partir de la fin des années 1980, est par exemple à l’origine d’une nouvelle forme de discrimination envers les séfarades, les marginalisant socialement. Les derniers événements concernant les Juifs éthiopiens sont donc à inscrire dans la longue histoire d’une société fractionnée entre les différentes communautés qui la composent.

 

Notes :

(1) http://www.histoire-pour-tous.fr/dossiers/91-mythologies/2754-larche-dalliance-en-ethiopie-.html
(2) http://lencrenoir.com/les-falashas-ces-juifs-noirs-ethiopie/2/
(3) Le Pentateuque désigne les cinq premiers livres de Bible, que les Juifs désignent sous le nom de Torah.
(4) http://www.akadem.org/medias/documents/--1_juifs_ethiopiens.pdf
(5) http://www.londonancestor.com/charity/missions/london-jews.htm
(6) http://www.jpost.com/Opinion/Op-Ed-Contributors/Rabbi-Ovadia-Yosef-and-the-Ethiopian-Jews-328178
(7) La loi permettant au Juifs du monde entier d’émigrer en Israël.

(8) Cette interdiction découle de la rupture des liens diplomatiques entre Israël et le régime de Hailé Sélassié, suite à la guerre du Kippour de 1973, puis du coup d’état militaire de 1974 qui avait orienté la diplomatie éthiopienne dans un sens pro-soviétique.

(9) http://www.terredisrael.com/infos/lalya-des-juifs-ethiopiens-operation-moise-en1984-operation-salomon-en-1991/
(10) http://www.lepoint.fr/monde/quand-israel-force-ses-ethiopiennes-a-la-contraception-30-01-2013-1622050_24.php
(11) http://orientxxi.info/magazine/la-revolte-des-israeliens-noirs,0920
(12) http://www.france24.com/fr/20150503-une-manifestation-antiraciste-ethiopiens-israel-degenere-affrontements-violence-falachas
(13) http://orientxxi.info/magazine/la-revolte-des-israeliens-noirs,0920
(14) http://www.lorientlejour.com/article/925517/proche-orient.html

***

 

31 | septembre 1998 : Un corps pur

« Les plus purs des Juifs » : D'Ethiopie en Israël, l'évolution des rituels de purification falashas1

Tanya Schwarz p. 45-58

1 T raduit de l'anglais par Claudie Voisenat

2 « La religion des Dati (Les Israéliens religieux) n'a rien à voir avec la nôtre. Les farenge (les Blancs) ne tuent pas les bêtes correctement ; du coup on ne peut pas manger leur viande, alors qu'ils peuvent manger la nôtre puisque nous tuons selon la Bible et les lois que Moïse nous a données. Et puis, en Ethiopie, quand une fille naissait, la mère restait quatre-vingts jours seule dans une hutte. Ici, les femmes qui viennent d'accoucher restent à la maison ! Nous, on ne se marie pas sur sept générations, ici, ils s'épousent entre cousins germains ! Ils appellent ce pays Israël, mais ce n'est qu'un nom, c'est nous qui sommes le véritable Israël2 ! » Alequa Birre, un Juif éthiopien immigré en Israël, aime parler ainsi de la supériorité religieuse des Ethiopiens sur les autres Israéliens.

3 Avant d'émigrer en Israël dans les années 80 et au début des années 90, les Beta Israël (connus également sous le nom de Falashas) vivaient dans de petits villages des montagnes du nord de l'Ethiopie, parmi leurs voisins chrétiens et musulmans. Tandis qu'au cours des siècles un certain nombre de groupes hébraïques, tels les Qemant, et la majorité des Beta Israël se convertissaient au christianisme, un petit groupe de Beta Israël parvint à préserver une identité sociale, économique et religieuse distincte. Une des clés de cette persistance a été la ténacité avec laquelle ils ont observé un ensemble de pratiques de pureté imposées par la Bible, créant autour du groupe une frontière symbolique et sociale. Pour la société dominante des Amhara, les Beta Israël étaient un groupe de très bas statut social, ne possédant aucun droit à la terre, exerçant des artisanats méprisés et possédé par le « mauvais œil ». Mais, grâce à leur rhétorique de la pureté, les Beta Israël pouvaient se considérer sous un meilleur jour : alors que les Ethiopiens chrétiens orthodoxes se réclamaient d'origine israélite3, ils savaient bien qu'ils étaient, eux, les seuls vrais Israélites, se donnant d'ailleurs le nom de « Beta Israël » ou de « Maison d'Israël ». Mais, une fois en Israël, dans leur terre promise, ils se virent, là encore, assigner une position sociale marginale. Alors, ils continuent à utiliser leurs exigences de pureté communautaire, pour se démarquer, pour pouvoir encore se considérer comme les « vrais Juifs », les meilleurs Juifs, surmontant ainsi leur marginalité dans la société israélienne4.

Brève histoire des Beta Israël et de leur migration

4 Les origines des Beta Israël sont entourées de mystère et font l'objet de spéculations sans fin. Leurs propres mythes d'origine affirment qu'ils sont les descendants directs d'anciens Israélites émigrés en Ethiopie. Les mythes décrivent ces ancêtres soit comme la tribu perdue de Dan soit comme les courtisans qui accompagnaient Ménélik, le fils du roi Salomon et de la reine de Saba, dans son retour au pays, de Jérusalem en Ethiopie soit encore comme des expatriés des exodes qui ont suivi la destruction du premier puis du second temple de Salomon (Friedmann et Santamaria 1994, Abbink 1990). Alors qu'il existe d'indéniables preuves historiques de la présence d'éléments hébraïques en Ethiopie dans les premiers siècles de notre ère et que l'Eglise chrétienne orthodoxe est clairement hébraïque, on ne dispose pas de données historiques concernant les Beta Israël avant le xive siècle. L'hypothèse la plus probante suggère que des groupes disparates de ayhud (non-chrétiens hébraïques) furent, au xve siècle, rejoints par des moines chrétiens dissidents apportant avec eux d'importants éléments religieux et littéraires nouveaux (Kaplan 1992, Quirin 1992).

5 Après la conquête par les monarques éthiopiens au cours des xve et xvie siècles, un processus graduel d'asservissement finit par priver beaucoup de Beta Israël de leurs droits à hériter de la terre. Leur identification en tant que Falashas fut sans doute renforcée lorsque le roi Yeshak décréta, au début du xve siècle, que les individus baptisés pouvaient hériter des terres, les autres étant des falasi (des hommes sans terre, des vagabonds). Les Beta Israël furent alors contraints de cultiver des terres en fermage et ils se dispersèrent à travers toute l'Ethiopie du Nord-Ouest. Ils complétaient leurs revenus en pratiquant des artisanats réservés aux couches sociales les plus basses, comme la poterie, la forge ou le tissage. En ce sens, la base religieuse de leur identification fut renforcée par des occupations économiques qui les distinguaient du reste de la population (Kaplan 1992, Quirin 1992).

6 C'est sous l'influence des missionnaires, protestants et juifs, que devait se forger une identité spécifiquement juive. Selon Joseph Halevy, un Juif polonais vivant en France, qui fut l'un des premiers à les rencontrer en 1867, les Beta Israël, s'ils répondaient par l'affirmative lorsqu'on leur demandait : « Etes-vous israélites ? », ne comprenaient pas la question : « Etes-vous juifs ? » (Kaplan 1992 : 165). C'est le Juif français Jacques Faitlovitch qui, dans les premières décennies du xxe siècle, joua un rôle majeur dans la transformation des Beta Israël en Juifs éthiopiens, transformation qui aboutit finalement à leur migration en Israël. Tout en tentant de rendre les Beta Israël plus proches des autres communautés juives, il cherchait en particulier à réformer leur pratique du judaïsme et à élever leur niveau d'éducation, il donnait d'eux une image familière et attractive, destinée à séduire les communautés juives européennes et américaines. Il les dépeignait comme une population juive déplacée dans son étrange environnement africain (Kaplan 1993, Summerfield 1997). Il écrit ainsi dans son rapport au baron Edmond de Rothschild après sa première visite en Ethiopie : « Lorsque je me suis trouvé en Afrique parmi ces Falachas entourés de peuplades à demi sauvages, j'ai ressenti une joie indicible en constatant leur énergie, leur intelligence, les hautes qualités morales qui les distinguent. Nous pouvons être fiers de compter parmi les nôtres ces nobles enfants de l'Ethiopie, qui, avec un non moins légitime orgueil, se glorifient de remonter à nos origines, adorent notre Dieu, pratiquent notre culte. L'ardeur avec laquelle ils cherchent à se régénérer, à sortir de cette barbarie africaine qui les enveloppe et les étouffe, prouve qu'en eux persiste le caractère instinctif de la race [...] combien différents en cela des autres Abyssins, si réfractaires aux études, au progrès et à la civilisation des Européens auxquels ils se croient naïvement supérieurs ! » (Faitlovitch 1905, cité dans Kaplan 1993 : 649).

7 Le contact avec les autres communautés juives qu'initièrent Halevy et Faitlovitch et la déclaration du rabbinat israélien assurant que les Beta Israël étaient des Juifs et en tant que tels autorisés à l'immigration en vertu des « lois du retour5 » donnèrent une base concrète à leur rêve de « revenir à Jérusalem » (Schoenberger 1975 : 251-254). Finalement, pour des raisons à la fois religieuses, économiques et politiques, les Juifs éthiopiens partirent pour Israël. Après un voyage pénible, de longs séjours dans les camps de réfugiés soudanais ou des hébergements de fortune à Addis-Abeba, après bien des pertes en vies humaines, les Juifs éthiopiens finirent par atteindre leur but, en partie grâce à deux grandes opérations aériennes organisées par les gouvernements israélien et américain6 (Parfitt 1985, Wagaw 1993, Kaplan et Rosen 1994). Aujourd'hui, presque tous les Beta Israël ont quitté l'Ethiopie, bien que quelques milliers de « Falash Mura » (des Beta Israël récemment convertis au christianisme) soient actuellement en train de quitter Addis-Abeba pour Israël. Au total, il y a aujourd'hui près de 60 000 Juifs éthiopiens en Israël.

Les rituels de purification

8 Les lois de purification des Beta Israël suivent très fidèlement les injonctions du Lévitique. En Ethiopie, les femmes étaient reléguées dans des lieux de résidence spéciaux, appelés « huttes de malédiction » (mergem gojo), sept jours au moment de leurs menstruations, quarante jours après la naissance d'un garçon et quatre-vingts jours après celle d'une fille. Les hommes qui touchaient un cadavre étaient également impurs pendant sept jours et devaient rester, toute cette période, hors des habitations. Si j'en crois ce que m'ont chuchoté deux informatrices, dont une femme de prêtre, la pollution nocturne, c'est-à-dire l'éjaculation pendant le sommeil, constituait une autre source de souillure masculine. Pour les hommes comme pour les femmes, la fin de la période d'impureté était marquée par une immersion rituelle dans la rivière, un nettoyage minutieux des vêtements et, dans le cas des femmes qui venaient d'accoucher, d'une journée de jeûne et de bénédictions. Cette pratique d'isolement permettait de s'assurer que la personne impure (Irkus) ne contaminerait pas les autres membres de la maisonnée (Schoenberger 1975, Leslau 1957).

9 Le contact avec une personne impure était également une source d'impureté (Trevisan Semi 1985 : 10 6-107). Il s'ensuivit un grand nombre de règles très strictes qui maintenaient les Beta Israël à l'écart des autres. La pratique du attenkugn (ne me touche pas) empêchait ainsi les Beta Israël de toucher des non-Beta Israël. Celui qui dérogeait à la règle restait impur toute la journée.

10 Mama Tarikye, une ancienne, se souvient : « Si mon grand-père touchait un Amhara [un chrétien éthiopien], il allait s'immerger dans la rivière avec ses vêtements avant de rentrer à la maison. Ce n'est pas que nous détestions les Amhara, mais leurs femmes ne s'isolent pas pendant leurs règles, ils peuvent donc être impurs, c'est pour ça que nous ne les touchons pas. »

11 Si la pratique du attenkugn disparut il y a plusieurs dizaines d'années – dans les années 30, au moment de l'invasion italienne, au dire de mes informateurs –, les Beta Israël ont cependant conservé d'autres pratiques qui ont contribué à les maintenir socialement séparés de leurs voisins. En particulier, ils refusaient de manger la viande d'un animal qui n'avait pas été tué par un Beta Israël 7. Le partage de la viande étant l'un des premiers symboles d'hospitalité et de communauté, cet interdit était un puissant moyen symbolique de marquer la distance. De plus, dans les montagnes éthiopiennes, le fait de manger de la viande est un marqueur ethnique fondamental dans la mesure où les chrétiens, comme les musulmans, ne mangent eux aussi de la viande que lorsque l'animal a été tué par un coreligionnaire. Etant moi-même strictement végétarienne, je ressentis personnellement le fort symbolisme attaché à la viande. Je fis en effet l'objet de nombreuses plaisanteries au cours de mon travail de terrain : mes informateurs prétendaient ne pas vouloir croire que j'étais moi-même juive, mon refus de manger leur viande semblant me désigner comme une chrétienne. Pour plaisanter, mon père adoptif faisait parfois mine de perdre patience : « Alors maintenant, mange de la viande et deviens une vraie Juive ! »

12 Concernant la consommation de viande, les Beta Israël suivent les injonctions bibliques. Ils mangent des bovins, des caprins, des moutons et des poulets (Leslau 1957 : 55) et s'abstiennent des viandes impures comme le porc et les autres animaux interdits dans le Lévitique. L'animal est tué rituellement par un homme adulte et qualifié, de préférence un prêtre. En Ethiopie, d'après ce que les informateurs m'en ont dit et d'après les abattages rituels auxquels j'ai assisté en Israël, l'opération se déroulait de la façon suivante : celui qui procédait à l'abattage, de préférence donc un prêtre et dans tous les cas un homme Beta Israël respecté, aspergeait d'eau le couteau et l'animal tandis qu'une bénédiction était récitée. La tête de l'animal était tournée vers l'est, vers le soleil levant. Le couteau avait été soigneusement aiguisé et la gorge était tranchée d'un seul geste, de façon que l'animal meure instantanément. La bête était dépouillée et la viande coupée en morceaux. Elle était ensuite lavée très soigneusement puis salée afin que sorte tout le sang « impur ». Le nerf sciatique, lui aussi considéré comme impur, était enlevé.

13 Aujourd'hui, en Israël, la plupart des Juifs éthiopiens adultes refusent de manger la viande casher vendue dans les supermarchés, chez les bouchers et servie dans les lieux publics8. Ils préfèrent parcourir de grandes distances pour se procurer leur propre viande. Plusieurs hommes se réunissent et trouvent un moyen de transport pour aller jusqu'à un kibboutz proche ou un village arabe. Après bien des marchandages, ils achètent un animal sur pied, qu'ils tuent selon la coutume. Quand la viande est destinée à une célébration, l'hôte réunit les hommes pour découper la viande et la cuire dans de grandes cuves sur un feu allumé à l'extérieur. Quand la viande est destinée à la consommation quotidienne, elle est divisée en autant de parts que de familles ayant participé à l'achat, puis chacun la découpe et la cuit séparément dans les maisons.

14Les Ethiopiens expliquent ainsi leur attachement à la viande préparée à la manière des Beta Israël :

« Si tu me demandes pourquoi nous ne mangeons pas la viande des Blancs, c'est parce qu'ils ne tuent pas les bêtes correctement. Le rabbin ne tue pas lui-même l'animal. Les Blancs ont un tueur professionnel, c'est son métier, un moyen de gagner sa vie. Ils ne retirent pas les parties impures [irm] comme le nerf sciatique [shulida], alors nous ne voulons pas en manger. »

« Mon estomac ne supporte pas la viande des Blancs. Elle sent la pourriture, le cadavre9. »
« Si tu veux manger de la viande, tu dois aller voir la bête de tes propres yeux, et si elle te plaît, tu la prends et tu la tues. Alors tu es impatient de manger la viande ! Mais qu'est-ce que c'est qu'ils nous amènent tout enveloppé ? Comment on peut savoir ce que c'est ? Ça pourrait même être de la viande interdite [c'est-à-dire du porc]. »

Les pratiques de pureté féminines

15 La plupart du temps, les femmes, aujourd'hui en Israël, se souviennent avec plaisir du temps qu'elles passaient dans le mergem gojo.

16 Pour Fantanesh, une femme d'une quarantaine d'années : « C'était agréable, tu n'étais jamais seule. Il y avait presque toujours deux ou trois femmes, sinon un enfant pouvait rester avec toi. Et ma mère m'apportait à manger. »

17 Selon Melishu, une femme approchant de la trentaine : « En Ethiopie c'était bien d'avoir des enfants. Pendant quarante ou quatre-vingts jours tu restais dans la hutte. Pendant sept jours quelqu'un s'occupait de toi sans cesse. Elle pouvait te toucher, te faire du café et te donner de l'injera [galette éthiopienne] et du talla [une bière d'orge de fabrication domestique]. Après elle se lavait à la rivière et retournait chez elle au crépuscule. A la fin de la période de souillure, la famille te recevait comme si tu étais toute neuve, dans la joie, avec des ululations. Ils te servaient le talla et le prêtre te bénissait et t'aspergeait d'eau bénite. Dans la hutte, il y avait d'autres femmes impures, des femmes qui avaient leurs règles ou qui venaient d'avoir des enfants. Tu te contentais de te reposer. Il n'y avait pas d'enfants à surveiller. Tu ne rentrais à la maison que lorsque tu étais reposée et purifiée. »

Pendant les règles

18 En Israël, les femmes juives éthiopiennes continuent de considérer les femmes menstruantes comme « impures ». Comme elles n'ont pas la possibilité de s'isoler hors de la maison pendant cette période, du fait du manque de demeures disponibles, elles doivent se contenter de ne pas dormir avec leurs maris. Les femmes accomplissent les tâches domestiques comme elles le font habituellement. Elles évitent seulement de préparer le pain du sabbat et de servir le café. Elles évitent également les grandes célébrations ou, si elles doivent y assister, elles essaient de rester à la périphérie pour ne pas polluer l'espace commun. Le contact physique avec des prêtres ou des anciens et l'entrée dans un lieu de prières sont rigoureusement interdits10. Certains prêtres évitent même de toucher toutes les femmes au cas où l'une d'entre elles aurait ses règles.

19 Mama Tauvesh est la femme d'un vieux prêtre très respecté qui vit une situation difficile, comme elle me l'expliqua elle-même. Ils ont en effet trois filles pubères qui vivent encore à la maison. Pour ne pas embarrasser leur père, elles ne lui disent jamais à quel moment elles ont leurs règles. Mais quand c'est le cas, elles tâchent de l'éviter et ne font plus la cuisine. Pour plus de sécurité, c'est toujours Mama Tauvesh qui cuit elle-même la pain du sabbat et autant qu'il est possible c'est elle également qui prépare l'injera de son mari.

20 Les femmes juives éthiopiennes se plaignent de devoir renoncer à leurs pratiques de purification, mais elles n'en adoptent pas pour autant les règles des Juifs israéliens concernant les femmes impures (en hébreu : niddah). La femme niddah ne doit pas dormir avec son mari pendant au moins sept jours, suivis de cinq jours de purification. Ensuite, elle doit aller s'immerger dans un mikve (bain rituel) qui restaure sa pureté. Comme pour leur refus de manger de la viande casher, la véhémence avec laquelle les Ethiopiens adultes rejettent la pratique du mikve est parfois saisissante. Au cours d'une discussion, en présence de sa mère, avec une jeune femme sur le point de se marier, je lui posai des questions sur le mikve prénuptial, étape préalable à tous les mariages juifs. M'ayant fait signe de me taire, elle changea immédiatement de sujet de conversation. Plus tard, elle m'expliqua que sa mère serait furieuse si elle savait que sa fille allait au mikve. Elle devait donc le faire en cachette. On voit se dessiner là une véritable opposition entre les rituels de purification des Beta Israël qui se déroulaient dans une rivière, donc dans une eau courante, tandis que le mikve est un bain d'eau immobile donc foncièrement « souillée ».

Après la naissance

21 L'attitude des Juives éthiopiennes vis-à-vis de la période de réclusion qui suit la naissance varie considérablement selon les individus. De retour de l'hôpital, trois jours après l'accouchement, elles traversent rapidement la salle de séjour et vont s'installer dans une chambre à part. Pendant trois semaines, elles ne sortent presque pas de cette pièce et ne quittent la maison que pour les visites du suivi médical postnatal. Des parentes proches ou des voisines prennent en charge les activités domestiques : elles font la cuisine, amènent les enfants à l'école... Au bout de trois semaines, la plupart des femmes recommencent à s'occuper de l'organisation quotidienne de leur maison, même si elles continuent à dormir séparées de leur mari jusqu'à la fin de la période d'impureté. Le plus souvent, les membres de la maisonnée, les parents proches et les voisins entrent dans la pièce où vit la femme en couches. Ils s'assoient, discutent avec elle... certains vont même jusqu'à la toucher ainsi que le bébé. D'autres se contentent de pénétrer dans la pièce sans la toucher, les plus stricts restent sur le seuil, voire même évitent de rentrer dans la maison.

22 Mama Tauvesh m'expliqua que lorsque sa sœur avait accouché, elle s'était précipitée à l'hôpital pour la voir et que, sans y penser, elle l'avait embrassée. Rentrée chez elle, elle s'était lavée très soigneusement, consciente d'avoir touché une femme impure. Elle avait alors décidé de ne plus la voir jusqu'au quarantième jour, quand, le prêtre aurait béni le pain et aspergé d'eau la maison, le femme et l'enfant pour les purifier et qu'ils pourraient à nouveau être réunis.

23 Le quarantième ou quatre-vingtième jour est conclu par une cérémonie de purification et une célébration nommée cristenna11.

24 Ma filleule Tarikye a 80 jours. Les voisins et la famille proche se sont rassemblés dans la salle de séjour. Une grande miche de dabo (le pain sacré éthiopien) est posée sur la table et les boissons, alcooliques ou non, coulent à flots. Aba Tadesse, le plus âgé des anciens présents ce jour-là, dirige la cérémonie de purification. Il s'est plaint que le père de Tarikye n'ait pas réussi à obtenir du prêtre une bouteille d'eau bénite. Finalement, il se résout à utiliser de l'eau du robinet. Il demande à la mère de Tarikye de rester dehors avec le bébé. Là, il se tient debout, face à l'est, et récite une bénédiction, soufflant deux ou trois fois sur la bouteille d'eau débouchée. Puis il asperge d'eau la jeune mère et lui demande d'en barbouiller les lèvres de l'enfant. Il entre ensuite dans la maison et jette de l'eau dans toutes les pièces et sur les invités. Le père plaisante au moment où le prêtre asperge d'eau la chambre conjugale : « Ah oui, ici c'est l'endroit le plus important ! » Aba Tadesse retourne dans le séjour et récite une bénédiction sur le pain, demandant à Dieu que le bébé devienne une fille respectueuse et une femme accomplie. Le pain est mangé, la fête reprend. Au moment de partir, les invités récitent à leur tour de courtes bénédictions. Après son jeûne d'une journée, la mère savoure l'injera.

25 L'aspersion d'eau, la bénédiction et le jeûne de la mère sont le minimum rituel indispensable du cristenna12, mais la célébration en elle-même peut aller de la simple offrande de pain et de bière à l'événement social de première importance, des centaines d'invités mangeant de la viande, buvant, dansant toute la nuit et apportant des contributions financières substantielles.

« Bien se conduire » en Israël

13 Les Beta Israël se plaignent d'être plus malades en Israël qu'ils ne l'étaient en Ethiopie et de ne (...)

26 Devant ces changements, une minorité de Beta Israël exprime une certaine colère et impute à l'abandon des lois de purification tout ce qui pose problème dans la vie actuelle des immigrés éthiopiens : leur incapacité à soigner les maladies13, l'indiscipline des enfants et le fort taux de suicide. Ainsi, une jeune femme explique le suicide de sa belle-sœur par la colère de Dieu : les Beta Israël ayant abandonné les règles de pureté telles qu'elles étaient édictées dans la Bible, Dieu les punit en causant maladies et morts. Bien que de tels points de vue soient relativement rares, le malaise dû à l'impureté de la maison est palpable et certains expriment une vive inquiétude. Les femmes se sentent embarrassées de se mêler aux autres pendant leurs périodes d'impureté et les hommes secouent la tête en disant : « Ce n'est pas bon. » Anteby (1996 : 496) note la lamentation d'un informateur : « En Israël, il y a du sang dans la maison » (voir aussi Anteby à paraître).

27 Toutefois, dans l'ensemble, les Beta Israël acceptent avec pragmatisme ces transformations de la tradition : il faut s'adapter au nouveau contexte et le changement de lieu suffit en soi à justifier et à accepter les modifications des pratiques de pureté.

28 Je demande à Fantanesh ce qu'elle ressent lorsqu'elle serre la main d'une femme qui vient d'accoucher. « Oh, ici ce n'est pas interdit », répond-elle gaiement.

29 Abeba cuit des injera pendant ses règles. Je lui demande si ce n'est pas interdit. « Si, mais comment veux-tu que je fasse ? » Son neveu Alemayo ajoute : « C'est même interdit d'être dans la maison ou de toucher les gens !... Mais tant qu'elle se lave les mains, ça va. »

14 Mon expérience personnelle confirme la facilité relative et la rapidité avec lesquelles des tabous (...)

30Changer de lieu a soudain annulé les contraignantes et pressantes injonctions passées. Les lois de purification, qui étaient un principe de base de la vie quotidienne dans le village éthiopien, ne sont plus obligatoires dans l'environnement israélien. L'ancien ensemble de règles et de croyances n'est pas remis en question, mais ce qui était approprié dans un contexte ne l'est plus dans l'autre. Cuire le repas familial en étant impure ne cause pas de grave crise d'identité14.

31 Beaucoup de Beta Israël s'accommodent aussi de cette situation en affichant un déni de savoir qui équivaut à un déni de responsabilité. J'ai bien souvent entendu des phrases inachevées comme : « Dans notre pays c'était interdit, mais ici... [un soupir] » ou : « Ce n'est pas bien, mais qu'est-ce qu'on peut y faire... » ou encore : « Ici, je ne sais pas... »

32 Inévitablement, il y a beaucoup d'incertitudes, de revirements, de débats sur la « bonne conduite » à tenir en Israël. C'est dans le cas du retour des femmes après l'accouchement qu'apparaissent le mieux l'absence de règles définies et le malaise qui en résulte.

33 Adisye rentre de l'hôpital. Pour l'occasion, son mari a mis des vêtements de fête, commandé un taxi et pris une journée de congé, comme si le retour de sa femme était un événement exceptionnel. Mais quand la jeune mère sort de la voiture, elle court très vite, en serrant sa petite fille, se réfugier dans une chambre à l'écart. En Ethiopie, le retour d'une femme après l'accouchement était un jour de fête, d'où les beaux vêtements, mais cela se passait après les quatre-vingts jours de réclusion, et non pas trois jours après la naissance, alors que la mère et l'enfant sont encore pollués, d'où l'entrée rapide et embarrassée de la mère.

34 Un groupe de femmes assises est en train de discuter dans la chambre de l'accouchée le jour de la circoncision d'un petit garçon. Aba Abebe, un ancien très respecté, gardien des clés de la maison de prières, apparaît à l'entrée de la pièce. Il s'arrête puis fait un pas à l'intérieur. Les femmes, médusées, le regardent. Il rompt le silence embarrassé en disant avec bonne humeur : « Alors on ne se lève plus quand un vieil homme rentre ? Ah ce pays ! » Il rit et les femmes se lèvent rapidement, riant timidement à leur tour. Elles avaient été si abasourdies par son entrée dans la pièce polluée qu'elles en avaient oublié une coutume de base. Il avait masqué son embarras en insistant sur leur manquement à la règle – ne pas se lever pour un ancien – et non pas sur celui qu'il venait de commettre – se trouver à proximité d'une femme polluée, situation autrefois aberrante et incompréhensible.

35 Les Beta Israël adultes ne savent également plus comment réagir vis-à-vis des jeunes qui abandonnent rapidement les règles de pureté. Doit-on les contraindre à respecter la tradition ou les encourager à s'intégrer dans la société israélienne en adoptant de nouvelles normes de comportement ? S'il y a encore peu de discussions à ce sujet, c'est, me semble-t-il, que la question est nouvelle, incompréhensible et douloureuse. Par ailleurs, les adultes n'ont aucun moyen de contrôler le comportement de leurs enfants et n'ont d'autre possibilité que de fermer les yeux. Parfois, à propos de la viande, le problème est ouvertement posé.

36 Après qu'Aba Mucha m'a expliqué pourquoi il considère la viande israélienne comme impure, je lui demande si cela lui est égal que ses enfants en mangent. « Nous ne sommes pas du tout d'accord. Ils sont tout le temps partis, à l'armée, en pension. Ils ont faim et soif, alors ils mangent tout ce qu'on leur donne. Mais en Ethiopie, même si tu partais et que tu vivais avec les Amhara, même pendant toute une année, tu ne mangeais pas la viande qu'on te donnait, tu attendais d'être rentré chez toi. Notre religion est dure ! Mais ici, les enfants, ils mangent la viande où qu'ils la trouvent. Je vis ça très mal. » Sa femme l'interrompt : « Nous ne devons pas exercer de pression sur les enfants, ils ont du chemin à parcourir et il ne faut pas les freiner. Nous sommes reconnaissants au gouvernement de ne pas nous forcer à manger de la viande farenge : celui qui veut tuer lui-même un animal pour préparer sa propre viande, il peut le faire. Eux [les enfants] doivent s'intégrer aux autres. Alors on ne peut pas leur demander de suivre notre religion. Elle est trop difficile. Le temps l'a emportée, et jusqu'à ce que le temps la ramène, nous ne pouvons pas forcer nos enfants. Quand Dieu voudra ramener la religion, il le fera. »

Parler de pureté

37 Alors que les Beta Israël ont été incapables de maintenir en pratique leurs règles de pureté, ils semblent compenser cet échec en développant à leur sujet une puissante rhétorique. Quand ils parlent d'eux, ils continuent à décrire leurs anciennes observances au temps présent, comme si elles étaient toujours pratiquées, et ils persistent à les utiliser comme moyen de définition du groupe par opposition aux chrétiens éthiopiens et aux Juifs israéliens. Tout se passe comme si cette rhétorique venait compenser le « sang dans la maison » (Anteby 1996 : 498).

38 Ce discours sur la pureté permet non seulement aux Beta Israël de se définir comme purs dans le passé et le présent, mais les plus traditionnels d'entre eux projettent ces lois de la purification jusque dans le futur : lorsque tous les Juifs seront réunis sur la terre d'Israël, le Messie viendra et les rituels de pureté seront rétablis, non seulement parmi les Beta Israël mais parmi tous les Juifs. Cette croyance est indubitablement influencée par une croyance messianique populaire juive selon laquelle le retour du Messie s'accompagnera de la reconstruction du Temple et de la restauration des lois bibliques qui ont été suspendues depuis la destruction du second Temple. En fait, plusieurs Beta Israël m'expliquèrent que la destruction du Temple était la raison avancée par les Israéliens religieux pour justifier les modifications apportées aux lois de purification du Lévitique ou à d'autres lois, dont celle qui régit le sacrifice des animaux.

39 Mais comment comprendre le décalage entre les pratiques de pureté des Beta Israël et le discours qu'elles suscitent ? Puisque la perte des anciennes pratiques de pureté féminines semble relativement bien acceptée, pourquoi la rhétorique de la pureté est-elle si fermement maintenue en Israël ? Et pourquoi les Juifs éthiopiens immigrants refusent-ils de manger de la viande casher israélienne ou d'adopter les pratiques juives courantes concernant la pureté des femmes ?

Valoriser sa différence

40 Lorsque les Beta Israël veulent illustrer leur différence avec leurs anciens voisins chrétiens en Ethiopie, ils mentionnent d'abord qu'ils ne mangeaient pas de viande amhara, c'est-à-dire provenant d'animaux mis à mort par des chrétiens, puis ils décrivent avec fierté leurs règles de pureté féminines. C'est seulement ensuite qu'ils parlent de différences religieuses comme l'observance du sabbat le samedi ou le fait de ne pas croire en Jésus-Christ. Ainsi, tout en constituant leur « coutume » (yeagar ba'al), les lois de purification sont explicitement considérées par les Beta Israël comme des marqueurs identitaires15. La pureté ne leur permet pas seulement de maintenir une séparation avec leurs voisins chrétiens et musulmans, elle permet aussi aux Beta Israël de se considérer comme supérieurs à eux. Dans les montagnes d'Ethiopie, le très bas statut social des Beta Israël et la croyance locale, largement répandue, qu'ils se transformaient la nuit en hyènes pour attaquer les gens et boire leur sang (Abbink 1987, Quirin 1992) maintenaient leurs voisins à l'écart. La pratique rigoureuse des lois de purification et la rhétorique qui l'accompagne permettaient aux Beta Israël de ne pas tenir compte d'attributs aussi négatifs et de se considérer les plus purs et les plus saints. Ce n'étaient plus les voisins, sous l'effet conjugué des terreurs surnaturelles et des artisanats méprisés, qui refusaient de toucher les Beta Israël, c'étaient eux qui refusaient le contact des Amhara par peur de la pollution.

41Venus en Israël vivre parmi les autres Juifs, les Beta Israël échappaient une fois pour toutes aux croyances superstitieuses de leurs voisins. Mais, à leur grand désappointement, dès leur arrivée dans cette terre dont ils avaient tant rêvé, ils se trouvèrent à nouveau rejetés aux marges de la société. Ils se sentirent victimes d'une discrimination sur la base de leur couleur de peau et de leur origine « primitive », mais, pire encore, leurs affirmations d'appartenir au judaïsme furent mises en doute et les premiers immigrants furent contraints de subir une cérémonie de conversion comportant un rituel d'immersion et une circoncision symbolique (guir en hébreu) (Kaplan 1988, 1993).

42 Malgré l'acceptation par le rabbinat israélien de reconnaître les Beta Israël dans leur ensemble comme Juifs, une ambiguïté a continué de peser sur le statut personnel des individus, les pratiques de divorce des Beta Israël n'étant pas conformes aux principes de la Halacha et produisant des descendances illégitimes. A la suite de vigoureuses protestations de la part des nouveaux arrivants, ces exigences finirent par être abandonnées au milieu des années 80, mais la lutte pour une pleine reconnaissance religieuse continue toujours.

43 Par ailleurs, les adultes juifs éthiopiens se plaignent de « devenir sourds » (dinkoro) en Israël, évoquant ainsi leur ignorance des habitudes du nouveau pays et des nouvelles normes que leurs enfants sont en train d'acquérir. En tout état de cause, « devenir sourd » est une métaphore pour désigner la perte de contrôle sur la plupart des aspects de la vie : travail, moyens d'existence, santé et socialisation des enfants (Schwarz 1998).

44 Etant donné la situation, bien que la plupart des immigrants juifs éthiopiens souhaitent s'intégrer dans leur nouveau pays, ils veulent aussi maintenir leur identité et leur fierté de Beta Israël. S'ils abandonnaient leurs pratiques de pureté et adoptaient de plein gré les pratiques juives israéliennes, ils accepteraient en même temps d'endosser un statut religieux inférieur. Ainsi résistent-ils. Plutôt que de se conformer aux normes israéliennes et d'accepter une posture humble, ils « choisissent » la différence culturelle et ethnique : ils conservent leurs propres règles de pureté, même si ce n'est plus que sur le plan rhétorique, et maintiennent leurs habitudes relatives à la consommation de viande. Même si le rejet des règles israéliennes peut en partie s'expliquer par une incompatibilité de symbolisme entre les pratiques de pureté israéliennes et Beta Israël, il est également sous-tendu par des tensions politiques. Comme le disent Kaplan et Rosen (1993), les Beta Israël sont passés « de la pureté à la politique » parce qu'ils associent le mikve à la demande rabbinique de se convertir au judaïsme, comme s'ils n'étaient pas déjà des Juifs et les plus purs d'entre eux.

45 Mama Fantanesh exprime bien le sentiment des Beta Israël contraints d'adopter de nouvelles formes de pratique religieuse et de rituels de pureté : « Quand nous étions en Ethiopie, nous pouvions faire ce que nous voulions. On était un petit groupe, la plupart des gens étaient chrétiens et on vivait parmi eux. Mais là-bas, personne ne nous prenait notre religion par la force. Nos prêtres priaient, nos femmes étaient isolées lorsqu'elles étaient impures... Mais ici, après la naissance, la femme revient tout droit chez elle, et quand elle a ses règles, elle reste à la maison. Pour nous c'est très mauvais, c'est interdit. Nous ne sommes pas contents de la religion ici. Nous sommes contents d'avoir de la nourriture et des vêtements, mais notre religion est perdue. Alors, tout ce que nous mangeons, nous ne pouvons pas l'apprécier pleinement. »

46 Mais, plutôt que de ressasser ce sentiment de mécontentement qui gâche les bénéfices matériels d'Israël symbolisés par les vêtements et la nourriture dont parle Mama Fantanesh, les Beta Israël tentent de reprendre un peu le contrôle de la situation en s'accrochant à leur rhétorique de la pureté et en rejetant les pratiques israéliennes, dont le mikve et la viande casher, pratiquant finalement comme le dit Kaplan (à paraître) une forme de résistance quotidienne au processus d'absorption par l'Etat d'Israël.

Les différents niveaux de changement

47 On connaît maintenant les raisons qui poussent les Beta Israël à maintenir leurs pratiques de pureté, même si, dans les faits, elles se sont considérablement modifiées. Mais qu'est-ce qui explique la différence dans l'intensité des changements qui se sont produits au sein des trois pratiques spécifiques qui nous intéressent. Pourquoi les Beta Israël conservent-ils quasi intactes leurs habitudes concernant la viande ? Pourquoi y ont-ils plus ou moins renoncé en ce qui concerne les menstruations des femmes, et pourquoi les ont-ils maintenues, quoique avec des modifications substantielles, dans le cas de l'isolement postnatal ? La première raison, me semble-t-il, c'est que les pratiques concernant la viande mettent en cause le goût au moins autant que la pureté. Comme me l'ont souligné plusieurs de mes informateurs, les Beta Israël aiment le goût de la viande fraîche. De plus, manger la viande des supermarchés nécessiterait une certaine dose de confiance : il faut accepter de croire que le label « casher » désigne réellement de la viande casher. Etant donné la nature suspicieuse des Ethiopiens (Levine 1965, Molvaer 1995), ils sont réticents à croire un label que la plupart d'entre eux d'ailleurs ne savent pas lire.

48 Enfin, cette différence de niveau des changements est justifiée par la praticabilité des règles anciennes. Comme les femmes l'expliquent, il n'est plus possible de s'isoler sept jours par mois : il n'y a pas de maison appropriée, les demandes aux conseils municipaux ont été rejetées et, comme beaucoup de femmes travaillent hors de chez elles, il n'y a pas toujours une voisine disponible acceptant d'assurer les tâches domestiques à la place de la femme impure. Le plus que celle-ci puisse faire est de dormir loin de son mari et d'avoir le moins de contacts possible avec les gens extérieurs. Après la naissance, s'il n'est pas possible d'aller dans une maison spéciale, la femme en couches et son enfant peuvent toujours dormir dans une chambre à l'écart pendant toute la durée de l'impureté. Elle parvient aussi généralement à trouver une proche voisine ou une parente pour s'occuper de la maison pendant les trois premières semaines. Cette durée est justifiée de deux façons : certains disent que la femme est moins impure à partir du vingt et unième jour, pour d'autres, c'est simplement que l'on ne peut pas attendre de la femme qui est venue aider qu'elle consacre à cette tâche plus de trois semaines de son temps.

49 Quant à l'abattage des animaux, bien qu'il demande, comme nous l'avons vu, une certaine organisation, il ne pose pas de grands problèmes. Il donne d'ailleurs l'occasion aux hommes, souvent au chômage, de s'occuper utilement, il renforce les relations sociales entre les Beta Israël et tout particulièrement les relations de voisinage (Anteby 1996), enfin, il maintient activement leur image de Juifs les plus purs.

La jeunesse éthiopienne

50Comme je l'ai déjà mentionné, les pratiques de pureté et l'idéologie des jeunes Juifs éthiopiens diffèrent considérablement de celles de leurs parents. Ces jeunes, qui sont arrivés adolescents en Israël et y ont fait leurs études avant de s'intégrer au monde du travail, ne se sentent pas concernés par les rituels de purification Beta Israël qu'ils sont d'ailleurs en train d'abandonner rapidement. S'ils veulent, pour les mêmes raisons que leurs parents, maintenir leur identité éthiopienne en Israël, ils ne choisissent pas les rituels de purification comme marqueurs ethniques. Et ce, pour deux raisons. D'abord, et j'en reviens à mon hypothèse antérieure selon laquelle la praticabilité est un facteur déterminant dans le maintien ou le changement de coutumes spécifiques, parce que l'adhésion aux lois de purification Beta Israël n'est pas compatible avec le mode de vie israélien moderne et urbain, avec des études ou un emploi à temps plein. Ensuite, parce que si les jeunes immigrants éthiopiens veulent conserver leur identité, ils veulent aussi s'intégrer le mieux possible à la société israélienne : dans cette perspective, le renfermement sur les pratiques de pureté de leur communauté serait un mauvais choix, puisque, comme je l'ai déjà expliqué, elles renforcent les barrières entre les Ethiopiens et les autres Israéliens. Ils ont donc choisi de mettre en avant des rituels tels que la nourriture, la musique et la sociabilité qui permettent de maintenir la différence et la fierté ethnique, tout en maintenant l'idée d'une « identité d'essence » avec les autres Israéliens (Freeman 1994).

16 Dans les années 90, le pluralisme et la résurgence de l'ethnicité se développent en Israël, et les (...)

51Ce sont alors les célébrations des grands événements de la vie (circoncision, cristenna, bar-mitzva, mariages...) qui vont jouer le rôle de marqueurs de l'identité ethnique. L'énergie et l'argent consacrés à de tels événements sont considérables, et le faste des célébrations augmente en même temps que le niveau de vie des Ethiopiens. Ces fêtes n'ont d'ailleurs rien de traditionnel en soi : elles commencent par se dérouler dans une salle des fêtes israélienne, où l'on sert de la nourriture israélienne, où l'on danse sur des musiques israéliennes, tandis qu'un maître de cérémonie israélien orchestre les réjouissances. Pourtant, les éléments éthiopiens y sont omniprésents et les célébrations vont se poursuivre, à la manière éthiopienne, à la maison, durant tout le week-end. Ces nouveaux rituels ont de nombreux avantages : on peut les pratiquer dans le cadre d'un mode de vie israélien moderne, ils présentent aux autres Israéliens une « couleur ethnique » de bon aloi16 et ils favorisent le renforcement des liens communautaires entre les Ethiopiens, permettant aux Beta Israël de mettre en acte leur principe fondamental, « être ensemble ».

52 Cet article a tenté de montrer comment les Juifs éthiopiens adultes utilisent une rhétorique de la pureté et résistent aux demandes de normalisation religieuse pour compenser leur marginalité sociale et les jugements négatifs de la société dominante. Grâce à cette attitude, les Beta Israël, loin de se sentir inférieurs à leurs voisins, se considèrent au contraire comme moralement supérieurs. En Ethiopie, ils ont cultivé cette idéologie de la différence et de la supériorité vis-à-vis des chrétiens, « souillés » et « pollués » du fait de leur mépris pour les lois bibliques de la purification. Alors que les chrétiens éthiopiens se réclament d'ascendance israélite, les Beta Israël se considèrent comme les « vrais Juifs » et rêvent du retour vers la Terre promise où ils pourront vivre à parité avec leurs coreligionnaires. Mais, en Israël, ils sont une fois de plus rejetés au bas de la hiérarchie sociale et religieuse : leur peau est sombre, ils viennent d'un pays « primitif » et leur pratique religieuse contrevient aux principes fondamentaux des Juifs israéliens. A nouveau, les Beta Israël vont utiliser leur rhétorique de la pureté pour prendre le contre-pied des assignations négatives et s'élever au statut de « vrais Juifs » qui, contrairement aux autres, respectent les lois de Moïse, telles qu'elles sont exposées dans la Bible sans avoir été déformées par les gloses plus récentes « écrites par les hommes » (les écrits rabbiniques). Du même coup, ils ont résisté aux exigences israéliennes de conformité religieuse, rejetant à la fois la viande casher et les pratiques de pureté des Juifs israéliens. Ainsi, donc, alors que les lois de purification sont en pratique largement modifiées ou abandonnées, elles continuent de remplir leur fonction idéologique, permettant aux Beta Israël de s'imaginer supérieurs à leurs voisins et de surmonter leur marginalité.

Notes

1 Mes données proviennent d'un travail de terrain effectué dans le nord d'Israël, de décembre 1994 à août 1996, parmi des Juifs éthiopiens récemment immigrés. Adoptée par une famille juive éthiopienne, j'y ai vécu comme un membre de la maisonnée. Ma recherche s'est déroulée dans la langue d'origine des Juifs éthiopiens, l'amharique, mêlant observation participante et entretiens semi-directifs. Je remercie le Dr David Lan, le Dr Lisa Anteby, Dena Freeman et Christine Langlois pour leurs précieux commentaires d'une version antérieure de l'article, ainsi que Claudie Voisenat pour la qualité de sa traduction.

2 Alequa Birre fait ici un jeu de mots entre le nom du pays, « Israël », et le nom que se donnent les Juifs éthiopiens et qui est également « Israël », au pluriel « Israëlotch ».

3 La mythologie éthiopienne, telle qu'elle est décrite dans le Kibra Nogest (La gloire des rois), fait remonter la dynastie royale aux descendants du roi Salomon de Jérusalem et de la reine de Saba.

4 Par « marginalité », je veux dire le faible statut social, la relative pauvreté économique, la dépendance sociale et politique vis-à-vis des groupes dominants et l'installation dans des logements situés à la marge des centres urbains.

5 Le gouvernement israélien décréta que tous les Juifs sont autorisés à immigrer en Israël et à y recevoir automatiquement la citoyenneté.

6 Pendant les années 70, quelques centaines d'Ethiopiens arrivèrent, qui s'étaient débrouillés par leurs propres moyens. Au début des années 80, Israël organisa un certain nombre d'opérations de rapatriement qui aboutirent à l'opération Moïse, en 1984, au cours de laquelle 6 500 Beta Israël furent ramenés d'un camp de réfugiés soudanais. En 1985, le nombre total des immigrants était approximativement de 14 300. Entre 1985 et 1991, Israël accueillit 9 000 nouveaux arrivants, et l'opération Salomon, en mai 1991, rapatria 14 000 Juifs éthiopiens en trente-six heures.

7 Manger du poisson ne pose pas les mêmes problèmes. Comme le disait un informateur : « Le poisson c'est différent de la viande, quand il sort de l'eau il ne vit déjà plus [littéralement : il n'a plus de respiration]. Nous pouvons manger du poisson avec les Amhara, parce que c'est Dieu qui les tue, pas les hommes. »

8 Ce n'est pas le cas des Juifs éthiopiens adultes possédant un bon niveau d'éducation ou des plus jeunes qui ne s'intéressent pas à ces problèmes.

9 Le terme employé est baden, qui désigne un animal mort de mort naturelle, sans avoir été tué et dont la consommation est interdite.

10 Mon père adoptif et ses plus proches voisins durent faire preuve de beaucoup de persuasion et de patience avant que je sois autorisée à pénétrer dans la maison de prières locale, certains membres craignant que je souille toute l'assemblée en pénétrant dans ce lieu au moment de mes règles.

11 Les Beta Israël cultivés et les prêtres n'aiment pas cette dénomination à cause de ses connotations chrétiennes. Ils préfèrent utiliser le mot qeddesat, dérivé du verbe « sanctifier ». Les chrétiens d'Ethiopie célèbrent aussi cristenna, le quarantième jour pour un garçon et le quatre-vingtième jour pour une fille. A cette occasion, on consomme beaucoup de nourriture et de boissons et les invités apportent une contribution en argent (Pankhurst 1992 : 137-138).

12 En Ethiopie, cette cérémonie était plus élaborée et conduite par un prêtre. Autrefois, un animal était sacrifié mais cette pratique a été largement remplacée par la présence du pain sacré, le dabo.

13 Les Beta Israël se plaignent d'être plus malades en Israël qu'ils ne l'étaient en Ethiopie et de ne pas être en mesure, quand ils tombent malades, de se soigner comme ils le faisaient là-bas (Nudelman 1995, Schwarz 1998).

14 Mon expérience personnelle confirme la facilité relative et la rapidité avec lesquelles des tabous peuvent être perdus ou adoptés. J'ai acquis les tabous culturels des Beta Israël sur les menstruations aussi vite qu'ils ont perdu les leurs. En un an de vie parmi eux, mes propres perceptions de la pureté et de l'impureté de mon corps avaient totalement changé. Je me sentais mal à l'aise pendant mes règles et je finis par me tenir dans ces moments-là à l'écart des anciens. Et ce n'était pas seulement par respect pour leurs croyances, mais parce que je commençais moi-même à me sentir « souillée ». Quelques mois après mon retour en Angleterre, j'étais revenue à mes anciennes façons de penser et d'agir.

15 Freeman (1994) a expliqué que les rituels mettant en jeu le corps, tels que les lois de purification féminines, sont des marqueurs ethniques particulièrement forts dans la mesure où ils nourrissent, entre les groupes, une idéologie de la différence par essence.

16 Dans les années 90, le pluralisme et la résurgence de l'ethnicité se développent en Israël, et les traditions spécifiques à des groupes particuliers de Juifs, comme la mimuna marocaine ou les danses yéménites, y sont devenues très populaires (Ben-Rafael et Sharot 1991, Lewis 1989).

 

Schwarz T., 1998, « "Les plus purs des Juifs". D'Ethiopie en Israël, l'évolution des rituels de purification falashas », Terrain, n° 31, pp. 45-58.

 

***