Qu'y a-t-il derrière les expressions quelque peu vagues et ampoulées de la lettre initiant le Statu Quo de 1947, de quoi s’agissait-il exactement ?

 

Reprise dans le détail des engagements ( 1. Shabbat, 2. Casherout, 3. Situation personnelle, 4. Education) de Ben Gourion et de ses collègues de l’Agence juive.(in religions et Etat en Israël, Ilan Greilsammer, 2013)

 

>> Lire la lettre du statu quo adressée par Ben Gourion à Agoudat Israël

 

Tout d’abord, ils promettaient de faire en sorte que le chabbat et évidemment toutes les fêtes juives traditionnelles où il est interdit de travailler comme le jour du chabbat soient reconnus officiellement par l’État comme jours de repos et soient strictement respectés par les collectivités publiques. Aucune collectivité publique ne pourra obliger un juif à travailler le chabbat, les magasins seront fermés les vendredis soir et les samedis, les transports publics ne fonctionneront pas durant ce jour-là, etc. Les juifs orthodoxes interpréteront de façon très stricte les interdictions liées au chabbat : comme le jour sacré commence le vendredi une heure avant la tombée de la nuit et se termine le samedi soir lorsque trois étoiles apparaissent dans le ciel, ils s’opposeront par exemple à ce que les autobus de la coopérative Egged recommencent leur service le samedi soir avant la fin très précise du chabbat...

 

Ensuite, Ben Gourion s’engageait à garantir le respect des lois alimentaires (la nourriture cachère) dans toutes les institutions publiques dépendant de l’État ou financées par les collectivités. Toutes les cantines des ministères, de l’armée, des municipalités, des administrations, des universités, des écoles et autres institutions financées par l’État respecteront de façon absolue les ordonnances alimentaires et ne proposeront jamais à leurs clients des nourritures interdites. Il sera même formellement proscrit de faire entrer de telles nourritures dans les espaces publics. En particulier, les cuisines servant de la viande et celles servant des laitages seront strictement séparées.

 

Mais le point 3 est le point fondamental.

Ben Gourion promettait aux rabbins ultra-orthodoxes de garantir l’exclusivité des tribunaux rabbiniques (orthodoxes) en matière de statut personnel (mariage, divorce, paternité, etc.) Dans tous ces domaines de l’état-civil, qui sont partout ailleurs dans le monde démocratique du strict ressort de l’État, les rabbins orthodoxes et eux seuls trancheraient selon la halakha, la loi religieuse. Par exemple : Qui a le droit de se marier et avec qui ? Selon quelle cérémonie de mariage ? Avec quel officiant ? Qui peut se remarier ? Selon quelle procédure divorcer ? Qui gardera les enfants après un divorce ? Qui sera reconnu comme juif ? Toutes ces questions et bien d’autres seront du seul ressort des rabbins (et pour ce qui est des musulmans et des chrétiens, de leurs imams et de leurs prêtres).

 

Dernier point, le futur Premier ministre s’engageait à préserver l’indépendance absolue du système d’éducation ultra-orthodoxe. Derrière le vague de cette promesse, Ben Gourion permettait en fait à celui-ci d’enseigner ce qu’il voudrait, comme il le voudrait, avec les méthodes et les maîtres de son choix. L’État n’interférerait en rien dans ses activités. Contrairement aux écoles confessionnelles comme celles qui fonctionnent en France, l’État ne posera aucune condition à ses subventions, qui seront accordées automatiquement. La prétendue « demande » d’enseignement d’un minimum de matières obligatoires qui apparaît pour la forme dans la lettre du statu quo ne sera jamais mise en œuvre et le curriculum de ces écoles fondamentalistes ne sera jamais contrôlé. Les élèves ultra-orthodoxes n’auront aucune obligation d’étudier les matières dites profanes et les maîtres seront choisis par le système confessionnel sans aucun contrôle extérieur.

 

Un grand débat s’est instauré en Israël sur la portée de ce document, et la controverse n’a jamais cessé jusqu’à aujourd’hui.

Ce texte a été appelé « la lettre du statu quo » (car il était – faussement – censé représenter exactement l’état des lieux avant la création de l’État), et il a été brandi par les uns et les autres, soit comme la cause de tous les maux d’Israël et de son déclin, soit comme une oriflamme ou un phare indiquant la route à suivre. Pour les religieux orthodoxes, toute déviation des engagements pris par le fondateur de l’État devrait susciter une réaction immédiate. Pour les laïques, ce statu quo institue un État théocratique aux institutions moyenâgeuses. En réalité, la lettre représentait un arrangement pragmatique, un « deal » qui n’était à l’époque, en 1947-1948, pas trop insupportable pour le camp laïque et pas trop intolérable pour le camp religieux. David Ben Gourion s’est engagé personnellement à l’égard des rabbins car il avait besoin de leur soutien dans une période très difficile et périlleuse, où les armées arabes allaient bientôt attaquer l’État naissant, mais il était évident que, dès que l’État serait créé, un parlement mis en place et des élections organisées, chaque parti politique, chaque camp essaierait d’avancer ses positions et de grignoter celles de l’autre. On pourrait appeler cela... un « statu quo religieux mouvant » !

 

Contrairement à ce qu’impliquait cette lettre, l’État juif n’aura jamais de Constitution.

Lors de la création de l’État en 1948, les partis religieux se sont formellement opposés à ce qu’Israël adopte une Constitution écrite garantissant les droits de l’homme universels.

De leur point de vue, le peuple juif possède déjà son texte fondamental, sa Constitution : la Torah.

L’adoption de tout autre texte constitutionnel serait une injure faite à Dieu et à la Torah. Il n’y a donc pas de Constitution écrite en Israël, manque qu’on a seulement essayé de pallier par une série de « lois organiques » adoptées au fil du temps.

Ainsi, en l’absence de tout texte supérieur qui aurait défini les rapports entre le respect des droits individuels et les lois religieuses, le rapport de force (politique, électoral, sociologique et démographique) sera le facteur déterminant de changements éventuels du statu quo.

Un bon exemple est l’exigence des partis religieux, lorsque le Likoud est monté au pouvoir en 1977, d’interdire les vols de la compagnie nationale d’aviation El Al le jour du chabbat, ce qui leur fut accordé par un Premier ministre, Menachem Begin, en quête de partenaires coalitionnels.

 

Il faut bien comprendre que les « promesses » de Ben Gourion aux rabbins de l’Agoudat Israël allaient extrêmement loin et avaient de quoi épouvanter les mentalités laïques, démocratiques ou occidentales.

Il n’y aurait donc ni mariage civil, ni divorce civil dans l’État d’Israël ! Que pourraient faire ceux qui refuseraient, par conviction laïque, de se marier devant un rabbin sous le dais dans une cérémonie religieuse ou ceux qui voudraient faire un mariage interreligieux ? Ou encore ceux qui souhaiteraient épouser quelqu’un que, d’après les lois traditionnelles, il n’est pas en droit d’épouser ?

Ici, il faut préciser que, selon la Loi religieuse, existent de nombreux juifs qui ne peuvent se marier, ou se marier avec certaines personnes.

Un exemple est celui de la femme agouna : une épouse qui n’a pas obtenu l’acte de divorce (guet) de son mari ou une épouse dont on ne peut établir si son mari – disparu à la guerre ou dans d’autres circonstances – est mort ou vivant. Dans la réalité israélienne, lorsqu’un divorce se passe « mal », le mari peut décider de refuser de donner l’acte de divorce, voire quitter le pays et disparaître à l’étranger... Sans acte de divorce, une femme ne peut se remarier. Que deviendra la femme d’un soldat disparu, enlevé ou dont on a perdu la trace durant de longues années ? De même, une personne ne peut se marier avec un conjoint converti par un rabbin non orthodoxe. À cela s’ajoutent les enfants illégitimes, qui ne peuvent se marier qu’entre eux, ainsi qu’un Cohen (descendant des prêtres du Temple) qui ne peut épouser une divorcée ou une convertie...

On évalue à près de 5 % de la population les personnes qui se trouvent dans des cas d’interdiction religieuse de mariage en Israël.

La seule chose que ces personnes puissent faire pour épouser l’élu de leur cœur, c’est voyager hors d’Israël et se marier à l’étranger, car du fait des conventions internationales signées par Israël, l’État juif est quand même obligé de reconnaître les mariages effectués par des autorités étrangères. L’endroit le plus proche où ces Israéliens peuvent se rendre pour conclure en une journée leur acte de mariage et revenir est l’île de Chypre.

Là où l’ouverture de commerces était interdite le jour du chabbat, avant la création de l’État (comme à Jérusalem), il serait interdit d’ouvrir le vendredi soir et le samedi le moindre café, le moindre restaurant ou cinéma.

Et quant au système d’éducation ultra-orthodoxe, purement centré sur l’étude des textes sacrés dès le plus jeune âge et ne comportant l’enseignement d’aucune matière profane (hébreu moderne, anglais, mathématiques...) qui permettrait à l’élève d’entrer plus tard sur le marché du travail, ce système resterait totalement hors du contrôle de l’État, dont il recevrait bien sûr les mêmes subventions que les autres courants d’éducation.

 

L’exemption de service militaire des jeunes ultra-orthodoxes

Comme si ces engagements ne suffisaient pas, David Ben Gourion promit aussi en 1950 à l’Agoudat Israël que les jeunes hommes étudiant dans les yechivot (académies talmudiques) seraient entièrement exemptés de service militaire ou civil. À l’époque, c’est vrai, cette exemption de tout service choquait déjà, mais pas de façon excessive car dans la réalité démographique des premières années, elle ne concernait que quelques centaines voire quelques milliers de jeunes. Elle signifiait malgré tout que, alors que tous les autres jeunes gens âgés de 18 ans feraient trois années de service militaire, les jeunes ultra-religieux en seraient totalement dispensés et pourraient faire ce qu’ils voudraient, commencer très tôt à fonder une famille et à travailler.

Selon des archives dévoilées récemment, Ben Gourion se serait rendu compte, avec le temps, à quel point il s’était trompé et à quel point cette dispense totale de service était injuste, et il semble qu’il ait émis l’intention en 1958, dix ans après la création de l’État, de limiter l’exemption totale qu’il avait inconsidérément donnée.

Apprenant cela, le grand rabbin d’Israël Itshak Herzog lui écrivit immédiatement une lettre pour lui demander surtout de ne rien changer.

Selon lui, « eux aussi, les étudiants des yechivot, sont comme ‘mobilisés’, ce sont eux qui sauvegardent la religion et l’héritage d’Israël... et c’est grâce à eux que nous sommes arrivés là où nous sommes aujourd’hui ».

Dans sa réponse, Ben Gourion lui dit : « Cette question est d’abord et avant tout une grande question morale : est-il juste que le fils d’une mère soit tué en défendant la patrie, alors que le fils d’une autre mère est assis dans sa chambre et étudie en sécurité et alors que la grande majorité des jeunes gens d’Israël mettent en danger leur vie ? »

Il ajouta : « Je ne peux en aucune circonstance être d’accord avec ce que vous dites... Ce ne sont pas les étudiants en yechiva qui ont construit ce pays, ils n’ont pas risqué leurs vies pour son indépendance (même si quelques-uns d’entre eux l’ont fait) et ils n’ont pas de droits spéciaux que les autres juifs n’auraient pas. »

 

>> Lire aussi Raisons de la pérennité du Statu Quo de 1947