(article de Ilan Greisammer, 2013)
Les raisons profondes de la pérennité du système

Pour quelle raison aucun gouvernement israélien, jusqu’à aujourd’hui, de Ben Gourion à Moshe Sharett, de Lévi Eshkol à Golda Meir, d’Itshak Rabin à Shimon Pères ou à Ariel Sharon, de Menachem Begin à Ehoud Barak ou à Binyamin Netanyahou, n’a-t-il jamais vraiment remis en question les engagements du statu quo ?
Système électoral proportionnel
La réponse est très simple. La population juive religieuse, nous l’avons vu, s’est très tôt organisée en partis politiques, avant même la première guerre mondiale : Agoudat Israël et Mizrahi (devenu en 1956 le Parti National Religieux, P.N.R., appelé aujourd’hui « La Maison juive »).
>> Lire aussi la lettre de Ben Gourion et Statu Quo de 1947 et Portée de la lettre de 1947
Or le système électoral israélien, la représentation proportionnelle intégrale, sans aucun découpage du pays en circonscriptions de vote, avec un très bas seuil de représentation, a provoqué un extraordinaire morcellement des factions représentées à la Knesset et un pluralisme partisan exacerbé.
Alors que les Israéliens pratiquants sont toujours restés très unis derrière leurs partis religieux, votant massivement et presque sans faille, les laïques se sont scindés en une multitude de partis de gauche, d’extrême-gauche, de droite, d’extrême-droite ou du centre. Le résultat de ce système politique unique en son genre a été qu’aucun des deux grands partis israéliens, Travaillistes (gauche) ou Likoud (droite), n’a jamais été capable d’obtenir seul une majorité de sièges à la Knesset, majorité qui lui aurait permis de gouverner et de changer – peut-être – la situation.
Aussi incroyable que cela paraisse, même le Mapai, le parti dominant sous Ben Gourion, n’a jamais réussi à obtenir seul une majorité de sièges au parlement.
Les deux « grands » partis majoritairement laïques ont toujours été obligés, pour constituer une coalition gouvernementale, de solliciter l’appui des petits partis religieux.Ceux-ci ont toujours fait du respect du statu quo une condition sine qua non de leur participation au gouvernement.
En un mot : sans statu quo, pas de soutien des partis religieux, et sans partis religieux, pas de gouvernement.
Étonnamment, les grands partis laïques n’ont jamais osé – jusqu’en 2013 – se passer de l’appoint des partis religieux, même lorsqu’ils ont constitué, pour un temps, une « grande coalition » Likoud-travaillistes. Les partis religieux ont toujours exigé de façon absolue le maintien strict des engagements pris par Ben Gourion en 1947 (voire plus).

Evolution démograhique
Mais le système électoral israélien n’est pas le seul « responsable » de la stabilité de ce curieux statu quo. Le changement de la composition démographique de la population israélienne a également joué un rôle très important.
Dès la création de l’État en 1948 et durant les années 1950, sont arrivées en Israël des centaines de milliers d’immigrants en provenance des pays arabes, ce qu’on a appelé « l’immigration massive » : juifs d’Irak, du Yémen, d’Égypte, de Libye, du Maroc, de Tunisie, etc.
Or ces immigrants séfarades, ou « orientaux » (en hébreu le terme courant est ’edot hamizrah « les communautés d’Orient »), même s’ils n’étaient pas tous très pratiquants, étaient fortement attachés aux traditions et aux rites. Pour eux, les rabbins restaient des personnages importants, des sages et des hommes de bien qui devaient être écoutés et respectés. Et la plupart de ces immigrants, même lorsqu’ils n’étaient pas très observants, ont continué à pratiquer, dans une certaine mesure, les commandements les plus importants : les prières à la synagogue et le repos du chabbat, les fêtes juives, les lois alimentaires...
À côté de cette masse de juifs plus ou moins « traditionnels », il y avait aussi un nombre non négligeable d’immigrants de stricte observance, comme les juifs yéménites, qui ont rapidement été « mobilisés », politiquement et socialement par le monde haredi (ultra-orthodoxe) et l’Agoudat Israël. C’est dire qu’à l’exception d’une petite frange de juifs orientaux laïques, (il y en avait, n’oublions pas, par exemple, les juifs communistes irakiens) ces immigrants étaient dans l’ensemble d’accord avec le maintien du statu quo.
À l’époque comme aujourd’hui, pour eux, un mariage juif doit être béni par le rabbin sous la houppa, on doit s’abstenir autant que possible de travailler le chabbat, les lois alimentaires doivent être respectées dans les grandes lignes, le seul judaïsme convenable est le judaïsme orthodoxe, bref un État qui se dit « juif » doit être respectueux des traditions.
C’est un fait qu’il ne faut jamais oublier, car l’image donnée par la ville super-laïque de Tel-Aviv peut tromper : malgré son exceptionnelle modernité, ses universités et ses centres de recherche, son niveau technologique et son high-tech, la société israélienne est restée, sur le plan des mentalités, largement traditionnelle.