Flavius Josèphe, le Juif de Rome

 

Article de Mireille Hadas-Lebel dans le magazine

l'histoire - mensuel 172
daté décembre 1993 -

 

En 67, au terme du siège de Jotapata, les Romains sont vainqueurs de l'armée des Juifs. Parmi les vaincus, un représentant de l'aristocratie de Jérusalem, Flavius Josèphe. Il vouait à sa patrie un véritable culte et choisit cependant de gagner Rome, où il devint un historien officiel de l'empire. Aujourd'hui, son œuvre irremplaçable est oubliée. Pourquoi ?

Il est bien rare que les historiens de la Rome antique mentionnent parmi leurs sources Flavius Josèphe qui fut pourtant l'un des plus importants témoins du Ie siècle.

Le personnage est à bien des égards inclassable. Né en l'an 37 dans une famille de l'aristocratie sacerdotale judéenne, il finit ses jours à Rome vers l'an 100 après être devenu citoyen romain et protégé des empereurs. Elevé dans la pure tradition juive et, très jeune, passé maître dans l'exégèse des textes sacrés, Yoseph ben Mattitiahu ha Cohen (fils de Mathias le prêtre) devient, dans son âge mûr, un historien de langue grecque. Accusé de trahison de son vivant par ses compatriotes en révolte contre l'occupant romain, il connaît une gloire posthume dans l'Église pour avoir, croit-on, mentionné le Christ dans un bref passage.

Exceptionnel destin que celui de Flavius Josèphe. D'abord attiré par l'étude sacrée et la spiritualité, il séjourne trois ans au désert auprès d'un ermite, mais à vingt-six ans, on le retrouve chargé d'une mission diplomatique à Rome d'où il réussit à faire libérer quelques prêtres juifs emprisonnés. En l'an 66, quand la Judée se soulève contre Rome, il se voit confier, à vingt-neuf ans à peine, le commandement d'une région clé, la Galilée (cf. Repères chronologiques).

Au terme du siège de Jotapata, il a échappé, grâce à une ruse, au suicide collectif décidé par les derniers survivants (67) (cf. encadré «La trahison de Flavius Josèphe »). Fait prisonnier par les Romains, il risquait le sort cruel des généraux vaincus, mais il prédit alors à son vainqueur, Vespasien, qu'il deviendrait empereur ; celui-ci lui laissa donc un délai de grâce. En 69, la prédiction se trouva réalisée : Vespasien monta sur le trône (cf. Repères chronologiques) et le citoyen romain de fraîche date Titus Flavius Josephus, libéré de ses fers, fit partie de l'escorte qui accompagnait le nouvel empereur jusqu'à Alexandrie, d'où celui-ci devait s'embarquer pour Rome. Il revint ensuite vers sa ville natale, Jérusalem, aux côtés du fils de Vespasien, le césar Titus, chargé d'en mener le siège. Sans prendre lui-même les armes contre ses compatriotes, il les implora, à la demande de Titus, de se rendre pour épargner de plus grands malheurs et ne s'attira que leur mépris. Il fut donc témoin de ce siège cruel où la famine vint en aide aux assiégeants ; il vit éventrer, crucifier des milliers de prisonniers affamés avant d'assister à l'aboutissement épouvantable de cette tragédie : la chute de Jérusalem et l'incendie du Temple. Il vit encore les milliers de jeunes gens livrés aux bêtes dans les amphithéâtres où l'on célébrait des jeux en l'honneur de la famille impériale.

De retour à Rome, il assista au triomphe de la dynastie des Flaviens ; il fut peut-être, à cette époque, le confident discret de l'idylle entre son ami Titus et la reine juive Bérénice, sœur d'Agrippa II. Il bénéficiait alors de toutes les faveurs impériales : Vespasien lui offrit pour résidence la maison même où il avait vécu avant d'être empereur, il lui octroya une pension confortable et lui ouvrit toutes ses archives pour qu'il pût écrire l'histoire des événements de Judée. C'est ainsi que, par décision de l'empereur, Flavius Josèphe s'improvisa historien. Une fois achevé, vers l'an 75, le récit de la La Guerre des Juifs contre les Romains (rédigé en araméen puis traduit en grec), il prit goût à l'écriture et se lança dans une vaste évocation de l'histoire de son peuple en vingt livres, depuis les origines bibliques jusqu'à la veille de la révolte contre Rome : Les Antiquités juives (v. 93). Il est aussi l'auteur d'une apologie du judaïsme, le Contre Apion (v. 95), et d'une esquisse d'autobiographie.

Faut-il considérer Flavius Josèphe comme un historien de Rome ? La Guerre des Juifs, Les Antiquités juives : les titres associés à son nom ont valu à Flavius Josèphe d'être beaucoup plus fréquenté par les théologiens chrétiens que par les historiens de l'Antiquité. Notons cependant que la même question, posée à propos du Grec Polybe dont, deux siècles plus tôt, la destinée avait été si semblable à celle de Josèphe, ne susciterait pas l'ombre d'une hésitation. Il est vrai que Polybe avait voulu écrire une histoire générale où apparaîtrait le mécanisme de cette puissance romaine qui avait vaincu les siens. Mais Josèphe a-t-il un autre objectif en écrivant le De Bello Judaico, c'est-à-dire non pas La Guerre des Juifs, comme on le dit habituellement, mais bien La Guerre de Judée, vue d'un point de vue romain, comme La Guerre des Gaules (De Bello Gallico) le fut par César [1] ?

Il suffit de feuilleter l'index d'une quelconque « histoire romaine » pour juger de l'extrême déséquilibre qui y règne entre l'utilisation de ces deux sources écrites en grec par deux anciens prisonniers de guerre, l'un grec, l'autre judéen [2]. L'œuvre de Polybe a plus d'ampleur, dira-t-on. Certes, mais sur quarante livres, seuls les cinq premiers subsistent en entier ; pour la plupart des autres, on ne dispose que de fragments. Polybe est un excellent observateur des institutions romaines, mais la description de l'organisation de l'armée impériale par Josèphe (au livre III de la Guerre) vaut bien celle de l'armée républicaine par Polybe [3]. De Polybe, on retient qu'il est le témoin de la prise de Carthage à laquelle il assiste aux côtés de Scipion Émilien. Mais la prise de Jérusalem à laquelle Josèphe assiste aux côtés de Titus est-elle moins importante pour les destinées de Rome et de l'humanité (cf. Repères chronologiques) ?

Comment expliquer, alors, cet oubli relatif dans lequel est tombé Josèphe, voire cette méfiance inavouée à son égard ? A la Renaissance, quand on commença à publier les grands textes du passé, l'œuvre de langue grecque qui connut le plus grand nombre d'éditions fut pourtant la sienne. Car les théologiens lui portaient un intérêt passionné : n'était-il pas, selon eux, « le seul historien qui ait parlé du Christ» [4] ? Le Testimonium flavianum, ce fameux passage de quelques lignes auquel l'œuvre de Josèphe doit sans doute d'avoir été sauvée par les Pères de l'Église suscitait il est vrai déjà, au XVIe siècles, certaines suspicions quant à son authenticité [5] ; certes, l'oratorien Cesare Baronio, découvrant que l'historien juif contredisait sur certains points les Évangiles, fulminait : «scriptor mendacissimus» («auteur très mensonger ») ! Mais la valeur de l'œuvre entière n'échappait à personne.

Ainsi donc, depuis qu'on écrit en Europe des histoires de Rome et des histoires du christianisme, l'habitude s'est prise de recourir à Josèphe comme à un témoin « du temps de Jésus », et aux historiens païens lorsqu'il s'agit d'histoire romaine proprement dite. Salluste, Tite-Live, Tacite, Suétone, Polybe ou Dion Cassius sont si prestigieux pour qui a fait ses « humanités » (cf. encadré « Les historiens de Rome »), ils ont laissé des récits si abondants, qu'on a rarement eu l'idée d'aller chercher chez un historien juif des compléments à leurs récits.

Le grand usage qu'en firent les théologiens chrétiens finit en outre par conférer à Josèphe une aura de sacré ; il devint une sorte de « cinquième Évangile ». Les Pères de l'Église, à commencer par Origène (v. 185-v. 254) et Eusèbe (265-340), avaient montré la voie en puisant chez lui tout ce qui servait leur polémique contre les Juifs : ainsi la chute de Jérusalem devenait la punition du peuple « déicide ». Au XVIIe siècle, le janséniste Arnauld d'Andilly, traducteur de Josèphe, écrit dans sa préface : « Une seule ville aurait été l'écueil de la gloire des Romains, si Dieu pour punition de ses crimes ne l'eût point accablée par les foudres de sa colère. » Il ajoute : « Des effets si prodigieux de la vengeance de la mort d'un Dieu pourraient passer pour incroyables à ceux qui n 'ont pas le bonheur d'être éclairés de la lumière de l'Evangile, s'ils n'étaient rapportés par un homme de cette même nation aussi considérable que l'était Joseph. » Ainsi, Josèphe était considéré comme le continuateur du Nouveau Testament ; il ne faisait pas simplement œuvre d'historien, mais d'historien sacré : il venait cautionner et conclure l'histoire sainte.

A y regarder de plus près cependant, les théologiens chrétiens n'avaient pas tout lieu d'être satisfaits des informations que leur fournissait Josèphe. Relatant par exemple le règne d'Hérode, il restait curieusement muet sur le massacre des Innocents qu'avait, selon les Évangiles, ordonné ce roi. Il parlait certes avec sympathie de Jean Baptiste, mais il en faisait un opposant politique au tétrarque (gouverneur) de Galilée Hérode Antipas, qui le fit mettre à mort (v. 28) tandis que, selon les Évangiles, cette exécution avait eu lieu parce que Jean Baptiste reprochait au tétrarque d'avoir enfreint la loi juive... Quand la traduction d'Arnauld d'Andilly eut facilité l'accès à l'œuvre de Flavius Josèphe, quelques savants abbés français commencèrent donc à se montrer fort sévères pour un auteur qui répondait si mal à l'attente des hommes de foi [6].

Au XVIIIe siècle, l'autorité de Flavius Josèphe, déjà vacillante chez les catholiques, fut aussi bafouée par les ennemis de l'Église. Tout en se réjouissant que l'historien contredise sur certains points les Évangiles (car il voyait dans ces contradictions une preuve de la « fausseté » des textes sacrés), Voltaire prend volontiers pour cible un auteur qui a le double tort d'être un Juif fidèle à sa tradition et une source importante pour l'histoire du christianisme primitif [7]. Josèphe évoque-t-il l'indépendance de la Judée retrouvée au temps des frères Maccabées (IIe siècle av. J.-C.) et l'instauration de la dynastie hasmonéenne ? Voltaire ridiculise cette fable nationaliste contraire à la «vraisemblance historique »... A force de pourfendre «l'exagérateur», «ivre de l'ivresse de sa patrie, comme le sont tous les citoyens des petites républiques » [8], le philosophe met en doute la crédibilité d'un historien sans doute « profane » mais soupçonné d'être un apologiste.

Cette attitude fait école au XIX° siècle dans les cercles érudits. Josèphe aura désormais bien du mal à se défaire de ce soupçon. Son œuvre souffre à la fois de la suspicion qu'éveille chez les scientistes positivistes toute littérature sacrée et - il faut bien le dire - de nouveaux préjugés antijuifs qui se substituent à ceux des théologiens chrétiens. Ces préjugés sont particulièrement développés au XIXe siècle en Allemagne - le pays qui donne alors le ton aux études philologiques. A cette époque, les érudits allemands se refusent, par exemple, à admettre l'authenticité des documents romains cités par Josèphe au livre XIV des Antiquités - quelque trente textes évoquant les privilèges accordés aux Juifs pour l'exercice de leur culte et le respect de leurs coutumes nationales, et témoignant de l'énergie avec laquelle le pouvoir romain réagissait vis-à-vis de quiconque portait atteinte à ces droits. De nombreux historiens du XIXe siècle traitèrent ces sources avec dédain : « On croyait qu 'un peuple si méconnu n'avait pas obtenu toute l'attention dont il se vante [9].» L'historien allemand Theodor Mommsen (1817-1903) finit par leur restituer leur respectabilité.

Comment ceux qui récusaient le témoignage de Josèphe sur sa propre histoire nationale auraient-ils eu l'idée de l'interroger sur l'histoire de Rome ? Pourtant, n'eût-il parlé que de son pays et de ses compatriotes que déjà sa contribution à l'histoire romaine n'eût pas été négligeable. En effet, dès que la Judée entre dans la sphère romaine, c'est-à-dire en 63 av. J.-C. (cf. Repères chronologiques), son histoire devient celle d'un canton de l'Empire romain : tout ce que Josèphe nous dit de son pays concourt alors à nous faire mieux connaître la domination de Rome sur l'Orient. Son récit nous montre Rome tirant profit des querelles de succession et installant des rois vassaux avant de prendre directement pied dans le pays. On y voit défiler des procurateurs qui justifient la réputation d'avaritia que Rome s'était faite en vivant aux dépens des populations soumises. Pourquoi l'intervention de Pompée dans la querelle dynastique qui oppose les deux frères hasmonéens, Hyrcan et Aristobule, mériterait-elle moins d'attention que celle de Métellus et Marius contre Jugurtha dans la guerre de succession de Numidie ? Pourquoi négliger le personnage du procurateur Gessius Florus qui, par ses exactions, fut le responsable direct du soulèvement de Juifs en l'an 66 ?

On découvre aussi chez Josèphe des aspects ignorés de grands personnages romains et de leur politique : Pompée, César, Antoine, Agrippa, Auguste, Tibère, Néron et, bien entendu, Vespasien, Titus et Domitien (cf. Repères chronologiques). Citons aussi l'admirable portrait d'Antonia, la mère de Germanicus et de l'empereur Claude, grand-mère de Caligula, grande dame vertueuse, avisée et fidèle en amitié, qui, selon Josèphe, joua un rôle important dans la disgrâce de Séjan, l'homme de confiance de Tibère (AJ XVIII, 180-182).

On trouve également chez Josèphe une intéressante évocation de la politique provinciale de Tibère : il ne remplaçait jamais les gouverneurs qu'il avait nommés car il comparait ceux-ci à des mouches se gorgeant du sang d'un blessé ; mieux valait laisser sur le corps sanglant des mouches rassasiées que d'en faire venir de nouvelles, affamées [10]... Le bannissement des cultes égyptiens de Rome, qui eut lieu sous le règne de Tibère, n'a droit qu'à une phrase chez Tacite. Josèphe, quant à lui, nous en rapporte les circonstances sur trois pages. Il est tout aussi prolixe sur les derniers moments de Tibère et l'avènement de son successeur : son récit est même beaucoup plus détaillé que ceux de Tacite et Suétone réunis (AJ XVIII, 205-237). Tibère, dont tous les auteurs s'accordent à dire qu'il ne croyait qu'en la fatalité, avait par testament institué héritiers à titre égal, son petit-fils Tibère, fils de Drusus, et Caius fils de son fils adoptif Germanicus. Comme on lui avait prédit que son héritier serait celui qui arriverait le premier auprès de lui le lendemain, il envoya chercher le jeune Tibère par son précepteur, mais celui-ci rencontra Caius devant le palais et le fit entrer...

Le règne de Caligula, le complot de Cherea contre lui, l'avènement de Claude font enfin l'objet de quatre chapitres entiers des Antiquités - chapitres d'autant plus précieux que cette période était couverte par les livres VII, VIII, IX et X des Annales de Tacite, aujourd'hui perdus. La longueur de cet épisode, qui interrompt le récit des événements de Judée, est en soi étonnante. Josèphe dispose ici d'informations que nul autre historien de Rome n'est en mesure de fournir.

En effet, un témoin discret de toute cette période apparaît fugitivement chez Josèphe qui le traite avec une attention excessive eu égard au rang et au rôle politique du personnage : il s'agit de Thaumaste, un ancien esclave de Caligula auquel Agrippa I, prisonnier de Tibère, aurait promis la liberté s'il lui donnait à boire. « Il tint parole et le paya de retour comme il le disait ; plus tard en effet devenu roi, il affranchit avec éclat Thaumaste que lui avait donné Caius devenu empereur et le nomma intendant de sa fortune. En mourant, il le laissa à son fils Agrippa et à sa fille Bérénice pour les servir dans les mêmes fonctions, si bien que Thaumaste mourut âgé avec cette dignité ; mais cela se passa bien plus tard» (AJ XVIII, 193-194).

Josèphe ne peut pas dire plus clairement qu'il a bien connu Thaumaste puisque ce dernier « mourut âgé ». Il est clair que c'est de sa bouche qu'il tient toutes les anecdotes concernant l'emprisonnement et la libération d'Agrippa I, ainsi que bien d'autres récits encore sur cette période, puisque le jeune esclave vivait alors dans l'intimité de la cour impériale. Il était facile à Josèphe d'interroger un affranchi grec - comme semble l'indiquer son nom - qui devait en outre avoir appris l'araméen à la cour d'Agrippa II et auquel il se sentait socialement supérieur. A Rome, où ils se retrouvèrent tous deux après 70, Josèphe put recueillir ainsi les souvenirs de jeunesse de Thaumaste. Dépositaire d'informations inédites dont il savait évaluer le prix, il crut bon de les livrer au public dans son œuvre.

Il y a mieux encore à puiser dans l'œuvre de Josèphe. Il a en effet été le témoin d'un événement capital pour l'empire : l'élection de Vespasien. On sait la place que cet événement occupe dans la vie de l'historien : c'est parce qu'il a prédit l'empire à Vespasien en 67 qu'il a eu la vie sauve ; c'est parce que sa prédiction s'est réalisée deux ans plus tard qu'il a été affranchi par le nouvel empereur et qu'il s'est mis à écrire. Or, sur l'élection de Vespasien à l'empire, nous possédons trois récits parallèles qui se placent chronologiquement dans l'ordre suivant : celui de Josèphe, rédigé vers 75, celui de Tacite, vers 106, enfin celui de Suétone, vers 120 [11].

Pour Tacite, l'initiative du choix de l'empereur est revenue, le 1er juillet 69, au préfet d'Egypte Tibère Alexandre - choix qui fut accueilli avec enthousiasme par l'armée de Judée le 3 juillet. Selon Suétone, ce sont des soldats « à la fois inconnus et éloignés de lui», les deux mille soldats de l'armée de Mésie qui, ayant décidé de nommer eux-mêmes l'empereur, comme d'autres armées l'avaient fait après le suicide de Néron pendant l'année écoulée, élirent Vespasien et « inscrivirent son nom sur tous les étendards ». Tibère Alexandre aurait là-dessus fait jurer par ses légions fidélité à Vespasien le 1er juillet et l'armée de Judée aurait suivi le 10 juillet.

Considérons maintenant le récit de Josèphe, publié du vivant du nouvel empereur. Quelle vie ! Quelle profusion de détails ! Vespasien apprend avec indignation l'élection de Vitellius, le troisième successeur de Néron en quelques mois, mais n'ose cependant s'embarquer pour Rome ; ses soldats partagent son irritation et comparent les mérites de leur chef à ceux de Vitellius, cruel et débauché ; ils adjurent Vespasien de sauver l'empire ; celui-ci, prudent, hésite, finit par refuser, « mais les officiers le pressaient plus instamment et les soldats s'étant répandus en foule autour de lui, glaive au poing, menaçaient de le tuer s'il refusait de vivre d'une manière digne de lui » ; il accepte enfin. Avant de partir pour Rome, il veut toutefois s'assurer de l'Egypte, grenier à blé de l'Empire ; il écrit donc au préfet Tibère Alexandre qui fait prêter un serment d'allégeance à ses troupes. Les légions de Mésie et de Pannonie, hostiles à Vitellius, accueillent la nouvelle avec joie.

Le récit de Josèphe n'a pas seulement plus de qualités littéraires que les deux autres ; il est aussi plus vraisemblable. Que les troupes de Vespasien aient songé à porter celui-ci au pouvoir, en cette année de guerre civile, l'« année des quatre empereurs » où l'armée romaine avait pris conscience de son rôle politique, quoi de plus naturel ? Elles aimaient leur chef et souhaitaient le voir récompenser ; elles pensaient également tirer quelques avantages d'être connues du nouveau souverain. A toutes ces raisons, il faut en ajouter une autre : qui ne savait dans cette armée d'Orient que le prisonnier juif Joseph fils de Mathias, vaincu à Jotapata, avait prédit l'empire à son vainqueur ? Il arrive que des prédictions se réalisent, tout simplement parce qu'elles provoquent elles-mêmes l'événement annoncé... Du moins le récit de Josèphe a-t-il le mérite d'expliquer le choix d'un homme que rien ne destinait à l'empire - choix qui, pour de nombreux spécialistes, «n'est pas totalement expliqué» [12].

Il y a donc beaucoup de bonnes raisons qui devraient inciter les historiens de Rome à reprendre la lecture de Josèphe. Son point de vue insolite témoigne de cette « vision des vaincus » qu'on cherche en vain auprès de ces autres peuples - Carthaginois, Gaulois, Germains, Bretons - qui, eux, n'ont pas écrit leur histoire [13].

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Notes 1. Cf. R. Laqueur, Der Jüdïsche Historiker Flavius Josephus, Giessen, 1920.
2. Parmi les ouvrages récents en français, notons que c'est un auteur connu comme philosophe plutôt que comme historien qui met Josèphe au nombre des historiens de Rome : Lucien Jerphagnon,
Histoire de la Rome antique, Paris, Tallandier, 1987.

3. Notons l'heureux usage qu'en a fait Yann Le Bohec dans L'Armée romaine, Paris, Picard, 1989.
4. Si l'on excepte la mention d'
«un certain Chrestos» chez Suétone (Vie de Claude, 25) et celle de la persécution des chrétiens par Néron, chez Tacite.
5. Ce passage se trouve au livre XVIII
des Antiquités.
6. C'est alors que l'on imposa la graphie « Josèphe », pour distinguer l'historien des saints portant le même nom.
7. Cf. Mireille Hadas-Lebel, « Voltaire lecteur de Flavius Josèphe »,
Revue des études Juives, t. CL, juillet-octobre 1991, fasc. 3-4.
8. Ces citations sont extraites du
Dictionnaire philosophique, Paris, Firmin-Didot, p. 462 et 470.
9. E. Bikerman, « Une question d'authenticité, les privilèges juifs »,
Mélanges Isidore Levy, Bruxelles, 1955 ; repris dans Studies in Jewish and Christian History II, Leyde, 1980.
10. On cite généralement à propos de Tibère cette réponse aux gouverneurs de province rapportée par Suétone (Tibère, 32) :
« Un bon berger doit tondre son troupeau et non l'écorcher. »
11. La
Guerre des Juifs, IV ; Histoires, II, 8 ; Vies des douze Césars.
12. Cf. M. Le Glay, Jean-Louis Voisin et Yann Le Bohec,
Histoire romaine, Paris, PUF, 1991, p. 260. 13. « Il est dommage que [...] nous échappent les visions des vrais vaincus : Puniques, Celtes, Germains. [...] Nous ne les connaîtrons jamais, sauf heureux hasard, qu'à travers les discours que leur prêtent, avec d'ailleurs une certaine objectivité, leurs vainqueurs », écrit Claude Nicolet dans « L'Impérialisme romain », Rome et la conquête du monde méditerranéen, t. II, Paris, 1978, p. 884.

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La trahison de Flavius Josèphe

La carrière de Flavius Josèphe, homme eminent et chargé par ses compatriotes d'importantes responsabilités dans la guerre qui les opposait alors aux Romains, passé du côté de l'ennemi après la défaite de Jotapata, en 67, a suscité nombre de commentaires. Le plus frappant demeure celui de l'historien Pierre Vidal-Naquet, qui, dans sa préface à La Guerre des Juifs (traduction de Pierre Savinel, Paris, éditions de Minuit, 1977) intitulée Du bon usage de la trahison, trace le portrait d'un homme dont la personnalité serait marquée par « la vanité, le féroce esprit de classe, voire le cynisme ».

A Jotapata, après un siège de quarante jours, Josèphe, voyant la défaite assurée, avait essayé de fuir, mais la population du lieu l'en avait empêché. Il était prêt à accepter une reddition honorable, mais ses compagnons refusèrent toute capitulation. Ils étaient décidés à se suicider tous ensemble : « Tu mourras en général des Juifs, si c 'est volontairement, en traître si c'est de force », lui dirent-ils. Josèphe les persuada qu'ils devaient plutôt se donner la mort les uns aux autres, selon l'ordre que fixerait un tirage au sort.

Or c'est lui qui, selon son propre récit (qui le dépeint à la troisième personne), « faut-il dire par l'effet du hasard ou de la providence divine, [il] resta le dernier avec un autre. Désirant éviter d'être condamné par le sort et aussi, s'il restait le dernier, d'avoir à souiller sa main du meurtre d'un compatriote, il réussit à convaincre également cet homme de se garder en vie »... Se trouvant ensuite face à face avec Vespasien, il lui prédit l'empire et eut ainsi la vie sauve, avant d'être comblé de faveurs.

Trois ans plus tard, c'est, de son propre aveu, dans des circonstances difficiles qu'il dut tenter de négocier la reddition de Jérusalem assiégée par les troupes de Titus : « Josèphe, donc, tournant autour du rempart et s'efforçant de se tenir hors de portée des traits et quand même à portée de voix, suppliait les révolutionnaires, à maintes reprises, d'épargner leurs propres vies, et le peuple, d'épargner la patrie et le Temple. [...] Beaucoup l'insultaient, certains même lui tiraient dessus. »

Josèphe cependant a récusé dans son ouvrage toute référence à la trahison. Lorsqu'il accepte de suivre Vespasien, il s'adresse au dieu des Juifs : « Je te prends à témoin que je quitte ce lieu non pas comme un traître mais comme ton serviteur », et ajoute : « Puissé-je en effet ne jamais vivre comme un prisonnier de guerre qui renie sa race et oublie ses pères ! »

Comme le remarque Pierre Vidal-Naquet, le plus étonnant, dans le destin de cet homme qui vouait à sa patrie un véritable culte et s'enorgueillissait d'être Juif, reste précisément ce témoignage ; le plus étonnant, c'est que ce soit Josèphe lui-même qui nous ait laissé - et avec quel détachement ! - le récit de ces événements. Et Pierre Vidal-Naquet rappelle cet autre surprenant passage du livre, évoquant la prise de Jérusalem, où l'auteur semble se livrer davantage - mais comme pour se dissimuler aussitôt derrière l'objectivité obligée de l'historien : «Je vis quantité de prisonniers suspendus à des croix et je reconnus parmi eux trois de mes relations. Le cœur brisé, je m'approchai de Titus et le lui dis avec des larmes. Immédiatement, il donna ordre de les descendre de leur croix et de les soigner le mieux possible. Deux moururent pendant qu'on les soignait, mais le troisième survécut. »

Pour Pierre Vidal-Naquet, ce n'est pas le moindre mystère de Josèphe que de s'être ainsi mis en scène, sans que le lecteur puisse rien en augurer sur son caractère, sa vie et ses choix politiques. « Qui d'autre que Josèphe, conclut-il, pouvait faire de Josèphe un tel portrait ? »