Le centenaire de la naissance du Grand-Liban
Par Julie d’Andurain
Publié le 28/08/2020 • modifié le 31/08/2020 •
Aujourd’hui meurtrie par la récente explosion de matériaux entreposés dans le port, Beyrouth s’apprêtait à fêter en grande pompe le centenaire de la naissance du Grand-Liban, naissance qui avait été proclamée le 1er septembre 1920. Le recours à ce vocable de « naissance » et la volonté de célébrer son centenaire peut surprendre rétrospectivement quand l’on sait qu’il ne s’agissait pas d’une indépendance pleine et entière, mais d’un passage sous la tutelle française dans le cadre de ce que l’on appelle communément « les mandats » orientaux.
Le discours de la naissance du Grand-Liban 1er septembre 1920
Le régime des mandats avait été établi par l’article 22 du pacte de la SDN, le 28 juin 1919 pour régler le sort des anciennes possessions des vaincus, l’Allemagne et l’Empire ottoman, à l’issue de la Grande Guerre. En Orient, la Syrie, avec sa province autonome du Liban, passait sous mandat français, tandis que la Palestine et la Mésopotamie à laquelle appartenait l’Irak passaient sous mandat britannique. Ces mandats avaient pour but de contrôler des zones précédemment tenues par l’Empire ottoman, pour les conduire, selon un terme qui n’était pas déterminé à l’avance, vers l’indépendance. Dans les faits, ces mandats se sont transformés au fil des années en une nouvelle forme de tutelle, moins contraignante certes, mais parentes des protectorats coloniaux.
Si l’on considère aujourd’hui que le Liban est né en quelque sorte il y a 100 ans, c’est en grande partie parce que le mandat de la France avait assuré les Libanais de cette indépendance, tout en construisant des frontières avec la Syrie et la Palestine voisines, permettant ainsi la séparation avec les anciennes provinces de l’empire ottoman. Cette période a aussi contribué à forger un sentiment national sur le modèle des patriotisme occidentaux, plaçant l’amour de la patrie au-dessus de celui de la religion. Il s’agissait alors de mettre un terme aux distinctions de religions et de rites, de passer par-dessus les appartenances religieuses - musulmans, chrétiens, chiites, druses - et de créer une identité libanaise, celle des Grands-Libanais.
Les Libanais doivent officiellement la naissance du Grand-Liban au général Gouraud (1867-1946), haut-commissaire de la république française, et général commandant en chef les troupes françaises du Levant.
La déclaration faite sur le perron de la Résidence des Pins le 1er septembre 1920 est connue dans son esprit.
Déclaration du général Gouraud
« Grand-Libanais,
Je vous disais il y a quelques semaines à une heure grave : « Le jour que vos pères ont espéré en vain et que, plus heureux, vous verrez luire, approche ». Ce jour-là : le voici !
Devant tout le peuple assemblé, peuple de toutes les régions que domine le Mont Liban, hier voisines, désormais unies en une patrie forte de son passé, et grande de son avenir ;
En présence des Autorités Libanaises, des fils des plus illustres familles, des Chefs spirituels de toutes confessions et de tous rites, à la tête desquels je salue avec vénération le Grand Patriarche du Liban, descendu de sa montagne pour le jour glorieux qui couronne les luttes de sa vie, et parmi lesquels je regrette de ne pas voir encore vos Délégués à Paris, dont le rôle a été si utile dans les Conseils du Gouvernement Français ;
Assisté des représentants des puissances qui ont mené presque toutes, avec nous, la longue lutte pour le droit et la Liberté ;
Des représentants de la France, au milieu desquels je suis heureux de saluer l’amiral de Bon, Commandant en chef l’Escadre d’Orient ;
Au pied de ces montagnes majestueuses qui ont fait la force de votre pays, en demeurant le rempart inexpugnable de sa foi et de sa liberté ;
Au bord de la mer légendaire qui vit les trirèmes de la Phénicie, de la Grèce et de Rome, qui porta par le monde vos pères à l’esprit subtil, habiles au négoce et à l’éloquence, et qui, par un heureux retour, vous apporte la consécration d’une grande et vieille amitié, et le bienfait de « la paix française » ;
Par devant tous ces témoins de vos espoirs, de vos luttes et de votre victoire, c’est en partageant votre joie et votre fierté que je proclame solennellement le Grand-Liban, et qu’au nom du Gouvernement de la République Française, je le salue dans sa grandeur et sa force, du Nahr El kébir aux portes de Palestine et aux crêtes de l’Anti-Liban.
C’est le Liban avec sa montagne où bat le cœur chaud de ce pays.
Avec la fertile Békaa, dont l’inoubliable journée de Zahlé a consacré l’union réparatrice.
Avec Beyrouth, port principal du nouvel Etat, siège de son Gouvernement, jouissant d’une large autonomie municipale, possédant son statut budgétaire et une municipalité à pouvoirs étendus, relevant directement de la plus haute autorité de l’Etat.
Avec Tripoli, pourvue elle aussi d’une large autonomie administrative et budgétaire, s’étendant à sa banlieue musulmane.
Avec Sidon et Tyr, au passé fameux, qui de cette union à une grande patrie tireront une jeunesse nouvelle.
Voilà la Patrie que vous venez d’acclamer.
Avant d’en déterminer les limites, j’ai consulté les populations et je puis dire que, fidèle aux engagements de la France, aux principes qui inspirent la Société des Nations, je n’ai eu pour règle que de satisfaire les vœux librement exprimés des populations, et de servir leurs légitimes intérêts.
Toute œuvre humaine, d’ailleurs est perfectible ; et si celle dont l’avenir s’ouvre aujourd’hui venait à révéler des lacunes ou des faiblesses, la France, qui a veillé sur sa naissance, qui continuera demain à l’entourer de sa sollicitude, n’hésiterait pas, fidèle à son amour et à son respect de la liberté, à vous proposer d’y remédier.
Mais vous êtes trop avisés pour vous laisser aller à la stérile critique, à l’heure où vous est offerte la tâche lourde et magnifique de donner à votre nouvelle patrie, avec la collaboration de la France, la vie, l’ordre et la prospérité.
La Vie, qui créera l’âme d’une grande Patrie, souffle inspirateur qui fait les nations fortes, et qui leur donne des fils dignes de la servir et de la défendre.
L’Ordre, dans la sécurité garantie par les forces organisées dans lesquelles déjà les plus vaillants de vos fils ont demandé à servir, et qui seront grossies demain de tous les volontaires que leur foi patriotique leur donnera. L’Ordre, qui seul permet une administration sage, équitable, bienfaisante.
La Prospérité enfin.
Voici que ce beau pays s’éveille. Libre, échappé des lourdes mains qui pendant des siècles ont pesé sur lui, il va pouvoir appliquer à son développement propre les qualités que vos pères et vous – mêmes alliez si souvent, trop souvent, déployer outre-mer.
Renonçant à ce qui serait désormais un crime de lèse-patrie, vous vous mettrez résolument au travail chez vous.
Et la France tutélaire, qui pourrait recevoir des leçons de vos commerçants, vous apportera l’aide de ses industries, de ses capitaux, de ses transports, de son puissant outillage économique et de ses conseillers.
Messieurs, je manquerais à la confiance que vous m’accordez et dont je suis fier, si je n’ajoutais pas que, devant un peuple libre et voulant devenir un grand peuple, vous avez des droits à remplir.
Le premier de tous, le plus sacré : l’Union, qui fera votre grandeur, comme les rivalités de races et de religions avaient fait votre faiblesse.
Le Grand Liban est fait au profit de tous. Il n’est fait contre personne. Unité politique et administrative, il ne comporte d’autres divisions religieuses que celles qui orientent la conscience de chacun vers des croyances et des pratiques qu’il considère comme des devoirs sacrés qui gardent à ce titre le droit au respect de tous.
Je veux évoquer, comme preuve et comme gage de cette union, l’élan qui a conduit, ici près de moi, dans une émouvante communion nationale, les chefs et les représentants de toutes les religions et de toutes les confessions.
N’oubliez pas non plus que vous devez être prêts, pour votre nouvelle patrie, à de réels sacrifices. Une patrie ne se crée que par l’effacement de l’individualisme devant l’intérêt général, commandé par la foi dans les destinées nationales.
De tous côtés les témoignages affluent pour me manifester cet esprit de sacrifice. N’est-ce pas plusieurs des vôtres qui m’ont dit :
« Nous sommes prêts désormais à faire bon marché de nos privilèges. Car ces privilèges étaient une garantie et on ne prend une garantie que devant des ennemis. Or voici que la France est là ; nous connaissons ses traditions probes et généreuses ; nous savons que ses conseillers veilleront à ce que les sommes dont le fisc aura rempli nos caisses ne soient employées qu’au profit de nous-mêmes.
« Ces sommes auraient pu, jadis, servir à enrichir un maître détesté ; elles ne pourront plus que nous assurer, par nos propres moyens, la dignité d’existence nécessaire à un Etat digne de ce nom.
« Notre impôt ne pourra plus profiter qu’au pays lui-même. Il sera la semence féconde qui fera lever la moisson de la Richesse ; et cette moisson sera nôtre ».
Messieurs, de telles paroles honorent et ceux qui les ont prononcées, et le grand peuple auquel, ils appartiennent.
Le premier devoir des conseillers, qui seront vos guides, sera de veiller à ce que les charges soient réparties proportionnellement aux moyens de chacun.
Si le rôle de conseillers apparaît nécessaire aujourd’hui, j’entrevois dans un avenir qu’il dépend de vous et de votre sagesse de fixer, le progrès du Grand Liban vers le gouvernement par lui-même, au fur et à mesure que l’éducation politique du peuple sera développée, et que par la voie des concours, la compétence aura pris une part de plus en plus grande dans vos conseils.
Voici, Grand-Libanais, le lot sacré d’espérances et de sacrifices que vous apporte cet instant solennel.
Je sais que, fiers de votre triomphe, conscients de votre devoir, vous abordez l’avenir avec confiance ; et vous savez de votre côté que, demain comme hier, vous pouvez compter sur l’aide de la France.
Hier, il y a cinq semaines, les petits soldats de France, les frères de ceux que vous avez admirés, enviés peut être pendant 4 ans, donnaient l’essor à tous vos espoirs, en faisant s’évanouir, en une matinée de combat, la puissance néfaste qui prétendait vous asservir.
Les soldats français sont les parrains de votre indépendance. Et vous n’oublierez pas que le sang généreux de France a coulé pour elle comme pour tant d’autres.
C‘est pourquoi vous avez choisi son drapeau, qui est celui de la liberté, pour symbole de la vôtre, en y ajoutant votre cèdre national.
Et, en saluant les deux drapeaux frères, je crie avec vous :
Vive le Grand-Liban. Vive la France. »
Faut-il l’interpréter cette création comme le signe d’une France chrétienne soucieuse de s’enraciner au Levant ?
Cette déclaration du 1er septembre 1920 qui lie le sort du Grand-Liban à la France n’a pas été conçue comme la création d’un État chrétien ou maronite séparé de la Syrie, comme on le croit encore trop souvent aujourd’hui. Cela fait partie des images caricaturales qui forment aujourd’hui un épais brouillard autour des raisons de la présence française en Orient dans les années 1920. Pour démêler l’écheveau de « cet Orient compliqué », il est important d’arriver à trier le bon grain de l’ivraie et de voir clair dans les intentions véritables des uns et des autres, puis ensuite de confronter les intentions aux réalisations effectives.
Si peu avant la proclamation de septembre 1920, le général Gouraud et l’armée du Levant ont bien réglé le sort de Fayçal et des nationalistes arabes en Syrie à Khan Meyssaloun (juillet 1920), sur ordre d’Alexandre Millerand, président du Conseil, il ne faut pas pour autant concevoir la création du territoire libanais comme le signe d’une opposition manichéenne entre les chrétiens et les musulmans, orchestrée par le pouvoir français. Il faut certes avoir à l’esprit que les Français s’intéressent à Jérusalem et que la protection des chrétiens d’Orient constitue bien l’une des motivations. Mais ce n’est pas la seule. Il y a aussi un enjeu colonial, une rivalité avec les Britanniques qui fait que certains Français estiment devoir être présents en Orient. Mais l’analyse strictement religieuse ne guide pas la politique française. Pour s’en convaincre, il suffirait de relire les mémoires de certains Arméniens de Cilicie qui vouent aujourd’hui une haine farouche aux Français, les accusant de les avoir laissés aux Turcs. Les enjeux sont alors clairement de politique générale. Ils sont d’ailleurs décidés par Paris, le général Gouraud n’étant en Orient qu’un interprète de la volonté du Quai d’Orsay et de la présidence du Conseil. Enfin, ces arrières plans ne doivent pas occulter la volonté – tout à fait réelle et sincère – des responsables du mandat à trouver une formule nouvelle, susceptible de répondre aux souhaits de populations, comme le demande alors la Société des Nations.
En 1920, quand les équipes du Haut-Commissariat s’accordent sur le texte de création du Grand-Liban, certes très influencés par les demandes insistances et réitérées de monseigneur Hoyek, le patriarche des Maronites, elles travaillent déjà à un projet de création d’une fédération syrienne, appelée généralement « Grande-Syrie », et au sein de laquelle le Grand-Liban serait l’un des partenaires essentiels. Ce projet de Grande-Syrie était d’une conception extrêmement moderne, de type fédéral. Sur le modèle des États d’Unis d’Amérique, il s’agissait de créer des États Unis de Syrie. Ce projet correspondait aux souhaits de la SDN, à celui des populations locales, et qui, de surcroît, permettait aux Français d’arriver à communiquer avec les différentes composantes du Levant tout en laissant espérer la naissance d’une grande nation. C’était considéré alors comme une formule idéale entre le morcellement et l’unité intégrale.
Si le projet n’a pas abouti d’une part, et si le Grand-Liban en a profité pour se séparer de la Syrie de l’autre (ce principe de la séparation est subi par la Résidence ; il est acté au début de l’année 1923), c’est parce que les moyens qui ont été alloués au Haut-Commissariat se sont révélées tellement insuffisants qu’il a fallu demander aux territoires eux-mêmes de financer leur développement ou leur reconstruction. Or, dans un territoire qui avait été durement éprouvé par la guerre, les Libanais ont eu du mal à négocier avec les Alépins, qui avaient eux-mêmes du mal à discuter avec les populations de Damas. En clair, les élites locales ont refusé le partage des maigres richesses du territoires ; elles attendaient de la France des subsides et un financement de la reconstruction. Sitôt que Paris a fait savoir qu’il n’y aurait pas d’argent, les élites, arabes ou chrétiennes, ont demandé le départ des Français. En conséquence, le projet de fédération s’est transformé en un serpent de mer, difficile à mettre en place, avant qu’il ne soit progressivement abandonné, tandis que le principe de la fédération a été traduit comme une vile politique du « diviser pour mieux régner ».
Le général Gouraud, un Croisé ou un serviteur de la République française ?
Cette naissance, cette indépendance libanaise acquise progressivement aux dépens de la Fédération syrienne, vaut aujourd’hui au général Gouraud d’être présenté, souvent sans nuances, comme le représentant d’un caporalisme chrétien en terre d’islam. D’où vient cette idée aussi binaire que simpliste qui voudrait que Gouraud, puis son successeur Weygand, et par là la France soit la représentante forcenée d’une fille aînée de l’Eglise peu ouverte à la diversité des religions, en particulier à l’islam.
On pourrait croire a priori que l’image du Croisé parfois utilisée pour décrire les faits et gestes du général Gouraud en Syrie et au Liban est le fruit de la propagande de Fayçal et des Anglais, mais cela est insuffisant intellectuellement, totalement anachronique de surcroît avec les réflexions du début des années 1920 en Orient où on évoque plutôt l’opposition du Levantin au bédouin. L’image du Croisé ne correspond ni aux types d’attaques portées par les nationalistes arabes, ni à la critique formulée par les Britanniques. L’accusation visant à présenter Henri Gouraud comme l’un des représentants majeurs de l’alliance du sabre et du goupillon vient de France ; elle constitue à la fois la marque de la virulence des échanges entre officiers généraux, héritage lointain de l’affaire des fiches, et celle d’un règlement de compte entre officiers généraux, entre ceux qui connaissent bien l’Orient (les coloniaux) et les autres (les métropolitains).
Les propos incriminants ont été colportés par un proche de Sarrail, général franc-maçon, hostile par idéologie à ses prédécesseurs, hostile aussi parce qu’il avait échoué là où Gouraud avait réussi. C’est donc avec l’objectif de masquer l’échec de Sarrail que le publiciste Pierre La Mazière (1879-1947) publie en 1926 Partant pour la Syrie. Dans l’ouvrage, il prête au général Gouraud cette fameuse harangue faite soi-disant à Damas devant le tombeau de Saladin : « ma présence ici consacre la victoire de la Croix sur le Croissant ! », formule qui au fil du temps, des années et des interprétations s’est transformée en « Saladin nous voici de retour » (on en retrouve aujourd’hui trace sur les réseaux sociaux, et malheureusement dans plusieurs livres qui feraient autorité s’ils prenaient garde à ne pas colporter des ragots). La formule « Saladin nous voici de retour » est apocryphe, tout comme celle avancée en 1926 par La Mazière. L’ensemble de son texte montre qu’il connaît fort mal la Syrie, comme s’il écrivait de loin, depuis Paris. Il se garde bien de dire d’ailleurs que Gouraud a toujours cherché à trouver l’équilibre entre les chrétiens et les musulmans, au point d’avantager ces derniers parfois excessivement, comme en décembre 1919 où il déclare que Mahomet est un bienfaiteur de l’humanité (cette déclaration est rappelée un an plus tard dans une lettre de Robert de Caix à Gouraud, fonds Gouraud, PA AP 399, lettre du 23 décembre 1920 ; elle est présentée comme rétrospectivement comme une erreur).
Aujourd’hui, alors que le centenaire de la naissance du Grand Liban est dans tous les esprits, l’alliance du Liban avec la France à travers la personne du haut-Commissaire français sera soulignée. Mais si Henri Gouraud a bien été effectivement un personnage important pour le Liban, il l’a été en tant que serviteur de l’État, en tant que serviteur de la République française non en tant que Croisé. Il était d’ailleurs accompagné par toute une équipe, en particulier Albert Trabaud (1872-1935), gouverneur du Liban et de l’île de Rouad, Robert de Caix (1869-1970) secrétaire général du Haut-Commissariat, et bien d’autres comme le colonel Niéger qui ne fait pas mystère des tensions entre Français et chrétiens en juillet 1920. Suivons-le dans son rapport semestriel de juillet 1920 :
« A Beyrouth et au Liban […] Ce ne sont plus des protestations platoniques qu’adressent maintenant à l’autorité française les communautés chrétiennes par la voix de leurs représentants qualifiés ; ce sont des manières de menaces, presque des ultimatums. Elles lui mettent le marché en mains. Elles exigent des répressions impitoyables - faute de quoi elles verront à s’entendre avec l’adversaire, qui peut être aussi bien le “Roi” de Damas qu’une quelconque des nations représentées à la Conférence de la Paix […] ».
On est loin du conte de fée de l’entente franco-libanaise et de l’alliance spontanée d’une supposée catholicité internationale. Les travaux universitaires manquent encore pour circonscrire tous ces groupes, pour percevoir clairement les positions individuelles de chacun des Français à l’égard de la Syrie et du Liban, de leurs positions envers les chrétiens et musulmans. Tous n’étaient pas des « Libanistes » convaincus ; certains voulaient un Grand-Liban, d’autres une Grande-Syrie ; certains voulaient l’union des religions, d’autres leur séparation. Tous ces hommes ont cherché une formule idéale, sans la trouver généralement. Contrairement à une image fort répandue et fausse, les Français n’ont pas toujours trouvé que des amis au Liban. Ils se sont heurtés aux dirigeants du parti démocratique libanais (dirigé en 1922 par Ahmed Nemi Bey) et à la volonté des Libanais d’unir la ville de Beyrouth à la Montagne libanaise, pour se séparer ensuite de la Syrie.
Au regard de l’action menée par les Libanais – l’entourage de Mgr Hoyek (1843-1931) notamment, mais aussi des notables libanais tels que Ahmed Nemi Bey précédemment cité ou Daoud Amoun (1867-1922), alors président de la commission administrative, des publicistes comme Chékri Ghanem (1861-1929) – il paraît important de rappeler combien les Libanais eux-mêmes ont désiré ce territoire, l’ont exigé même à certains moments auprès du Haut-Commissariat et des autorités internationales à Paris et Versailles. En 1920, la naissance du Grand-Liban marque une étape importante par rapport au statut précédent du Moutassarifat (règlement organique du Mont-Liban, 1861) car elle consacre l’indépendance du pays, sans que celui-ci soit cependant souverain. Cependant, les principes qui feront l’identité du Liban sont ainsi définitivement forgés et consolidés : le Liban s’ancre dans le siècle comme un Etat tourné vers l’Occident, et en même temps, une tête de pont vers l’intérieur du monde arabe, dont le port - ce fameux port réduit en cendre par la récente explosion — a toujours été un carrefour, le cœur battant du pays. C’est pourquoi il est important aujourd’hui d’aller soutenir cet État et de participer au relèvement de la ville.
Publié le 28/08/2020
JULIE D’ANDURAIN
Julie d’Andurain, agrégée et docteur en histoire, est Professeur en histoire contemporaine, Université de Lorraine (Metz).
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