Monsieur le président, Monsieur le doyen,Mesdames et messieurs les conseillers, Nous sommes devant des faits, à bien des égards,glaçants: il s’agit du meurtre, d’une femme âgée et admirable, commis dans les pires conditions, “avec sauvagerie” dira un des témoins et avec la circonstance aggravante d’antisémitisme.Au-delà de l’immense et légitime émotion que cette affaire a suscitée, et que je partage, il me revient la lourde tâche, en tant qu’avocat général, de donner un avis, pour nourrir votre débat, un avis “dans l’intérêt de la loi et du bien commun” ,dit le code, sur la valeur des moyens soulevés par les parties civiles.Cette valeur s’analysera en droit, dans le respect de l’appréciation souveraine des juges du fond, puisqu’il ne peut s’agir ici de rejuger les faits ni, encore moins, de refaire l’instruction.
Je ne pourrais évoquer tous les moyens soulevés et je renvoie donc à mon avis écrit , comme c’est l’usage. Je me consacrerai quasi exclusivement à la question centrale qui est de déterminer les conséquences de la faute préalable (ici la consommation de cannabis) sur l’irresponsabilité pénale .Cette question est très complexe et j’essaierai de l’aborder avec beaucoup de circonspection.
Elle a donné lieu à de très nombreuses controverses, à beaucoup d’incompréhensions, d’approximations, voire de contresens, que je ne pourrais analyser ici et je renvoie, là encore, à mon avis écrit qui est d’une longueur inhabituelle puisqu’il fait 80 pages. Ce qui me parait essentiel au stade de cette audience, c’est de distinguer ce qui relève des certitudes et ce qui relève des questionnements.
Ce qui relève des certitudes, à mon avis, c’est que la décision de la cour d’appel de Paris est conforme au droit. C’est ce que je voudrais démontrer dans le premier temps de mon propos. Ce qui relève des questionnements, c’est de savoir s’il faut changer le droit et si c’est votre rôle de le faire.Ce sera l’objet du deuxième temps de mon propos.
1.Une décision conforme au droit positif
Démontrer pourquoi la décision qui vous est déférée est conforme à l’état du droit positif est d’autant plus nécessaire, ici, que cette décision a suscité en doctrine des analyses que je crois erronées et dans certains médias des critiques extrêmes et blessantes; d’aucuns ayant parlé de “jurisprudence Y...”, allant jusqu’à insinuer que la décision avait pu être prise en considération de la religion de la victime. Pour circonscrire exactement le débat, il faut rappeler, en premier lieu, que les sept experts qui sont intervenus ont été unanimes sur le diagnostic clinique : H...Z...a agi au moment des faits sous l’emprise d’une bouffée délirante aiguë.
Cette bouffée délirante aiguë a été définie par le docteur W...lui même comme caractérisée par “un délire persécutif polymorphe, à thématique mystique et démonopathique, marquée par le manichéisme, avec une extrême variabilité de l'humeur et des émotions, une agitation psychomotrice, un vécu d'angoisse paroxystique et de danger de mort, éprouvé et agi avec une adhésion totale”.
Autrement dit, il a, comme ses confrères, considéré que le délire avait envahi tout le champ de la conscience, lors de l’acte criminel. Ce diagnostic ne s’appuie nullement sur les seules déclarations de H...Z...qui a des bribes de souvenirs.
Il repose aussi :
-sur l’analyse clinique du processus d’entrée dans la crise délirante, dans les jours précédents le meurtre,
-sur les déclarations des témoins des faits ainsi que celles de la famille P...,
-sur les éléments enfin relatifs à la prise en charge psychiatrique en Unité pour malades difficiles de H...Z...depuis son interpellation.La chambre d’instruction a souverainement tenu ce diagnostic sur l’état mental au moment des faits pour acquis. Il existe, on le sait, des divergences importantes entre experts sur l’analyse médico-légale de l’abolition du discernement et du contrôle des actes, sur fond de réduction progressive, depuis les années 50, du champ des pathologies reconnues comme aliénantes,
Cependant la bouffée délirante aiguë est toujours considérée, quelle que soit l’école de psychiatrie, comme entraînant l’abolition du discernement Selon le docteur W..., elle fait partie du “noyau dur” de l’irresponsabilité pénale.De même, les experts se sont-ils accordés sur l’origine exotoxique de cette bouffée délirante, à savoir la consommation, massive et depuis de nombreuses années, de cannabis. Leur seule divergence à cet égard tient à l’association de cette bouffée délirante à une pathologie mentale.Pour le docteur W...il s’agit d’une bouffée délirante isolée. Pour un collège d’experts, cette bouffée est “inaugurale d'une psychose chronique, probablement schizophrénique", la consommation de cannabis, n'ayant fait “qu'aggraver le processus psychotique déjà amorcé”.
Pour l’autre collège, il serait encore trop tôt pour se prononcer.
La seule question que pose donc véritablement ce dossier est celle de déterminer les conséquences de cette faute préalable (la consommation de cannabis) sur l’irresponsabilité pénale . Au fondement du droit pénal moderne se trouve le principe selon lequel seuls les individus jouissant, au moment de la commission de l’acte, de leur libre arbitre, c’est à dire de leur capacité de vouloir et de comprendre, peuvent en être jugés responsables. Sans revenir sur les enjeux philosophiques de ce texte, on comprend aisément qu’il s’inscrit dans la logique de l’économie générale du droit pénal et de la nécessité de caractériser l’infraction dans son élément matériel et moral.
Ce principe vaut pour toute infraction mais avec une acuité particulière s’agissant des infractions dont l’élément moral est constitué non seulement d’un dol général,“la volonté de commettre un acte en ayant conscience de violer la loi pénale” mais aussi d’un dol spécial, comme en l’espèce, à savoir l’intention d’obtenir un résultat donné, c’est à dire la mort de la victime. Comment en effet, caractériser l’élément intentionnel de l’infraction en l’absence chez l’agent de toutes capacités volitives et cognitives ?
Le code pénal, dans sa version de 1810, comme dans sa version actuelle, énonce que l’état de démence ou d’abolition du discernement s’apprécie «au temps de l’action»ou «au moment des faits». Ce texte, depuis 1810, a toujours été interprété comme visant tout trouble mental ayant entraîné une disparition complète du libre arbitre, sans distinguer suivant l’origine du trouble, et sans donc exclure du champ de l’irresponsabilité pénale le trouble mental consécutif à une intoxication volontaire. Je sais que certains auteurs ne disent pas cela mais, comme je l’explique dans mon avis, leur analyse procède, à mon sens, d’une confusion avec un autre débat doctrinal, celui de la prise en compte ou pas, au titre des circonstances atténuantes ou des excuses légales, de la consommation de drogue ou d’alcool, lorsque cette consommation a seulement modifié le comportement mais sans abolir totalement le discernement. S’agissant de ces situations exceptionnelles, où la prise de toxiques a été à l’origine d’une abolition du discernement, la doctrine classique n’a jamais envisagé qu’elles puissent échapper à l’irresponsabilité pénale.
Le premier théoricien du droit pénal Faustin Hélie, dont le buste trône dans la salle de votre délibéré, distinguant ce qu’il appelle l’ivresse complète de l’ivresse incomplète, le disait avec force :“Quel jurisconsulte oserait déclarer coupable de meurtre, c’est-à-dire coupable d’homicide commis volontairement, un homme dans un état d’ivresse tel que celui que je suppose? Il y aura, si l’on veut négligence imprudence, imputabilité civile; mais où il n’y a pas eu l’intention de crime, volonté de tuer, volonté d’agir en connaissance de cause, il y aura impossibilité de déclarer l’accusé coupable.”En réalité ce n’est que depuis une date récente (fin des années 70 -début des années 80) qu’une partie de la doctrine a véritablement commencé à soutenir la thèse du maintien de la responsabilité pénale en cas d’abolition du discernement consécutive à une prise volontaire de toxique. Le professeur Léauté, un des premiers défenseurs de cette thèse, a clairement préconisé, à l’intention des rédacteurs du nouveau code pénal, une modification des textes pour prendre en compte la faute antérieure mais ces derniers ne l’ont pas suivi.
Quant aux autres auteurs, qui ne se sont pas situés ouvertement de lege ferenda, ils affirment que la cause exonérante de la responsabilité pénale ne peut pas être occasionnée par une faute de l'agent. Leur raisonnement procède d’une extrapolation à partir de jurisprudences anciennes, rares et de surcroît contestées, sur l’état de nécessité et la contrainte, qui à mon avis ne sont pas transposables, s’agissant de causes d’irresponsabilité de nature différente, extérieures à la personne. Elles n’ont en tous cas jamais été transposées à l’irresponsabilité pour abolition du discernement.
La jurisprudence de la Cour de cassation n’a en effet jamais énoncé que la faute antérieure était exclusive de l’irresponsabilité pénale pour cause d’abolition du discernement, elle n’a même pas validé, implicitement, des décisions des juges du fond en ce sens, en considérant que leur appréciation était souveraine. Je ne peux ici revenir sur le détail de l’analyse que je propose des arrêts cités, au soutien de la thèse inverse, et je renvoie à mon écrit.Je ferai juste quelques observations :-un grand nombre de ces arrêts ne sont d’aucune utilité car ils ne permettent pas de savoir si l’absorption de toxiques avait entraîné un état d’abolition totale du discernement, notamment en l’absence d’expertise;-dans d’autres arrêts, les juridictions du fond avaient souverainement apprécié, contre les experts, que l’auteur alcoolisé n’avait pas eu son discernement aboli car son comportement établissait l’existence d’un reste de conscience ou que son état mental n’était pas la cause exclusive de la commission de l’infraction;-enfin dans l’affaire dite RO..., la chambre n’a fait que confirmer une chambre de l’instruction qui a déclaré irresponsable l’individu schizophrène qui avait agi sous l’influence directe et exclusive de troubles délirants consécutifs à la prise de cannabis.Quant à la jurisprudence des juges du fond, plus difficile à appréhender, je n’ai trouvé que la décision du tribunal correctionnel de Nevers du 30 janvier 1976, allant dans le sens de l’exclusion de l’irresponsabilité pénale encas de consommation d’alcool. Le tribunal correctionnel dans cette décision a refusé de suivre les experts qui avait conclu à une abolition du discernement consécutif à une ivresse excitomotrice. Le jugement énonce, je cite, “que la jurisprudence dominante” est en ce sens dans une phrase de motivation que l’on retrouve depuis lors, in extenso, dans de nombreux ouvrages et dans les rapports parlementaires sur la loi de 2007.
On conviendra toutefois qu’une décision unique, d’un tribunal correctionnel, peut difficilement faire une jurisprudence dominante. Ainsi il ne parait pas raisonnable de soutenir que l’arrêt de la chambre de l’instruction, en ce qu’il n’a pas retenu que l’acte volontaire de consommation de stupéfiants constitue un comportement fautif qui exclut l’irresponsabilité, n’est pas conforme au droit positif.
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De même, l’arrêt en ce qu’il a retenu la circonstance aggravante d’antisémitisme ne me parait pas critiquable en droit. ll n’a fait, ce faisant, qu’appliquer les nouvelles dispositions issues de la loi de 2008, qui imposent à la chambre de l'instruction de dire s’il existe des charges suffisantes contre la personne déclarée pénalement irresponsable.Il s’agit en quelque sorte pour la juridiction de déterminer, au vu de l’ensemble des éléments du dossier, comment auraient pu être qualifiés les faits s’ils avaient été commis par un agent dont le discernement n’avait pas été aboli.
Pour caractériser la circonstance aggravante liée au mobile raciste, le texte d’incrimination prévoit que des éléments matériels objectifs, qu’il énumère, peuvent être retenus . La chambre de l’instruction, pour retenir la circonstance aggravante d’antisémitisme, s’est appuyée, conformément à ce texte, sur les “propos” qui ont accompagné le crime, et qui montrent l’association effectuée par H...Z...entre une personne de confession juive et le démon, cette association selon les experts ayant joué un rôle déclencheur dans le déchaînement de violence contre celle-ci. Le législateur a voulu, pour la victime, que celui qui a été déclaré pénalement irresponsable soit reconnu comme étant l'auteur des faits, mais aussi, que ces faits soient qualifiés pénalement, c'est-à-dire reconnus comme établis, dans toutes leurs dimensions, et de manière publique. Selon l’appréciation souveraine des juges du fond, l’enquête n’a pas démontré que H...Z...était radicalisé, ni même qu’il était antisémite.Mais, explique le docteur W...: “Les délires s'abreuvent de l'actualité et de l'ambiance sociétale. Dans le bouleversement délirant, le simple préjugé ou la représentation banale partagée se sont transformés en conviction absolue.”. A l’heure de la montée en France, dans certains quartiers, de l’antisémitisme, il me parait important pour la cohésion sociale et conforme aux intentions du législateur que la justice ait pu nommer ce crime, qui, pour reprendre une expression du docteur W..., est un crime à la fois “délirant et antisémite.”
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Enfin, cette décision est conforme au droit, en ce qu’il appartient à la chambre de l’instruction au terme de la loi de 2008 de statuer elle-même sur la responsabilité pénale et que la loi ne prévoit pas qu’en cas de doutes ou de divergences entre experts elle doive renvoyer la décision à la cour d’assises. Et je rappelle que, depuis cette loi, la juridiction collégiale statue à l’issue d’une véritable audience contradictoire et publique. Au cours de cette audience, les droits des parties civiles sont parfaitement reconnus : elles sont entendues, si elles font le choix d’être présentes à l’audience, leurs avocats non seulement font valoir leurs observations mais peuvent poser des questions aux experts, qui sont systématiquement entendus et aux témoins, que le cas échéant elles peuvent d’ailleurs faire citer.
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Dire que la décision est conforme au droit positif, qu’elle est correctement motivée, qu’elle ne viole pas la loi, ni ne manque de base légale, n’est pas épuiser le débat. Il reste la possibilité de casser cette décision en énonçant un principe nouveau d'exclusion systématique de l'irresponsabilité pénale en cas d’abolition du discernement provoquée par une prise volontaire de toxiques, que je souhaite examiner maintenant.
2. Peut-on et dans quelle limite modifier le droit ?
Il est possible d’estimer que le droit actuel est insatisfaisant.Au-delà de la famille, dont la douleur est incommensurable, l’application de la loi dans cette affaire a suscité une très forte incompréhension d’une partie du corps social.Face à l’opposition à la décision fondée sur la sécurité, on peut avancer des arguments de raison : outre qu’il est absolument exceptionnel que la prise de cannabis entraîne un état mental constitutif d’une abolition du discernement, la réponse à la dangerosité, manifestée par cet usage de drogue, est d’ordre médical : elle passe par l’enfermement, c’est à dire l’hospitalisation d’office sous contrainte, en soins psychiatriques, dont la levée est très rigoureusement encadrée depuis la loi du 27 sept 2013.Mais, face à l’opposition à la décision fondée sur le sentiment légitime d’impunité, qui renvoie à la fonction rétributive du droit pénal, que répondre ? L’application de la loi entraîne bien ici une impunité totale alors qu’il y a eu incontestablement une faute, la consommation de cannabis dont les conséquences, même non voulues et non anticipées, ont abouti à la mort de Madame X....C’est la raison pour laquelle j’ai suggéré, à titre subsidiaire, une cassation pour que les faits puissent être envisagés, au moins, sous la qualification d’homicide involontaire . En matière de délit non intentionnel en effet la capacité de discernement s’apprécie au moment de la commission de la faute d’imprudence, soit de la consommation de cannabis. Mais cette qualification n’est, on le comprend aussi,pas adaptée, quand il faudrait certainement une infraction spécifique pour sanctionner l’agent qui a commis un crime ou un délit sous l’emprise d’un trouble mental d’origine exotoxique ayant aboli son discernement, comme cela existe dans certaines législations étrangères. Il apparaît donc que le droit positif ne permet pas d’apporter à cette situation factuelle une réponse pénale adaptée.Ce constat autorise-t-il à s’écarter du principe de légalité criminelle et de son corollaire celui de l’interprétation stricte de la loi pénale ? Autrement dit, est-il suffisant pour justifier que vous énonciez une nouvelle interprétation de l’article 122-1, contraire à sa lettre, à son esprit, et, j’ajouterais, à deux siècles de jurisprudence ? Il me semble que nonpour les raisons que je vais exposer maintenant :En premier lieu,il n’existe aucune disposition supra-législative, conventionnelle ou constitutionnelle sur laquelle vous pourriez vous appuyer pour poser un nouveau principe.En deuxième lieu,je ne crois pas qu’il y ait, comme certains le soutiennent, de contradictions telles entre l’article 122-1 et d’autres dispositions législatives, qui ne pourraient être résolues que par une nouvelle interprétation de cet article.
La loi de 2007, qui a érigé en circonstance aggravante la commission de certaines infractions intentionnelles sous l’empire des stupéfiants ou de l’alcool, est à cet égard souvent invoquée. Mais, d’une part, l’intention du législateur, comme cela ressort de l’ examen attentif des débats parlementaires, n’a pas été de modifier par ricochet l’article 122-1, puisqu’il s’agissait surtout de clore le débat, que j’évoquais antérieurement, et d’affirmer que la consommation d’alcool et de drogue ne pouvait constituer une circonstance atténuante mais devait au contraire être érigée en circonstance aggravante . D’autre part, la question de l’abolition du discernement intervient au niveau de l’appréciation de l’imputabilité et non de la culpabilité.
Or, la circonstance aggravante est conçue, pour, dans un deuxième temps, venir aggraver le quantum de la peine encourue.
Par définition, en cas d’irresponsabilité pénale la question de la peine ne se pose pas.
L’articulation entre les deux textes est peut être plus complexe s’agissant de l’altération du discernement, mais, de cela, vous n’êtes pas saisis.
On pourrait, en tout état de cause, dire que la peine encourue est alors aggravée par la circonstance de l’usage de stupéfiants et le cas échéant réduite ensuite du tiers, par application du deuxième alinéa de l’article 122-1 du code pénal si les magistrats n’écartent pas, par décision spécialement motivée, l’application de cet alinéa.
L’articulation de ces textes se comprend plus aisément si on prend en compte qu’ils régissent des situations différentes, qui tiennent aux différences de degré et de nature des effets cliniques de l’absorption de substances toxiques, qui dépendent des quantités absorbés mais aussi du sujet:
On peut distinguer, s’agissant de l’alcool:
-des effets euphorisant,excitants , désinhibiteurs qui sont très courants,
-ensuite des altérations profondes du discernement qui sont beaucoup plus rares,
-enfin des abolitions totales du discernement qui sont tout fait exceptionnelles.Il en va de même du cannabis puisque la prévalence des épisodes psychotiques aigus induits par cette substance est extrêmement faible et, de surcroît, véritablement documentée sur le plan scientifique, que depuis les années 1970.
En troisième lieu,nous pourrions soutenir qu’il existe un motif d’intérêt supérieur à faire œuvre prétorienne, en s’écartant du principe de légalité criminelle.
Mais une telle démarche ne me parait justifiable qu’à certaines conditions, qui, ici, ne me paraissent pas remplies.
La première de celles-ci consisterait en l’existence d’un certain consensus juridique, politique et sociétal, à la fois sur le plan national et en considération des législations des autres pays, qui rendrait en quelque sorte cette évolution incontournable.
Or, s’il s’agit de poser unerègle automatique d’exclusion de l’irresponsabilité pénale en cas de prise volontaire de toxiques, un tel consensus n’existe pas. Il n’y a pas même de mouvement majoritaire en ce sens qui se dessinerait avec évidence. S’agissant du droit comparé, la question, qu’elle soit spécialement traitée par le législateur ou pas, est résolue de manière très différente suivant les Etats.
Je renvoie ici à mon avis écrit. Il en va de même s’agissant de la doctrine qui a commenté cet arrêt qui est loin d’être unanime et je renvoie ici à sa relation très précise par Monsieur le conseiller Guéry dans son rapport.
Et j’ajouterai que, d’une manière générale, l’opinion publique et la société civile sur le sujet sont divisées. La seconde condition pourrait consister en la nécessité de pallier par la jurisprudence un vide juridique que le législateur n’envisagerait pas de combler. Mais tel n’est pas du tout le cas ici.
Deux propositions de loi ont déjà été déposées visant à modifier l’article 122-1 pour en écarter l’application en cas d’intoxication volontaire. Surtout, la garde des Sceaux a installé en juin 2020 une mission, composée de praticiens du droit et de médecins psychiatres, confiée à deux anciens présidents de la commission des lois, chargée de réfléchir notamment à ce sujet précis de l'impact de l'absorption de substances sur la responsabilité pénale et de faire toutes propositions utiles de modification de la loi. La mission a remis son rapport la semaine dernière au garde des sceaux, mais il n’a pas encore été rendu public.
En réalité, la question qui vous est posée relève d’un choix politique et non d’une analyse juridique. Il s’agit d’un choix qui par nature ressortit à la compétence des parlementaires mais qui, de plus, s’avère très complexe. Il suppose de procéder à de nombreuse consultations, il doit s’appuyer sur des analyses médicales notamment sur la toxicomanie et sa co-morbidité avec les pathologie psychiatriques, sur des données, épidémiologiques, criminologiques et sociologiques, sur la connaissance du droit et des pratiques étrangères et sur une étude d’impact.
Cette expertise approfondie est en cours par les pouvoirs publics et nous ne disposons pas encore de ses résultats.
Ce contexte doit,me semble-t-il, inviter à la prudence: il serait paradoxal que la chambre adopte un nouveau principe, à portée générale, d’exclusion de l’irresponsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques, sans avoir tous ces éléments d’analyse et à l’heure où précisément la représentation nationale s’est emparée du sujet, au risque d’aller, ce faisant, dans un sens qui ne sera, in fine, peut être pas celui du législateur.
Et ce serait d’autant plus paradoxal que cette création prétorienne ne pourrait avoir pour effet, à mon sens, de permettre un renvoi en cour d’assises de H...Z....
Ce revirement jurisprudentiel -car c’en serait un, comme je crois l’avoir démontré -n’aurait en effet pas le degré de prévisibilité requis pour vous permettre de l’appliquer de manière rétroactive.
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Pour autant, des évolutions paraissent possibles parce qu’elles resteraient dans la limite de votre office .J’en vois deux : En premier lieu, vous pourriez énoncer que demeure pénalement responsable l’auteur qui a agi sous l’emprise de substances toxiques ayant aboli son discernement, lorsqu’il a consommé ces produits après avoir forgé son projet criminel, “pour se donner du courage”, c’est-à-dire se mettre dans un état psychique qui favorisera son passage à l’acte.
On pense ici aux terroristes notamment.Cette exception à l’application de l’article 122-1 parait s’imposer avec évidence : elle fait l’unanimité de la doctrine et ce depuis l’origine puisqu’elle était déjà énoncée par la théorie classique du droit pénal , elle figure dans de nombreux droits étrangers et enfin elle ne bafoue pas de manière frontale le principe selon lequel il ne peut y avoir crime ou délit sans intention de le commettre, puisque l’appréciation de l’existence de l’élément moral est seulement décalée par rapport au temps de l’action et anticipée.On peut soutenir que l’agent qui a forgé son projet criminel et s’est intoxiqué pour en faciliter la commission est, à ce moment-là, entré en phase d’exécution.
En second lieu, vous pourriez poser une autre exception, lorsque l’agent consomme des produits toxiques alors qu’il a conscience que cette consommation est susceptible de le placer dans un état d’abolition de conscience qui pourra le conduire à un passage à l’acte criminel. Dans ce cas, à défaut d’avoir voulu commettre le crime, l’agent n’en a, à tout le moins, pas exclu la commission puisqu’il s’est intentionnellement mis dans un état dont il savait qu’il pouvait le conduire à le commettre.
La théorie dite de “l’action libre dans la cause”, telle qu’elle est consacrée par certaines législations étrangères, notamment espagnole, suppose que l’agent a eu l’intention à la fois de s’intoxiquer et de commettre -réellement ou éventuellement -l’infraction de sorte qu’il faut pouvoir établir que l’agent connaissait au préalable la possibilité du lien causal entre l’infraction et l’intoxication.
La preuve de cette connaissance est d’autant plus importante qu’elle a vocation à se substituer à l’appréciation de l’élément moral de l’infraction intentionnelle. Cette seconde exception est moins évidente que la première mais, ainsi limitée, elle parait correspondre à une certaine tendance des juridictions du fond.
Outre la présente décision qui l’illustre -nous y reviendrons -elle est présente, par exemple, dans la motivation de la chambre de l’instruction dans l’affaire RO...que vous avez confirmée, et qui relève que la consommation de stupéfiant à l’origine de l’état délirant l’a été sans conscience des conséquences possibles de cet usage. Elle l’est même dans une certaine mesure dans la décision du tribunal correctionnel de Nevers évoquée préalablement.
Surtout, elle est, de fait, prise en compte par un des courants importants de la pratique expertale, comme en atteste la lecture des trois thèses de médecine récentes sur le sujet dont je fais état dans mon avis et cela même si cette pratique demeure très divisée. Ainsi de nombreux experts pour évaluer s’il y a abolition du discernement recherchent déjà la perception qu’avait le sujet de l’effet des toxiques sur lui.
C’est au demeurant ce qu’a préconisé de faire le Président de la Fédération Française de Psychiatrie devant la commission instituée par la ministre , dans une audition dont il a publié le texte sur internet. Cadrer le droit de l’irresponsabilité pénale, en énonçant ces deux règles serait de nature :
-à clarifier un débat doctrinal dont on a vu combien il était erratique,
-à unifier la jurisprudence pour garantir une égalité de traitement des victimes et auteurs, tout en conservant sur ces questions très complexes, et qui supposent des analyses au cas par cas, une grande marge d’appréciation aux juges,
-à favoriser ensuite une définition claire du rôle de l’expert et de celui du juge: le rôle de l’expert serait limité au diagnostic clinique ( qui porte sur l’état mental au moment des faits) et à l’analyse médicolégale ( c’est à dire l’analyse du lien entre le trouble mental et les faits).
En cas d’abolition du discernement d’origine exotoxique au moment des faits, une question spécifique pourrait être posée à l’expert sur le point de savoir si l’agent compte tenu, le cas échéant, de sa pathologie mentale associée, de sa personnalité et de son expérience vécue avait conscience que cette intoxication était susceptible de provoquer l'abolition de son discernement et un passage à l’acte criminel. La question -juridique-de la responsabilité pénale reviendrait ensuite aux seuls juges.
Si vous deviez énoncer ces deux principes, force est de constater que l’arrêt n’y aurait pas dérogé :
-S’agissant du premier, la chambre de l’instruction a souverainement constaté, que H...Z...n’était pas radicalisé et qu “Aucun élément du dossier n'indique que cet homicide volontaire ait été prémédité par H...Z...et qu'il se soit rendu dans l'appartement de Madame X...avec l'intention de la tuer”.
-S’agissant du second principe, elle a souverainement constaté “qu’aucun élément du dossier d’information n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle bouffée délirante » .
Elle a ainsi jugé, après avoir pris en compte notamment les éléments précis des expertises en ce sens, qui sont sur ce point concordantes comme je l’analyse dans mon avis. Les experts ont notamment relevé que, du fait des troubles psychiques qui étaient les siens et de sa consommation massive et ancienne, il s’intoxiquait à des fins exclusivement anxiolytiques.
Le docteur W...ne soutient pas que H...Z...recherchait des effets psychotiques aigus en consommant du cannabis et il déduit la responsabilité pénale de celui-ci du seul fait qu’il consommait de manière volontaire une substance interdite. La motivation de la chambre de l’instruction est assez lapidaire, mais il est hautement probable que l’appréciation d’une juridiction de renvoi serait identique, pour les raisons que je viens d’évoquer.
Il n’en irait différemment que si vous posiez un principe général d’exclusion de l’irresponsabilité pénale en cas de trouble mental d’origine exotoxique et c’est un pas qui, à mon sens, ne peut être franchi sans outrepasser votre office. Seul le législateur pourrait franchir un tel pas.C’est la raison pour laquelle dans cette affaire je conclus principalement au rejet du pourvoi