Votre accueil bienveillant me touche plus que je ne saurais dire ; mais la solennité de cette tribune me trouble un peu. J’avais accepté de parler ce soir devant vous, à la condition que notre entretien ne serait qu’un simple échange de réflexions sans nul artifice oratoire. Cet appareil de sténographie m’intimide ; car, ce que je voulais, c’était simplement de penser en quelque sorte tout haut devant vous sur un des sujets vers lesquels mes recherches se portent le plus souvent depuis quelque temps. Je réclame votre indulgence pour un exposé qui ne devait être, dans ma pensée, qu’une simple conversation et que votre empressement à venir y assister transforme en conférence. Le sujet parle de lui-même et me soutiendra.
Je voudrais échanger quelques idées avec vous sur la distinction que, selon moi, il importe de faire entre la question religieuse et la question ethnographique en ce qui concerne le judaïsme.
Que le judaïsme soit une religion et une grande religion, cela est clair comme le jour. Mais on va d’ordinaire plus loin. On considère le judaïsme comme un fait de race, on dit : « la race juive » ; on suppose, en un mot, que le peuple juif, qui, à l’origine, créa cette religion, l’a toujours gardée pour lui seul. On voit bien que le christianisme s’en est détaché à une certaine époque ; mais on se laisse aller volontiers à croire que ce petit peuple créateur est resté toujours identique à lui-même, si bien qu’un juif de religion serait toujours un juif de sang. Jusqu’à quel point cela est-il vrai ? Dans quelle mesure ne convient-il pas de modifier une telle conception ? Nous allons l’examiner. Mais auparavant permettez-moi de poser bien nettement la question au moyen d’une comparaison.
Il y a dans le monde, à Bombay, une petite religion qui est celle des parsis, l’ancienne religion de la Perse. Dans ce cas, la question est bien claire. Le parsisme est une religion qui a été nationale à l’origine et qui est gardée par une race évidemment plus ou moins homogène ; je ne crois pas qu’il y ait jamais eu, en effet, beaucoup de conversions au parsisme. Voilà donc un fait religieux exactement connexe à un fait de race.
Prenons, au contraire, le protestantisme dans les pays où il est en minorité, comme en France. Ici la situation est inverse, il n’y a pas de fait ethnographique. Pourquoi un homme est-il protestant ? Parce que ses ancêtres l’ont été. Pourquoi ses ancêtres l’ont-ils été ? Parce qu’au XVIe siècle, ils se sont trouvés dans une disposition intellectuelle et morale qui les a amenés à adopter la réforme du christianisme. L’ethnographie n’a que faire en pareil cas, et c’est vainement qu’on viendrait dire que ceux qui se sont faits protestants au XVIe siècle avaient bien pour cela quelque raison de race. Ce serait là une subtilité, ou du moins une considération d’un autre ordre que celles dont nous nous occupons en ce moment.
Dans le parsisme, au contraire, il y a certainement un fait ethnographique ; car, je le répète, il y a très peu d’esprit de prosélytisme dans cette petite société religieuse parquée à Bombay.
Eh bien, quelle est la situation du judaïsme ? Est-ce quelque chose d’analogue au protestantisme, ou bien est-ce une religion ethnographique comme le parsisme ? Voilà le point sur lequel je voudrais que nous réfléchissions ensemble aujourd’hui.
Il y a un principe fondamental qui ne m’arrêtera pas longtemps, messieurs. Je parle devant des personnes au courant de la science, et le principe dont il s’agit est en quelque sorte l’a b c de la science des religions : c’est la distinction des religions nationales ou locales et des religions universelles.
De religions universelles, il n’y en a que trois. C’est d’abord le bouddhisme ou, pour mieux dire, l’hindouisme ; car nous voyons très bien maintenant qu’avant la propagande bouddhiste, il y eut une propagande hindoue. Les anciens monuments de l’Indo-Chine ne sont pas bouddhistes, ils sont brahmanistes, et le bouddhisme n’est venu là que plus tard ; mais c’est surtout sous la forme bouddhiste, nous le reconnaissons, que la religion hindoue a été conquérante. La seconde des religions universelles est le christianisme, et la troisième l’islamisme. Ce sont là trois grands faits qui n’ont rien d’ethnographique ; il y a des bouddhistes, des chrétiens et des musulmans de toutes les races. Nous savons au moins par à peu près la date de l’apparition dans le monde de ces trois religions. Le bouddhisme remonte à quatre ou cinq cents ans avant Jésus-Christ ; ses grandes conquêtes viennent plus tard. Quant au christianisme, à l’islamisme, nul doute sur l’époque de leur formation.
Mais, en dehors de ces religions universelles, il y a eu des milliers de religions locales et nationales. Athènes a eu sa religion, Sparte a eu sa religion, toutes les nations de l’antiquité avaient leur religion. Les lieux, dans le monde ancien, avaient aussi leur religion. C’est ici une des idées les plus enracinées de l’antiquité. Au IIe siècle, au IIIe siècle de notre ère, l’éternel raisonnement de Celse et des adversaires du christianisme est que les pays ont des dieux qui les protègent, qui s’intéressent à leurs destinées.
Celle vieille idée est exprimée de la manière la plus naïve dans un récit du second livre des Rois, relatif à la situation où se trouvèrent les Cuthéens qui avaient été amenés par les Assyriens en Samarie. Il leur arrive des mésaventures. Ils sont attaqués par des lions, qu’ils regardent comme des émissaires du dieu du pays, mécontent de ce qu’il n’est pas adoré à sa manière, et ils envoient au gouvernement assyrien une pétition se résumant à peu près en ceci : « Le dieu du pays nous en veut de ce qu’il n’est pas servi comme il voudrait l’être ; envoyez-nous des prêtres qui sachent comment nous pourrions le satisfaire. » Voilà donc une idée tout autre assurément que celle du christianisme et que celle du bouddhisme. Le dieu, en ce cas, est essentiellement local et national.
Toutes les religions nationales ont péri. L’humanité a voulu de plus en plus des religions universelles, expliquant à l’homme ses devoirs généraux et ayant la prétention d’apprendre à l’humanité le secret de ses destinées. Les religions nationales avaient un programme plus limité : c’était le patriotisme, doublé de cette idée que chaque pays a un génie qui veille sur lui et qui demande à être servi d’une certaine manière. Cette théologie étroite a complètement disparu. Elle a disparu devant l’idée chrétienne, l’idée bouddhique et l’idée musulmane. Cela a été un immense progrès. Je ne vois guère, dans l’histoire des nations civilisées, que deux exemples d’anciennes religions nationales qui aient survécu : c’est d’abord le parsisme (et encore il faut dire que, pour ses sectateurs, le parsisme présente, à beaucoup d’égards, une physionomie universelle), — puis le judaïsme, qui, d’après une certaine conception, serait la religion d’un pays, le pays d’Israël ou le pays de Juda, conservée par les descendants des habitants de ce pays.
Eh bien, je le répète, cela demande à être examiné d’excessivement près. Que la religion israélite, que le judaïsme ait été à l’origine une religion nationale, cela est absolument hors de doute. C’est la religion des Beni-Israël, laquelle, pendant des siècles, n’a pas été essentiellement différente de celle des peuples voisins, des Moabites, par exemple. Iahveh, le dieu israélite, protège Israël, comme Chamos, le dieu moabite, protège Moab. Nous savons maintenant fort bien quelle était la manière de sentir en religion d’un Moabite, depuis la découverte de cette inscription du roi Méscha qui est au Louvre, et dans laquelle ce roi du IXe siècle avant Jésus-Christ nous fait en quelque sorte ses confidences religieuses. Je crois bien que les idées de David étaient à peu près les mêmes. Il y a une association intime entre Méscha et son dieu Chamos : Chamos intervient dans toutes les circonstances de la vie du roi, lui donne des ordres, des conseils ; toutes les victoires, c’est Chamos qui les remporte ; le roi lui fait de beaux sacrifices et traîne devant lui la vaisselle sacrée des dieux vaincus. Il rémunère le dieu en proportion de ce que le dieu lui a donné ; c’est la religion du prêté-rendu. La religion d’Israël, elle aussi, a sans doute été bien longtemps une religion égoïste, intéressée, la religion d’un dieu particulier, Iahveh.
Qu’est-ce qui a fait que ce culte de Iahveh est devenu la religion universelle du monde civilisé ? Ce sont les prophètes, vers le VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Voilà la gloire propre d’Israël. Nous n’avons pas la preuve que, chez les peuples voisins et plus ou moins congénères des Israélites, chez les Phéniciens par exemple, il y ait eu des prophètes. Il y avait sans doute des nabis, que l’on consultait lorsqu’on avait perdu son âne ou que l’on voulait savoir un secret. C’étaient des sorciers. Mais les nabis d’Israël sont tout autre chose. Ils ont été les créateurs de la religion pure. Nous voyons, vers le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, apparaître ces hommes, dont Isaïe est le plus illustre, qui ne sont pas du tout des prêtres et qui viennent dire : « Les sacrifices sont inutiles ; Dieu n’y prend aucun plaisir. Comment pouvez-vous avoir une idée assez basse de la Divinité pour ne pas comprendre que ces mauvaises odeurs de graisse brûlée lui font mal au cœur ? Soyez justes ; adorez Dieu avec des mains pures ; voilà le culte qu’il réclame de vous. » Je ne crois pas que, du temps du roi Méscha ou du roi David, on ait beaucoup fait ce raisonnement. Dans ce temps-là, la religion n’est qu’un échange de bons services et d’hommages entre le dieu et son serviteur ; au contraire, les prophètes proclament que le vrai serviteur de Iahveh, c’est celui qui fait le bien. La religion devient de la sorte quelque chose de moral, d’universel ; elle se pénètre de l’idée de justice, et c’est pour cela que ces prophètes d’Israël sont les tribuns les plus exaltés qu’il y ait jamais eu, tribuns d’autant plus âpres qu’ils n’ont pas la conception d’une vie future pour se consoler, et que c’est ici-bas, d’après eux, que la justice doit régner.
Voilà une apparition unique dans le monde, celle de la religion pure. Vous voyez, en effet, qu’une pareille religion n’a rien de national. Quand on adore un Dieu qui a fait le ciel et la terre, qui aime le bien et punit le mal (ceci était assez difficile à prouver sans les idées d’outre-tombe ; mais enfin on s’en tirait comme on pouvait) ; quand on proclame une telle religion, on n’est plus dans les limites d’une nationalité, on est en pleine conscience humaine, au sens le plus large. Aussi ces grands créateurs tirent-ils parfaitement les conséquences de leur doctrine, conséquences dont la dernière aurait été certainement de supprimer les sacrifices et le temple. Ils y seraient arrivés ; que dis-je ! Ils y sont arrivés ; les fondateurs du christianisme sont les derniers représentants de l’esprit prophétique ; or le christianisme proclame que les sacrifices sont un fait absolument archaïque et qui ne doit plus exister dans la religion selon l’esprit.
Quant au temple, on accusa le fondateur du christianisme d’avoir parlé contre lui ; l’a-t-il fait réellement ? Nous ne le saurons jamais. Mais, en tout cas, un événement est survenu qui a tranché la question : c’est la destruction du temple par les Romains. Cette destruction a été un immense bonheur, parce qu’il est douteux que le christianisme eût réussi à se détacher complètement du temple, si le temple eût subsisté.
Je le répète, le premier fondateur du christianisme, c’est Isaïe, vers l’an 725 avant Jésus-Christ. En introduisant dans le monde israélite l’idée d’une religion morale, l’idée de la justice et de la valeur secondaire des sacrifices, Isaïe a précédé Jésus de sept siècles. A l’idée de la religion pure se joint, chez les prophètes, la conception d’une espèce d’âge d’or, qui apparaît déjà dans l’avenir. L’idée fondamentale d’Israël, c’est l’annonce d’un avenir brillant pour l’humanité, d’un état où la justice régnera sur la terre, où les cultes inférieurs, grossiers, idolâtriques, disparaîtront. Cela se trouve dans les parties authentiques d’Isaïe. Vous savez qu’il y a une analyse délicate à faire dans les œuvres de ce prophète. La dernière partie du livre qu’on lui attribue est postérieure à la captivité ; mais les chapitres que j’ai en vue, les chapitres VI, XIX, XXIII, XXXII, par exemple, sont indubitablement d’Isaïe lui-même ; or c’est là qu’on insiste le plus sur la conversion des païens de l’Égypte, de Tyr, de l’Assyrie.
Ainsi l’idolâtrie disparaîtra du monde, elle disparaîtra par le fait du peuple juif ; le peuple juif sera alors comme « une bannière » que les peuples verront à l’horizon et autour de laquelle ils viendront se rallier. L’idéal messianique ou sibyllin est donc arrêté bien avant la captivité de Babylone. Israël rêve un avenir de bonheur pour l’humanité, un royaume parfait dont la capitale sera Jérusalem, où tous les peuples viendront rendre hommage à l’Éternel. Il est clair qu’une pareille religion n’est pas nationale. Il y a au fond de tout cela une part d’orgueil national, sans contredit : quelle est l’œuvre historique où un tel fond ne se retrouve pas ? Mais l’idée, vous le voyez, est universelle au premier chef, et, de là à la propagande, à la prédication, il n’y avait qu’un pas. Le monde, à cette époque, ne se prêtait pas à une grande propagande comme fut plus tard l’apostolat chrétien. Les missions de saint Paul, les relations des Églises entre elles n’étaient possibles qu’avec l’empire romain. Mais l’idée d’une religion universelle n’en est pas moins parfaitement née dans le sein du vieil Israël. Elle se manifeste bien plus énergiquement encore dans les écrits de la captivité. Le siècle qui suivit la destruction de Jérusalem fut pour le génie juif une époque de merveilleux épanouissement. Rappelez-vous les beaux chapitres qu’on a mis à la suite du livre d’Isaïe : « Lève-toi, resplendis, Jérusalem ; car la lumière de l’Éternel va se lever sur toi ! » Rappelez-vous encore l’image de Zacharie. « Il arrivera un jour où dix hommes de toutes les langues s’attacheront aux pans de la robe d’un juif et lui diront : « Mène-nous à Jérusalem ; c’est là qu’on fait les vrais sacrifices, les seuls qu’agrée l’Éternel ». La lumière émanera donc du peuple juif, et cette lumière remplira le monde entier. Une telle idée n’a rien d’ethnographique ; elle est universelle au plus haut degré, et le peuple qui la proclame est évidemment appelé à une destinée qui dépassera de beaucoup les bornes d'un rôle national déterminé.
Qu'arriva-t-il, au point de vue de la race, pendant la captivité et surtout pendant cette longue période de la domination perse, depuis l'an 530 environ avant Jésus-Christ jusqu'à Alexandre ? Nous ne le savons pas. Y eut-il, à cette époque, en Israël, beaucoup de mélanges ethniques ? Il serait téméraire de l'affirmer ; mais, d'un autre côté, on ne peut s'empêcher d'en reconnaître la possibilité. La haie qui entourait Israël dut, pendant ce temps de désorganisation, subir plus d'une brèche. Je ne vois guère qu'un fait qu'on puisse rattacher à cet ordre d'idées : c'est la profonde aversion que les réformateurs Néhémie et Esdras manifestent pour les mariages mixtes. C'est chez eux une idée fixe. Il est probable que, dans les bandes de juifs qui revenaient de l'Orient, il y avait plus d'hommes que de femmes ; ce qui obligea les émigrants à prendre des femmes dans les tribus voisines. Ces unions sont prohibées au point de vue religieux ; mais c'est précisément parce qu'elles sont sévèrement interdites qu'il est probable qu'elles avaient lieu sur une très grande échelle.
Un fait qui a aussi son importance, est ce que l'on raconte du royaume de Samarie, lequel, depuis sa destruction par les Assyriens, aurait été, nous dit-on, peuplé par des étrangers. Il y a là probablement quelque exagération. Le pays, d'après les récits des livres des Rois, aurait été un désert, ce qui n'est pas probable. Il n'est guère douteux cependant que les colons amenés par les Assyriens n’aient introduit dans la masse israélite beaucoup d’éléments qui n’avaient rien de commun avec elle.
Arrivons à l’époque grecque et romaine. C’est le moment où le prosélytisme juif arrive à la plus complète expansion ; c’est le moment aussi où l’ethnographie du peuple juif, jusque-là renfermée dans des limites assez resserrées, s’élargit tout à fait et admet une foule d’éléments étrangers. Je parle à des personnes trop instruites pour qu’il me soit nécessaire d’insister sur les détails. Tout le monde sait combien fut active cette propagande juive, durant l’époque grecque, à Antioche et à Alexandrie.
En ce qui concerne Antioche, je voudrais appeler votre attention sur un passage de Josèphe qui m’a toujours paru fort curieux. C’est dans la Guerre des Juifs, livre VIIe, chapitre III, paragraphe 3. Josèphe parle de la prospérité extraordinaire de la juiverie d’Antioche, et il dit (je vous traduis littéralement ses paroles) :
« Ayant amené à leur culte un grand nombre d’Hellènes, ils en firent une partie de leur communauté. »
Il ne s’agit donc pas ici seulement d’hommes menant la vie juive, comme cela eut lieu à Rome plus tard, de prosélytes incirconcis ; non, ce sont des Hellènes en grand nombre (πολύ πλῆθος), qui se convertissent au judaïsme et qui font partie de la synagogue. Ce ne sont pas ici des demi-juifs, comme seront les judaïsants de la maison des Flavius ; ce sont des gens qui se font juifs et qui acceptent l’acte capital qui les introduit définitivement dans le judaïsme, la circoncision.
À Alexandrie, ce fut bien autre chose. Certainement l’Église juive d’Alexandrie était recrutée en très grande partie dans la population égypto-hellénique ; l’hébreu y fut vite oublié. C’est là que se fait cette production énorme de livres de propagande qui a devancé le christianisme, tous ces livres sibyllins, ces faux auteurs classiques destinés à prêcher le monothéisme. On voulait à tout prix convertir les païens ; les propagandistes, dans leur zèle, ne trouvaient rien de mieux que de prêter à des écrivains anciens, ayant de l’autorité, des ouvrages où les bonnes doctrines étaient enseignées. C’est ainsi qu’ont été fabriqués le Pseudo-Phocylide, le Pseudo-Héraclite, destinés à prêcher un judaïsme mitigé, réduit à une sorte de religion naturelle.
Le fait de cette propagande extraordinaire du judaïsme, de 150 ans environ avant Jésus-Christ jusqu’à 200 ans environ après notre ère, est incontestable. Mais, me direz-vous, qui prouve trop ne prouve rien. Le résultat de ce prosélytisme a été, pour le judaïsme, religieux bien plus qu’ethnographique. Les gens convertis de la sorte se faisaient très rarement circoncire. Ce qu’on appelait à Rome vitam judaïcam agere, c’était simplement pratiquer le sabbat et la morale juive. Les gens « craignant Dieu », les metuentes, les σεϐόμενοι, judœi improfessi, ne sont pas restés juifs ; ils n’ont fait que traverser le judaïsme pour devenir chrétiens.
Sans doute, la plus grande partie de ces Hellènes qui avaient adopté la vie juive sans la circoncision sont devenus ensuite chrétiens. C’est chez eux que le christianisme a trouvé son terrain primitif. Mais il est certain également qu’un très grand nombre d’entre eux devenaient de véritables juifs.
Vous venez d’en avoir la preuve par le passage de Josèphe que je vous lisais tout à l’heure. Je pourrais vous citer bien d’autres faits ; ce fait, par exemple, des femmes de Damas qui, selon Josèphe, à un moment se trouvèrent toutes juives. La Syrie était le théâtre d’une propagande immense. Mon savant confrère, M. Joseph Derenbourg, l’a parfaitement établi. Nous en avons la preuve directe pour Palmyre, pour l’Iturée, pour le Hauran. Rien de plus connu que l’histoire d’Hélène, reine de l’Adiabène, qui se fit juive avec toute sa famille ; et il est bien probable qu’une grande partie de la population suivit l’exemple de la dynastie. Dans tous ces cas, il ne s’agit point de simples θεοσεϐεῖς, de gens « aimant les juifs » ; il s’agit de juifs parfaits, de juifs circoncis.
Quand on nierait l’importance des conversions au judaïsme pour les pays grecs et latins, on ne saurait la nier pour l’Orient, pour la Syrie surtout. A Palmyre, par exemple, les inscriptions ont un caractère juif très prononcé.
La dynastie des Asmonéens et celle des Hérodes contribuèrent beaucoup à ce grand fait, qui entraîna dans le judaïsme une masse d’éléments syriens. Les Asmonéens furent conquérants; ils reconstituèrent à peu près l’ancien domaine d’Israël par la force. Il y avait là des populations qui n’étaient plus juives, il y en avait beaucoup de païennes. Elles furent conquises par Jean Hyrcan, par Alexandre Jannée, et forcées d’accepter la circoncision. Il y eut ainsi un compelle intrare assez violent. Sous les Hérodes, l’entraînement se fit par d’autres motifs. Les Hérodes étaient une famille extrêmement riche, et l’appât de beaux mariages amena beaucoup de petits princes de l’Orient, d’Emèse, de Cilicie, de Comagène, à se faire juifs. Il y eut ainsi un nombre considérable de conversions ; si bien qu’on ne saurait exagérer le degré auquel la Syrie a été réellement judaïsée.
Permettez-moi de vous lire à ce propos un passage de Josèphe, dans son traité Contre Apion, II, 39.
« De là le désir qui s’empara de grandes multitudes d’adopter notre culte, si bien qu’il n’y a pas une ville grecque ou barbare, qu’il n’y a pas une nation où ne se pratique l’usage du sabbat, des jeûnes, des lampes, des distinctions de nourriture que nous observons. Ils cherchent aussi à imiter notre concorde, nos aumônes, notre goût pour le travail (τὸ φιλεργὸν ἐν ταῖς τέχναις), notre courage à tout souffrir pour la Loi. Car, ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que, sans aucun attrait de volupté, la Loi par elle-même a fait ces miracles, et, de même que Dieu pénètre l’univers, ainsi la Loi s’est infiltrée parmi tous les hommes. Si quelqu’un doute de ma parole, je l’engage à jeter les yeux sur sa patrie, sur sa famille. »
Remarquez ce φιλεργὸν ἐν ταῖς τέχναις, « le goût que nous portons dans nos métiers ». En effet, les juifs et les chrétiens pratiquaient en général de petits métiers. C’étaient de bons ouvriers. Là est un des secrets de la grande révolution sociale du christianisme. Ce fut la réhabilitation du travail libre.
Il y a dans le passage de Josèphe un peu d’exagération ; Josèphe est très porté à ce défaut ; mais le fait général qu’il signale a certainement son côté de vérité.
Voici maintenant un passage de Dion Cassius, qui écrivait vers l’an 225. C’était un homme d’État, un sénateur, qui connaissait son temps. Il va parler d’une des guerres de Judée :
«… Ce pays, dit-il (livre XXXVII, chap. XVII), se nomme Judée, et les habitants s’appellent Juifs. Je ne connais pas l’origine de ce second nom ; mais il s’applique à d’autres hommes qui ont adopté les institutions de ce peuple, quoique étant d’une autre race (καίπερ ἀλοεθνεῖς ὄντες). Et il y a parmi les Romains beaucoup de gens de cette sorte, et ce qu’on a fait pour les arrêter n’a fait que les multiplier ; si bien qu’il a fallu leur accorder la liberté de vivre selon leurs lois. »
Ce passage est clair : Dion Cassius sait qu’il y a des juifs de race, continuateurs de l’ancienne tradition, mais qu’à côté d’eux, il y a des juifs qui ne sont pas juifs de sang, qui néanmoins sont absolument semblables aux juifs pour les observances religieuses.
Incontestablement beaucoup de gens attirés vers le monothéisme restaient dans cette espèce de déisme dont nous trouvons la parfaite expression dans les livres sibyllins ou dans le Pseudo-Phocylide, curieux petit livre, sorte de traité de morale fait pour les païens, dont nous avons, du reste, comme une édition chrétienne dans les prescriptions de ce qu’on appelle le concile de Jérusalem. Ce judaïsme mitigé, fait à l’usage des gentils, supprimait le grand obstacle aux conversions, la circoncision. Il fit, grâce à la prédication chrétienne, une fortune extraordinaire. Mais ce qu’il faut absolument maintenir, c’est que, d’un autre côté, un grand nombre de convertis se faisaient circoncire et devenaient des juifs selon toutes les conditions imposées aux descendants supposés d’Abraham.
Laissez-moi vous lire un passage de Juvénal (Sat. XIV, vers 95 et suiv.) qui mérite qu’on en pèse tous les mots :
Quidam sortiti metuentem sabbata patrem Nil prater nubes et cœli numen adorant, Nec distare putant humana carne suillam, Qua pator abstinuit, mox et præputia ponunt; Romanas autem soliti contemnere leges Judaïcum ediscunt et servant ac metuunt jus, Tradidit arcano quodcumque volumine Moses : Non monstrare vias eadem nisi sacra colenti, Quæsitum ad fontem solos deducere verpos. Sed pater in causa est cui septima quæque fuit lux Ignava et partem vite non attigit ullam.
Ainsi cela commence par un père qui est un simple « craignant Dieu » et se borne à pratiquer le sabbat ; mais le fils de ce metuens devient un juif selon toute la force du terme et même un juif fanatique, un contempteur des choses romaines.
Ce qu’ajoute Juvénal est probablement une calomnie. Je ne crois pas que beaucoup de juifs, à cette époque, aient porté le fanatisme jusqu’à ne pas montrer le chemin à ceux qui n’étaient pas de leur religion. Qu’importe, du reste ? Il n’y a pas d’histoire immaculée. L’histoire du peuple juif est une des plus belles qu’il y ait, et je ne regrette pas d’y avoir consacré ma vie. Mais, que ce soit une histoire absolument sans tache, je suis loin de le prétendre; ce serait alors une histoire en dehors de l’humanité. Si je pouvais mener une seconde vie, certainement je la consacrerais à l’histoire grecque, qui est encore plus belle, à certains égards, que l’histoire juive. Ce sont là, en quelque sorte, les deux histoires maîtresses du monde. Or, si j’écrivais l’histoire des peuples grecs, cette histoire la plus merveilleuse de toutes, je ne me refuserais pas à y signaler de mauvaises parties. On peut admirer la Grèce sans se croire obligé d’admirer Cléon et les mauvaises pages des annales de la démagogie athénienne. De même, parce qu’on trouve que le peuple juif a été l’apparition peut-être la plus extraordinaire de l’histoire, on n’est pas obligé pour cela de nier qu’il ne se trouve dans sa longue vie de peuple des faits regrettables.
Prenons donc les allégations de Juvénal pour ce qu’elles valent; mais suivons son raisonnement. Le mal, selon lui, est l’entraînement de la société romaine vers le judaïsme. Pourquoi y a-t-il tant de gens qui renoncent à la tradition romaine pour adopter la tradition des juifs ? C’est la faute de ceux qui ont d’abord embrassé les pratiques juives, sans s’astreindre à la circoncision. Les pères se sont mis à observer le sabbat ; ils ont été tout simplement des metuentes, des hommes craignant Dieu ; les fils se font circoncire et deviennent des juifs ardents.
Vous voyez que la grande propagande qui s’est faite depuis Alexandre jusque vers le IIIe siècle de notre ère s’est faite surtout (ceci est hors de doute) au profit du christianisme, mais s’est faite aussi au profit du judaïsme étroit, impliquant les pratiques rigoureuses de la vieille religion d’Israël. Oui, le monde, à une certaine époque, dégoûté des anciennes religions nationales, s’est converti du paganisme au monothéisme. Cette conversion s’est principalement faite par le christianisme, mais elle s’est faite aussi par le judaïsme. Je vous ai cité quelques textes ; je pourrais vous en citer d’autres. Transgressi in morem eorum, dit Tacite, idem usurpant (Hist., V, 5.) Il s’agit là de la circoncision. Selon Tacite, ceux qui passaient au judaïsme se faisaient circoncire. Il y avait donc, parmi les convertis, des gens qui menaient la vie juive sans être circoncis, et d’autres qui étaient de véritables juifs.
Une distinction profondément significative est celle qui est établie par une loi d’Antonin le Pieux, commentée par Modestin. Antonin permet aux juifs de circoncire leurs fils, mais leurs fils seulement. Je le répète, quand l’autorité est amenée à défendre une pratique, c’est que cette pratique est répandue et a pris une extension considérable.
Je crois, Messieurs, que ces faits suffisent pour établir qu’à l’époque grecque et à l’époque romaine, il y a eu une foule de conversions directes au judaïsme. Il en résulte qu’à partir de cette époque le mot judaïsme n’a plus une grande signification ethnographique. Conformément à la prédiction des prophètes, le judaïsme était devenu quelque chose d’universel. Tout le monde y entrait. Le mouvement qui éloigna du paganisme, aux premiers siècles de notre ère, les personnes animées de sentiments religieux délicats, amena une foule de conversions. Le plus grand nombre de ces conversions se fit certainement au christianisme, mais un très grand nombre aussi se fit au judaïsme. La plupart des juifs de Gaule et d’Italie, par exemple, durent provenir de telles conversions, et la synagogue resta, à côté de l’Église, comme une minorité dissidente.
Il est vrai qu’après cela se produit la grande réaction talmudique, à la suite de la guerre de Bar-Coziba. Il en est presque toujours ainsi dans l’histoire : quand un grand et large courant d’idées se produit dans le monde, ceux qui ont été les premiers à le provoquer en sont les premières victimes ; alors ils se repentent presque de ce qu’ils ont fait, et, d’excessivement libéraux qu’ils étaient, ils deviennent étonnamment réactionnaires. (On rit.) Le Talmud, c’est la réaction. Le judaïsme sent qu’il a été trop loin, qu’il va se fondre, se dissoudre dans le christianisme. Alors il se resserre. A partir de ce moment-là, le prosélytisme disparaît ; les prosélytes sont traités de fléau, de « lèpre d’Israël ». Mais, avant cela, je le répète, les portes avaient été largement ouvertes.
Le talmudisme même les a-t-il complètement fermées ? Non, certes ; le prosélytisme, condamné par les docteurs, n’en continua pas moins d’être pratiqué par des laïques pieux, plus fidèles à l’ancien esprit que les observateurs puritains de la Loi. Seulement, désormais, il faut faire une distinction. Les juifs orthodoxes, observateurs rigoureux de la Loi, se serrent les uns contre les autres, et, comme la Loi ne se peut très bien observer que dans une société religieuse étroitement fermée, ils se séquestrent systématiquement du reste du monde pendant des siècles. Mais, en dehors des talmudistes scrupuleux, il y a des juifs à idées plus larges.
Je ne connais rien de plus curieux à cet égard que les sermons de saint Jean Chrysostome contre les juifs. Le fond de la discussion, dans ces sermons, n’a pas un grand intérêt ; mais l’orateur, alors prêtre d’Antioche, se montre constamment obsédé d’une idée fixe : c’est d’empêcher ses fidèles d’aller à la synagogue pour y prêter serment, pour y célébrer la fête de Pâques. Il est évident que la distinction des deux sectes, dans cette grande ville d’Antioche, était, à cette époque, encore à peine faite.
Grégoire de Tours nous a conservé, sur le judaïsme dans les Gaules, des renseignements inappréciables. Il y avait beaucoup de juifs à Paris, à Orléans, à Clermont. Grégoire de Tours les combat comme des hérétiques. Il ne se doute pas que ce sont des gens d’une autre race. Vous me direz que l’ethnographie n’était pas très familière à un esprit aussi simple. Cela est vrai ; mais d’où venaient ces juifs d’Orléans et de Paris ? Pouvons-nous supposer que tous fussent les descendants d’Orientaux venus de Palestine à une certaine époque, et qui auraient fondé des espèces de colonies dans certaines villes ? Je ne le crois pas. Il y eut sans doute, en Gaule, des émigrés juifs, qui remontèrent le Rhône et la Saône, et servirent en quelque sorte de levain ; mais il y eut aussi une foule de gens qui se rattachèrent au judaïsme par conversion et qui n’avaient pas un seul ancêtre en Palestine. Et quand on pense que les juiveries d’Allemagne et d’Angleterre sont venues de France, on se prend à regretter de n’avoir pas plus de données sur les origines du judaïsme dans notre pays. On verrait probablement que le juif des Gaules du temps de Gontran et de Chilpéric n’était, le plus souvent, qu’un Gaulois professant la religion israélite.
Laissons de côté ces faits obscurs ; il y en a de beaucoup plus clairs, d’abord la conversion de l’Arabie et de l’Abyssinie, qui n’est niée par personne. Le judaïsme avait accompli en Arabie, avant Mahomet, d’immenses conquêtes; une foule d’Arabes s’y étaient rattachés. Il n’a tenu qu’à un fil que l’Arabie ne soit devenue juive. Mahomet a été juif à une certaine époque de sa vie, et on peut dire, jusqu’à un certain point, qu’il l’est resté toujours. Les Falaschas, ou juifs d’Abyssinie, sont des Africains, parlant une langue africaine et lisant la Bible traduite en cet idiome africain.
Mais il y a un événement historique plus important, plus rapproché de nous, et qui semble avoir eu des suites très graves : c’est la conversion des Khozars, sur laquelle nous avons des renseignements précis. Ce royaume des Khozars, qui occupait presque toute la Russie méridionale, adopta le judaïsme vers le temps de Charlemagne. À ce fait historique, se rattachent les karaïtes de la Russie méridionale et ces inscriptions hébraïques de la Crimée où, dès le VIIIe siècle, on trouve des noms tatars et turcs, tels que Toktamisch. Est-ce qu’un juif d’origine palestinienne se serait jamais appelé Toktamisch, au lieu de s’appeler Abraham, Lévy ou Jacob ? Évidemment non ; ce Toktamisch était un Tatar, un Nogaï converti ou fils de converti.
Cette conversion du royaume des Khozars a une importance considérable dans la question de l’origine des juifs qui habitent les pays danubiens et le midi de la Russie. Ces régions renferment de grandes masses de populations juives qui n’ont probablement rien ou presque rien d’ethnographiquement juif. Une circonstance particulière a dû amener dans le sein du judaïsme beaucoup de gens non juifs de race. C’est l’esclavage ou la domesticité. Nous voyons que, dans tous les pays chrétiens, surtout dans les pays slaves, la grande préoccupation des évêques, des conciles, est de défendre aux juifs d’avoir des serviteurs chrétiens. La domesticité favorisait le prosélytisme, et les esclaves des juifs étaient entraînés plus ou moins à la profession du judaïsme.
Il est donc hors de doute que le judaïsme représenta d’abord la tradition d’une race particulière. Il est hors de doute aussi qu’il y a eu dans le phénomène de la formation de la race israélite actuelle un apport de sang palestinien primitif ; mais, en même temps, j’ai la conviction qu’il y a dans l’ensemble de la population juive, telle qu’elle existe de nos jours, un apport considérable de sang non sémitique; si bien que cette race, que l’on considère comme l’idéal de l’ethnos pur, se conservant à travers les siècles par l’interdiction des mariages mixtes, a été fortement pénétrée d’infusions étrangères, un peu comme cela a eu lieu pour toutes les autres races. En d’autres termes, le judaïsme à l’origine fut une religion nationale; il est redevenu de nos jours une religion fermée; mais, dans l’intervalle, pendant de longs siècles, le judaïsme a été ouvert; des masses très considérables de populations non israélites de sang ont embrassé le judaïsme; en sorte que la signification de ce mot, au point de vue de l’ethnographie, est devenue fort douteuse.
On m’objectera ce qu’on appelle le type juif. Il y en aurait long à dire sur ce point. Mon opinion est qu’il n’y a pas un type juif, mais qu’il y a des types juifs. J’ai acquis à cet égard une assez grande expérience, ayant été pendant dix ans à la Bibliothèque nationale, attaché à la collection des manuscrits hébreux, en sorte que les savants israélites du monde entier s’adressaient à moi pour consulter notre précieuse collection. Je reconnaissais très vite mes clients, et, d’un bout à l’autre de la salle, je devinais ceux qui allaient venir à mon bureau. Eh bien, le résultat de mon expérience est qu’il n’y a pas un type juif unique, mais qu’il y en a plusieurs, lesquels sont absolument irréductibles les uns aux autres. Comment la race s’est-elle ainsi cantonnée en quelque sorte dans un certain nombre de types ? Par suite de ce que nous disions tout à l’heure, par la séquestration, le ghetto, par l’interdiction des mariages mixtes.
L’ethnographie est une science fort obscure ; car on ne peut pas y faire d’expérience, et il n’y a de certain que ce qu’on peut expérimenter. Ce que je vais dire n’est pas pour prouver, c’est seulement pour expliquer ma pensée. Je crois que, si l’on prenait au hasard des milliers de personnes, celles, par exemple, qui se promènent en ce moment d’un bout à l’autre du boulevard Saint-Germain, qu’on les suppose déportées dans une île déserte et libres de s’y multiplier ; je crois, dis-je qu’au bout d’un temps donné, les types seraient réduits, massés en quelque sorte, concentrés en un certain nombre de types vainqueurs des autres, qui auraient persisté et qui se seraient constitués d’une façon irréductible. La concentration des types résulte du fait des mariages s’effectuant, pendant des siècles, dans un cercle resserré.
On allègue aussi en faveur de l’unité ethnique des juifs la similitude des mœurs, des habitudes. Toutes les fois que vous mettrez ensemble des personnes de n’importe quelle race et que vous les astreindrez à une vie de ghetto, vous aurez les mêmes résultats. Il y a, si l’on peut s’exprimer ainsi, une psychologie des minorités religieuses, et cette psychologie est indépendante de la race. La position des protestants, dans un pays où, comme en France, le protestantisme est en minorité, a beaucoup d’analogie avec celle des juifs, parce que les protestants, pendant fort longtemps, ont été obligés de vivre entre eux et qu’une foule de choses leur ont été interdites, comme aux juifs. Il se crée ainsi des similitudes qui ne viennent pas de la race, mais qui sont le résultat de certaines analogies de situation. Les habitudes d’une vie concentrée, gênée, pleine d’interdictions, séquestrée en quelque sorte, se retrouvent partout les mêmes, quelle que soit la race. Les calomnies répandues dans les parties peu éclairées de la population contre les protestants et contre les juifs sont les mêmes. Les professions vers lesquelles une secte exclue de la vie commune est obligée de se porter sont les mêmes. Comme les juifs, les protestants n’ont ni peuple ni paysans; on les a empêchés d’en avoir[1] — Quant à la similitude d’esprit dans le sein d’une même secte, elle s’explique suffisamment par la similitude d’éducation, de lectures, de pratiques religieuses.
On observe en Syrie un fait qui vient à l’appui de ma thèse. Il existe à une douzaine de lieues, au nord de Damas, des villages où l’on parle encore l’ancien syriaque, qui a presque disparu partout ailleurs, et qu’on ne retrouve plus que là et à une grande distance au nord, du côté de Van et d’Ourmia. Les gens de ces villages sont musulmans et ressemblent à tous les musulmans de Syrie sous le rapport des mœurs. S’il y a quelque chose de dissemblable au monde, c’est le chrétien et le musulman en Syrie: le chrétien, qui est la créature la plus timide du monde; le musulman, qui a l’habitude de porter les armes et de dominer. On dirait, au premier coup d’œil, qu’il y a là une différence ethnographique bien caractérisée. À propos de l’émotion qui eut lieu à Beyrouth il y a quelques mois, mon excellent ami, le Dr S..., m’écrivait que son domestique rentra en lui disant: « S’il y avait eu là un enfant musulman avec un sabre, il aurait pu tuer mille chrétiens. » Eh bien, c’est ici que le fait des villages aux environs de Damas prend un vif intérêt. S’il y a au monde des Syriens authentiques, ce sont ces gens-là, puisqu’ils parlent encore leur vieille langue ; et pourtant ils sont musulmans et ressemblent pour les habitudes et les mœurs à tous les autres musulmans. La différence qui existe entre eux et les Syriens chrétiens résulte donc de la différence du genre de vie et d’une situation sociale prolongée durant des siècles ; elle n’a absolument rien d’ethnographique.
De même, chez les juifs, la physionomie particulière et les habitudes de vie sont bien plus le résultat de nécessités sociales qui ont pesé sur eux pendant des siècles, qu’elles ne sont un phénomène de race.
Réjouissons-nous, Messieurs, que ces questions, si intéressantes pour l’histoire et l’ethnographie, n’aient en France aucune importance pratique. Nous avons, en effet, résolu la difficulté politique qui s’y rattache de la bonne manière. Quand il s’agit de nationalité, nous faisons de la question de race une question tout à fait secondaire, et nous avons raison. Le fait ethnographique, capital aux origines de l’histoire, va toujours perdant de son importance à mesure qu’on avance en civilisation. Quand l’Assemblée nationale, en 1791, décréta l’émancipation des juifs, elle s’occupa extrêmement peu de la race. Elle estima que les hommes devaient être jugés non par le sang qui coule dans leurs veines, mais par leur valeur morale et intellectuelle. C’est la gloire de la France de prendre ces questions par le côté humain. L’œuvre du XIXe siècle est d’abattre tous les ghettos, et je ne fais pas mon compliment à ceux qui ailleurs cherchent à les relever. La race israélite a rendu au monde les plus grands services. Assimilée aux différentes nations, en harmonie avec les diverses unités nationales, elle continuera à faire dans l’avenir ce qu’elle a fait dans le passé. Par sa collaboration avec toutes les forces libérales de l’Europe, elle contribuera éminemment au progrès social de l’humanité.
(Applaudissements prolongés.)
FIN
Le travail sur les juifs de France dans la première moitié du moyen âge, inséré dans le tome XXVIIe de l’Histoire littéraire de la France, montre que, jusqu’aux ordonnances de Philippe le Bel, les juifs de France exerçaient les mêmes métiers et professions que les autres Français.