LETTRE DE BANGKOK
Ce n’est pas un retour à l’ordre moral, car cet ordre-là n’avait jamais disparu, mais les exemples d’un tour de vis généralisé ont abondé ces dernières semaines dans les deux pays à majorité musulmane d’Asie du Sud-Est, l’Indonésie et la Malaisie. Dans ces deux nations, pratiquant généralement un islam empreint de tolérance, la chasse aux homosexuels et aux blasphémateurs de toute sorte est ouverte.
Un récent événement a suscité l’émoi des mouvements malaisien de défense des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transsexuelles (LGBT) : la condamnation de deux femmes qui avaient été surprises en train de faire l’amour dans une voiture.
Elles ont dû subir, le 3 septembre, le châtiment de six coups de canne en rotin, une première pour un tel « délit ». Toutes de blanc vêtues et voilées du hidjab, les deux condamnées ont reçu leur châtiment assises sur des tabourets au sein de la Cour d’application de la charia – la loi islamique – de Kuala Terengganu, capitale d’un Etat très conservateur du nord-est de la Fédération de Malaisie.
Glissade puritaine
La condamnation de ces deux jeunes femmes, âgées de 22 et 32 ans, a, sans surprise, soulevé l’indignation de la société civile dans un pays où les minorités chinoises et indiennes, outre certains milieux libéraux de la majorité malaise musulmane, représentent malgré tout un contre-pouvoir potentiel à la glissade puritaine voulue par les Pères-la-morale musulmans.
« L’acte sexuel entre adultes consentants ne devrait pas faire l’objet d’une condamnation de justice », a réagi dans un communiqué la Women’s Aid Organisation, une organisation non gouvernementale de défense des femmes.
Même le nouveau premier ministre malaisien, Mahathir Mohamad, 93 ans, pourtant peu réputé pour avoir démontré une grande tolérance en matière de mœurs durant son long passage précédent au pouvoir (1981-2003), a jugé la sentence un peu sévère. La bastonnade « ne reflète pas les notions de compassion et de justice dans l’islam », a commenté le chef du gouvernement. Son adjointe, la vice-première ministre Wan Azizah Wan Ismail, avait pour sa part précédemment déclaré que, même si des pratiques homosexuelles peuvent être tolérées en Malaisie, elles doivent se dérouler « dans le secret des maisons » et restent, pour l’islam, haram (interdites).
Il n’est pas inintéressant de noter que la dame est l’épouse d’Anwar Ibrahim, ténor de l’opposition condamné à deux reprises à des peines de prison pour sodomie…
Anwar Ibrahim, qui a été libéré au printemps, devrait devenir premier ministre dans les deux prochaines années, aux termes d’un accord passé avec Mahathir Mohamad. Il a de son côté toujours soutenu que sa double condamnation pour homosexualité était la résultante d’un « procès politique ».
Brûlé vif
L’homosexualité est illégale en Malaisie : tout(e) contrevenant(e) est puni(e) par une loi désuète datant de la colonisation britannique, l’Angleterre victorienne n’ayant rien eu à envier aux imams conservateurs dans le domaine de la répression sexuelle.
La sentence peut aller jusqu’à vingt ans de prison et la figure du pondan, terme désormais argotique pour désigner l’homosexuel, est souvent méprisée. Pire, dans des cas extrêmes, il peut signifier leur arrêt de mort pour des hommes dont le comportement est ostensiblement efféminé : en 2017, un jeune étudiant de 17 ans, T. Nhaveen, a été battu puis brûlé vif par ses camarades qui l’accusaient d’être « pédé ». Une transsexuelle de 27 ans, Sameera Krishnan, a été plus tard dans l’année mortellement blessée au couteau par des agresseurs cagoulés qui l’ont attaquée dans sa boutique de fleurs de la ville de Kuantan. Les deux victimes étaient des Malaisiens d’origine indienne et de confession hindoue.
Un peu plus tôt, le journal Sinar Harian avait fait la liste des « signes extérieurs d’homosexualité » pour bien mettre en garde le public. Les gays sont « aisément identifiables », prévenait le quotidien, ils « portent la barbe » et des « vêtements de marque ». Et, surtout, leurs « yeux s’illuminent » quand ils rencontrent d’autres hommes.
Le côté caricatural de la liste a fait réagir une star des réseaux sociaux, Arwind Kumar, qui, après avoir dit qu’un tel article pourrait « causer des meurtres » a ironisé, à ses risques et périls : « Je connais des ustad – professeur d’études islamiques – qui sont barbus. Voulez-vous dire qu’ils seraient en fait homosexuels ? », a-t-il demandé à l’attention des rédacteurs en chef du journal.
Encadrement des mœurs
En Indonésie, qui est aussi le lieu d’une dérive homophobe croissante, le puritanisme est en plein essor. En dépit des appels à la tolérance du président Joko Widodo qui a souvent réaffirmé son credo résolument laïque dans le plus grand pays musulman du monde.
Les exemples de l’encadrement des mœurs se multiplient : dans un district de la province d’Aceh, au nord de la grande île de Sumatra, une province placée depuis le début du siècle sous le régime de la charia, les femmes ne peuvent plus dîner au restaurant avec des hommes depuis le début du mois de septembre ; à moins que ces derniers soient leur mari ou des proches.
Dans un autre registre, qui pourrait relever du domaine du burlesque s’il n’était pas tout simplement délirant, une femme bouddhiste d’origine chinoise, Meiliana, a été condamnée, le 24 août, à dix-huit mois de prison pour s’être plainte du niveau sonore des haut-parleurs d’une mosquée de Medan, la grande ville du nord-Sumatra. Son cas a été classé dans le registre du « blasphème ».
L’affaire a fait grand bruit, c’est le cas de le dire. Une pétition réunissant plus de 115 000 signatures vient d’atterrir sur le bureau du président de la République. Même un responsable de la Nahdlatul Ulema, qui est la plus grande association musulmane d’Indonésie, a concédé que « se plaindre du bruit ne relevait en aucun cas du blasphème ».
Tout n’est pas perdu pour les défenseurs de la tolérance, mais tout montre aussi que les islamo-conservateurs parviennent de façon croissante à dicter leur agenda.