Les évasions de Juifs déportés de France du KL Auschwitz-Birkenau

Adam Rutkowski, dans Le Monde Juif 1970/3 (N° 59), pages 34 à 41

Telecharger sur Cairn

1 Les évasions pour se soustraire l'esclavage allemand, que ce soit avant ou après la déportation, ont été un trait caractéristique de la Seconde Guerre mondiale, provoquée par le Reich hitlérien. Dans tous les territoires occupés par les Allemands, les évasions ont été un phénomène massif. Il s'agit ici de toutes sortes d'évasions : évasions de camps de prisonniers de guerre, de ghettos, de camps de travail ,de camps de concentration, de camps d'extermination, de transports, de convois, de la déportation en Allemagne dans le cadre de S.T.O. (Service du Travail Obligatoire), de prisons, de résidences forcées, de résidences assignées, etc. Le phénomène de l'évasion ainsi compris représente un total de l'ordre de quelques millions.

2 De cette simple énumération, il ressort que les évasions de la servitude allemande durant la Deuxième Guerre mondiale furent un phénomène historique hétérogène et complexe. Quel rôle ont joué les évasions dans la vie des peuples conquis ? Quelle place occupent-elles dans l'histoire de ces peuples ? Peut-on considérer ces évasions comme une des formes, peut-étre primaire et rudimentaire, de la Résistance ?

3 L'évasion constitue, sans nul doute, une des manifestations d'opposition l'occupant ; elle est un refus de se soumettre son autorité et ses ordres. L'évasion est indubitablement l'expression d'une action consciente afin d'éviter le sort réservé par l'ennemi, l'esclavage, ou, quant aux Juifs, la mort. Les évasions ont été, sans aucun doute, l'antithêse de la résignation passive, et de la subordination l'occupant nazi.

4 Le rôle des évasions fut très important dans la vie des peuples sous la domination nazie. Leur réle politique consistait éveiller de grandes masses de la population jusqu’ici passives et résignées. Sous l’influence des évasions déjà réalisées, nombreux furent ceux qui commencèrent à réfléchir et à chercher une issue à leur situation par l’action.

5 Les évadés constituaient une réserve naturelle de l’armée clandestine de la Résistance, des maquis. Les évadés des camps de prisonniers de guerre, les évadés des ghettos, les évadés des camps de concentration constituèrent souvent dans les pays occupés les premiers noyaux des maquis. En Pologne, par exemple, les prisonniers de guerre soviétiques, évadés des camps des régions de Lublin et de Kielce, furent les organisateurs et les chefs de détachements des maquis dans ces localités. Les fugitifs des ghettos et des camps de Juifs dans le district de Lublin, dans le district de Radom, dans la région de Bialystok, et de Vilna, constituèrent d’importants détachements de partisans.

6 En France, les historiens ont acquis la certitude que la Résistance et les maquis ont connu un grand essor vers la fin de 1942 et le début de 1943, au moment où des centaines de milliers de réfractaires du S.T.O. commencèrent à peupler les maquis. Henri Michel, l’historien de la “Résistance française, écrit notamment : « Jusque là, la Résistance avait été le fait de quelques enragés qui avaient adopté une attitude d’opposition à l’égard de l’occupant et de Vichy pour des raisons relevant davantage d’un idéal politique que de causes matérielles. Le S.T.O. eut ce résultat de toucher la masse car il la menaçait dans sa vie de tous les jours ; beaucoup d’indifférents ou de non avertis se trouvaient placés devant le dilemme : se soumettre et partir en Allemagne, ou se dérober, et par suite, résister »

7 En partant de ce principe, il faut admettre que les évasions (de camps de prisonniers de guerre, de camps de concentration, de ghettos, du S.T.O., etc.) avaient été dans une grande mesure la première étape vers la résistance en général, et vers la résistance armée en particulier : dans les rangs de l’armée nationale régulière ou dans une des armées alliées.

8 Toutes les évasions étaient très difficiles et dangereuses, toutefois celles des camps de concentration et des camps d’extermination étaient les plus difficiles et les plus dangereuses. A un évadé d’un camp de prisonniers de guerre français, par exemple, on infligeait une peine allant jusqu’à trente jours d’isolement. Lorsqu’il y avait plusieurs tentatives d’évasion, on transférait le délinquant dans un camp de représailles de prisonniers de guerre comme Rawa Ruska [Le camp de Rawa Ruska était un camp de représailles de…. ]

9 Pour toute tentative d’évasion d’un camp de concentration, il n’y avait qu’une seule peine : la mort immédiate ou précédée d’actes de torture, afin d’arracher des aveux sur les complices, la conjuration, l’organisation clandestine, etc. Les évasions du camp d’Auschwitz—Birkenau, surtout dans les années l942-1944, étaient devenues particulièrement difficiles lorsque celui-ci fut transformé à la fois en camp de concentration et en camp d’extermination en masse dans le cadre de la « solution finale de la question juive en Europe » [10](10)R. Hoess, Mémoires du Commandant du camp d’Auschwitz…. A Auschwitz—Birkenau il y avait un système de surveillance perfectionné. Il y avait deux chaînes de surveillance, la petite et la grande [11](11)En allemand : Die kleine und die grosse Postenkette., une double clôture de barbelés dans lesquels passait le courant électrique. De l’autre côté de la clôture il y avait une fosse profonde remplie d’eau, et au-dessous des barbelés il y avait des blocs en béton pour rendre impossible toute tentative de sabotage.
Une nombreuse garnison des SS surveillait le camp et les détenus. Au mois de mars 1941 il y avait environ 700 SS, en juin 1943. Nous n’avons énuméré que les plus importants obstacles que devaient surmonter les prisonniers d’Auschwitz—Birkenau qui tentaient de s’évader.
Ils étaient plus nombreux et plus difficiles encore pour les prisonniers étrangers qui ne parlaient pas la langue du pays, le polonais. Ils étaient particulièrement nombreux et complexes pour les prisonniers étrangers et juifs à la fois.
Et pourtant dans le tableau des évasions d’Auschwitz-Birkenau, mis au point par T. lwaszko sur la base de la documentation conservée aux Archives du Musée National d’Auschwitz-Birkenau, les Juifs occupent la troisième place, après les Polonais et les Russes. Ce tableau, quoique basé sur une documentation incomplète est, à notre avis, caractéristique [T. Iwaszko, Ibidem, p. 52. Tableau n° 5.].
Il faut toutefois rappeler que les Juifs, qui avaient le triste privilège de la primauté numérique des victimes, n’étaient nullement les plus nombreux durant ces années parmi les prisonniers immatriculés d’Auschwitz—Birkenau. Des tris et des sélections fréquentes décimaient en outre le maigre pourcentage des prisonniers juifs immatriculés.

10 Notre tableau, comme le tableau général des évasions, a été dressé sur la base d’une documentation incomplète. Il est basé uniquement sur des documents allemands, en majeure partie sur les mentions portées sur le registre de la Garde du camp et sur d’autres mentions de service. Elles ont servi à leur tour à élaborer le calendrier des événements au camp par Danuta Czech. Dans ces mentions on indique la date et l’heure de l’exécution du prisonnier qui a tenté de s’évader et des données personnelles. Il faut traiter ces inscriptions avec beaucoup de précautions.
Par exemple, à la date du 13 janvier 1941, le registre de la Garde mentionne : « A 8 h 20 du matin le prisonnier a été fusillé près de la tour A. Le prisonnier avait l’intention de s’évader à travers la clôture.Le SS Kehn a donné trois coups de feu et le SS Büss deux coups de feu » [Procès du commandant d’Auschwitz Birkenau, Rudolph Hoess.…]. Il est évident qu’il ne s’agissait nullement cette fois d’une tentative d’évasion. En plein jour, à 8 h 20 du matin, il est impossible de s’échapper à travers des barbelés parcourus par un courant électrique à haute tension.

11 En outre, on sait que les gardiens du camp avaient reçu ordre de tirer immédiatement, sans semonce, sur tous les prisonniers se trouvant près de la clôture [ Procès de l’équipe du camp d’ Auschwitz-Birkenau (23 SS) à….] Et pourtant le fait de s’approcher des barbelés ne constituait pas toujours une tentative d’évasion. Quelquefois, les SS jetaient les casquettes des détenus près de la clôture pour provoquer leur exécution par les gardiens des miradors. On note également un nombre assez important de suicides de prisonniers qui s’approchaient des barbelés.

12 Il faut donc tenir compte de tous ces facteurs au cours d’études sur le phénomène des évasions du KL Auschwitz-Birkenau. Il se peut que dans notre tableau des évasions il y ait aussi des cas non directement liés à une tentative proprement dite et consciente d’évasion. Etant donné qu’il n’y existe que des renseignements allemands à ce sujet, nous ne sommes pas en mesure d’établir ces faits avec une certitude et une exactitude complètes.

13 A notre avis, le tableau des évasions de Juifs déportés de France comprend des faits authentiques, sans lien avec le fait pour les détenus de s’être rapprochés fortuitement des barbelés du camp. Toutes les tentatives d’évasion établies par nous remontent à une période relativement précoce, 1942 et le début de 1943.
Toutes ces évasions ont eu lieu au camp d’Auschwitz II (Birkenau), et c’est précisément de ce camp que s’est échappé le plus grand nombre de détenus par rapport avec les autres camps faisant partie d’Auschwitz-Birkenau.
Au total il y eu 215 évasions (des détenus de toutes les nationalités) d’Auschwitz-Birkenau, dont 105 (48,8 %) d’Auschwitz II (Birkenau), 71 (33 %) d’Auschwitz I (Stammlager), 33 (15,3 %) d’Auschwitz III (Monowitz), 6 (0,3 %), de Blechhammer, etc.
Dans tous les camps et les camps dépendants (les « sous-camps ») d’Auschwitz-Birkenau il y eut 667 évasions, et pour 385 d’entre elles, il n’existe pas de renseignements détaillés [T. Iwaszko, op. cit., p. 51. Tableau n° 3.. ]

14 Il faudra en même temps souligner, en revenant aux évasions de Juifs déportés de France, qu’une fuite collective de 13 prisonniers a eu lieu dans la nuit du 29 juin 1942, que Garfinkiel fut tué au petit jour (à 4 h 20), Albert Miller à 5 h 10. Le SS Lunka tira sur le détenu juif n° 42482 à 6 h du matin.
Il paraît impossible, dans tous ces cas, que d’autres facteurs accessoires soient entrés en jeu. Il s’agit sans nul doute d’une véritable tentative d’évasion. Les deux prisonniers juifs arrêtés au bord de la Vistule, à l’extérieur donc de la grande chaîne de surveillance, furent aussi, sans aucun doute, des fugitifs. Un évadé a réussi à s’échapper du camp.

15 Les tentatives d’évasion que nous avons analysées représentent la majeure partie du total des évasions présentées dans notre tableau. A la lumière de ces considérations, il faut admettre que le tableau reflète, sous réserves, toutes les tentatives authentiques d’évasion de Juifs déportés de France au camp d’Auschwitz Birkenau.

16***

17 La comparaison du tableau général des évasions avec le tableau des évasions des juifs déportés de France suggère quelques conclusions. Sur le plan général. les évasions ont été les plus nombreuses en 1944 tandis que pour les Juifs déportés de France elles les furent en 1942. Ceci est tout à fait compréhensible sur le plan de la situation en Pologne à l’époque, compte tenu de la situation particulière des Juifs.
En 1942, les Juifs pouvaient encore s’enfuir, il y avait encore d’importants centres juifs - les ghettos dans les territoires polonais occupés par les Allemands. Leur état physique à ce moment n’était pas encore aussi précaire que pendant les années suivantes. En 1944, les très rares prisonniers juifs venus de France étaient déjà extrêmement exténués par le travail forcé et par la torture. Les derniers survivants juifs en Pologne occupée se trouvaient tous derrière les barbelés des camps de concentration.
Au cours de la dernière année de la guerre, le mouvement de Résistance a connu en Pologne un essor particulier dans les territoires entourant le camp d’Auschwitz-Birkenau même. D’où le nombre relativement grand d’évasions de prisonniers polonais en 1944.

18 Les évadés les plus nombreux étaient, d’après le tableau général, ceux de 20 à 28 ans, tandis qu’il résulte de notre tableau que les plus nombreux étaient les évadés âgés entre 38 et 50 ans. Du point de vue de la formation professionnelle, les plus nombreux parmi les évadés juifs étaient les artisans; venaient ensuite les employés, les intellectuels, les commerçants, etc.

19 La première place parmi les évadés juifs était occupée par les Juifs d’origine polonaise, suivis des Juifs français, des Juifs d’origine russe, turque, etc. Il faut mentionner ici que la déportation de France touchait en premier lieu (au début presque entièrement) les Juifs étrangers. D’où un grand pourcentage de Juifs étrangers parmi les évadés.

 

 

Notes

  • (1)
    Sz. Datner, Les évasions de léesclavage allemand (polonais), Varsovie, 1966, p. 19.
  • (2)
    H. Michel, La Guerre de léOmbre (La Résistance en Europe), Grasset, Paris, 1970, p. 183. Il reste que la véritable résistance des prisonniers de guerre céest la tentative déévasion é.
  • (3)
    W. Gora, Contribution à l’histoire de la coopération des partisans polonais et soviétiques dans les territoires polonais durant l’occupation nazie (pol.), Varsovie, 1958, p. 7. « En automne 1941 les évasions des camps de prisonniers de guerre soviétiques sont devenues très nombreuses. Souvent, ils réussissaient à s’échapper des camps avec les armes prises sur les nazis, et ils constituaient des groupes de combat ».
  • (4)
    Chil Grynszpan (1916-1947), évadé du camp des prisonniers de guerre juifs à Lublin 17. rue Lipowa), organisateur et chef d’un détachement de partisans juifs dans les forêts de Parczew (région de Lublin). Son détachement faisait partie du Bataillon de la Garde Populaire (Gwardia Ludowa, GL.) polonaise dénommé Holod (en 1944). Le capitaine Chil Grynszpan fut tué après la Libération.
    Samuel Jegier, évadé du même camp de prisonniers de guerre que Grynszpan, fut ensuite organisateur et chef d’un autre détachement de maquis juifs dans la région de Lublin,
    Dans le même district de Lublin. il y avait plusieurs détachements des partisans constitués d’évadés des ghettog et des camps (détachements portant les noms de Berek Joselewicz, de Bar-Kochba, etc.).
  • (5)
    Les évadés des ghettos du district de Radom (Kielce, Skarzysko, Szydlowiec, Radom, Ostrowiec, Kozienice, Czestochowa, Koniecpol, Sandomierz, etc.) ont constitué plusieurs détachements des partisans. L’un des plus connus parmi eux est le détachement portant le nom « Lwy » (Les Lions). Ce détachement, commandé par le souslieutenant Julian Ajzenman-Kaniewski (de Radom), combattait dans les forêts de la région de Kielce.
  • (6)
    Les évadés du ghetto de Bialystok ont constitué un détachement des maquisards, portant le nom de « Forojz » (En Avant), dans les bois de cette localité. Le détachement faisait partie du rassemblement partisan soviétique du général Kapusta.
  • (7)
    A. Souckever, Ghetto de Vilna (traduit par Ch. Brenasin), Cooped, Paris, 1950, p. 218. « Les vilnois s’étaient rassemblés dans deux bases qui étaient leurs positions de combat : sur le lac Narotch et dans la forêt Roudnitski (40 kilomètres de Vilna), où existaient déjà quatre groupes exclusivement juifs, composés d’anciens membres de l’Organisation de Partisans Unifiés (F.P.O.) échappés par les égouts ».
  • (8)
    H. Michel, Histoire de la Résistance (1940-1944), Presses Universitaires de France, Paris, 1950, p. 91; H. Michel. La Guerre de l’Ombre, op cit., p. 293. « Les recherches effectuées pour un petit maquis français ont montré que la plupart de ses membres étaient jeunes ; les réfractaires du S.T.O., venus de toutes les provinces, avaient été rejoints par des déserteurs de l’armée allemande (Alsaciens et Slovènes), des gendarmes en rupture de ban, des instituteurs, des ouvriers des villes voisines, des petits bourgeois, quelques cultivateurs, des Israélites étrangers et français ». Voir également Perotin, La composition sociale d’un maquis, in Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, janvier 1963.
  • (9)
    Le camp de Rawa Ruska était un camp de représailles de prisonniers de guerre français-soldats (Stalag 325) ; il y avait aussi des camps punitifs pour les officiers prisonniers de guerre, comme IVC-Colditz, XC-Lubek, VIIIB-Silberberg,
    Pour Rawa Ruska voir : Francis Ambrière, Les grandes vacances 1939-1945, Les Editions de la Nouvelle France, Paris, 1946, pp. 286-287. L’ordre de l’O.K.W. de Berlin en date du 21 mars 1942; Pierre Gascar, Histoire de la captivité des Français en Allemagne (1939-1945), Gallimard, Paris, 1967, pp. 229-242; Sz. Datner, op cit., p. 47, note 9.
    Il faut remarquer que les autorités allemandes ne respectaient pas en principe la Convention de Genève du 27 juillet 1929, excepté à l’égard des prisonniers de guerre alliés.
  • (10)
    R. Hoess, Mémoires du Commandant du camp d’Auschwitz (polonais), Varsovie, 1956, pp. 181-204; R. Hess, Le Commandant d’Auschwitz parle, (fr.), Julliard, Paris, 1959, pp. 225-247. « La solution finale » du problème juif dans le camp de concentration d’Auschwitz.
  • (11)
    En allemand : Die kleine und die grosse Postenkette.
  • (12)
    Au mois de mars 1941 il y avait environ 700 SS, en juin 1943 — environ 2000, en avril 1944 — 2590, en août de cette année — 3342. T. IwaszkO, Häftlingsfluchten aus dem Konzentratjonslager Auschwitz, in Hefte von Auschwitz n° 7, 1964.
  • (13)
    T. Iwaszko, Ibidem, p. 52. Tableau n° 5.
  • (14)
    Zeszyty Oswiecimskie (Cahiers d’Auschwitz) n° 3 et n° 4.
  • (15)
    Procès du commandant d’Auschwitz Birkenau, Rudolph Hoess. Inscription dans le registre de la Garde du camp de 1941.
  • (16)
    Procès de l’équipe du camp d’ Auschwitz-Birkenau (23 SS) à Francfort –sur-Ie-Main. Acte d’accusation.
  • (17)
    T. Iwaszko, op. cit., p. 51. Tableau n° 3.
  • (18)
    L’auteur du tableau général n’a pas dressé de tableau des évadés par professions, d’où l’impossibilité de procéder à une comparaison avec les professions des évadés juifs déportés de France.