En 2020, l'élection de Miss France se joue entre Miss Provence et Miss Guadeloupe. Cette dernière gagne le concours, mais Miss Provence, dont le père, gendarme dans les bouches du Rhone est d'origine israélo-italienne. A ce titre, elle est agonie d'injures antisémites sur les réseaux sociaux, ce qui provoque des réactions dont celle de la très controversée Hourai Bouteldja dont l'antisémitisme affleure régulièrement aux coté d'un antisionisme affiché.
" Imaginons :
La Palestine n’a pas été colonisée par des populations se réclamant du judaïsme mais par des Tatars qui se réclament (pourquoi pas ?) du tatarisme.
Ce n’est pas Herzl qui écrit L’Etat des Juifs en 1896 mais un Tatar.
Les participants au premier congrès sioniste à Bâle qui a lieu en 1897 ne sont pas des Juifs mais des Tatars
La déclaration Balfour écrite par le Ministre des affaires étrangères anglais, le 2 novembre 1917, n’est pas adressée à Lionel Walter Rothschild en tant que principal financier du mouvement sioniste mais à un Tatar.
Les premiers colons, plus connus sous le nom des « Amants de Sion » (1880), ne sont pas Juifs mais Tatars.
Les premiers mouvements de colonisation de masse après 1905 ? Des Tatars !
Enfin, la dernière grande vague de colons qui déferle après le génocide nazi (après avoir été interdite d’entrée aux Etats-Unis) n’est pas juive mais tatare.
Bref, si le sionisme avait en théorie et en pratique, été porté et réalisé par des Tatars, les Palestiniens auraient probablement développé une forme d’anti tatarisme que feu Maxime Rodinson aurait appelé un « racisme de guerre » ou Albert Memmi un « racisme édenté » (« édenté » ne signifiant pas « inoffensif » car ce « racisme » peut blesser ou même tuer mais pas avec les moyens et la logistique fournis par un Etat). « Racisme » que les Français, oublieux, connaissent bien, eux qui avaient affublé l’ennemi allemand des injures aussi sympathiques que « Boches », « Chleuhs », « Frisés »…
Mais le fait est là : les Tatars n’ont jamais colonisé la Palestine.
Par conséquent, l’anti tatarisme des Palestiniens n’existe pas. En revanche, leur anti israélisme qui se confond parfois avec ce que l’on pourrait appeler un anti juifisme, lui existe bel et bien. Il exprime la haine ou le ressentiment du colonisé envers son colonisateur.
Et en l’occurrence, le colonisateur de la Palestine s’identifie comme juif.
Ce faisant, même s’il accapare indument le signifiant « juif » et qu’il le rend consubstantiel du projet sioniste, il reste le premier responsable de cette prise d’otage réalisée au profit d’Israël et au détriment du judaïsme (et ou) de la judéité.
A partir de là, tout est question de rapports de force.
Nous savons en effet, que les Juifs sionistes ne sont pas seuls responsables de l’existence du fait israélien (et de loin !). Les parrains impérialistes, britanniques, français, étatsuniens ou évangéliques sont à la fois plus puissants et plus nombreux que les Juifs sionistes. Il n’en demeure pas moins que la puissance occidentale, avec la complicité de ces derniers, a réussi à faire de l’amalgame entre Juifs et Israël, une réalité au grand dam des Juifs anti ou a-sionistes et de la communauté des anticolonialistes.
Maintenant que le mal est fait, s’il faut accorder un titre de victime à Miss Provence, c’est moins d’être celle d’un antisémitisme des quartiers que celle d’un amalgame entretenu par les sionistes eux-mêmes et intégré par une grande partie de l’opinion.
Il ne fait cependant pas de doute que certains tweets incriminés sont indiscutablement antisémites : « Tonton Hitler, t’as oublié d’exterminer Miss Provence » ou alors « Comment on fait pour voter contre une miss, je vote contre la juive ».
Tandis que d’autres ne sont qu’anti-israéliens (comme ils auraient été anti Afrikaners à l’époque de l’Apartheid) : « Miss Provence j’arrive pas à la saquer depuis qu’elle a dit qu’elle était israélienne » ou « Miss Provence, elle est israélienne, qu’elle dégage ! »
Tout ceci amène plusieurs remarques qui s’articulent et se complètent :
1/ Dans le prolongement de mes précédentes divagations sur l’anti tatarisme des Palestiniens, la haine ou le racisme envers les Tatars n’existe pas non plus chez les indigènes vivant dans l’hexagone. Vous pouvez toujours chercher, vous ne le trouverez pas. En revanche, vous trouverez plus probablement :
– chez les moins politisés, un anti juifisme confus, à mi-chemin entre l’antisémitisme gaulois (fruit de leur grande intégration) et l’anti israélisme (fruit de leur spontanéité anticoloniale). On comprendra ici, qu’on ne voit pas trop comment éviter l’amalgame Israélien = juif quand c’est le mouvement sioniste lui-même qui a rempli le signifiant israélien du signifiant juif et que celui-ci est entretenu par nos appareils idéologiques d’Etat et par la plupart de nos médias.
– chez les plus politisés, un antisionisme assumé qui lui relève d’une compréhension parfaite des enjeux coloniaux et qui combat l’amalgame juif = sioniste = colon.
2/ On peut toujours faire de la morale, prendre ses grands airs outragés et vilipender ces malfrats d’antisémites de banlieue mais l’antisémitisme tout comme le colonialisme ne se combattent pas avec une posture de curé mais avec de la politique. D’abord en rétablissant la vérité : Miss Provence n’est pas responsable de l’identité de son père (cela a été rappelé à juste titre) mais elle est responsable de la sienne et elle ne peut se présenter publiquement sans mesurer ce que l’identité israélienne représente pour des millions de Palestiniens expulsés et occupés comme elle ne peut pas ignorer comment Israël participe du désordre et de la déstabilisation du monde arabe depuis sa création. Oui, elle porte un fardeau dont elle n’est pas responsable mais comme Sartre le rappelle, elle jouit de sa liberté pleine et entière. Elle peut donc être la fille d’un israélien et se positionner contre le fait colonial israélien. Car on ne peut pas être Israélien innocemment. En revanche, si elle faisait le choix de la lutte anticoloniale, elle peut être certaine que le mouvement décolonial lui ouvrirait grand les bras.
3/ Si l’opinion outragée tient vraiment à maintenir une conscience forte des horreurs de l’antisémitisme, qu’elle laisse s’épanouir le mouvement antisioniste pour lequel l’amalgame juif/sioniste est un drame historique au lieu de le criminaliser (ce que Macron s’apprête à faire). Rappelons que les Juifs bundistes d’avant-guerre étaient majoritairement antisionistes (comme par exemple Marek Edelman, survivant de l’insurrection du ghetto de Varsovie). C’est cette mise à l’index qui permet à de nouvelles formes d’antisémitisme de se déployer et qui sapent les fondements d’une vraie lutte décoloniale car la vertu de l’antisionisme c’est précisément qu’il conteste et combat toute tentative de confondre une identité religieuse ou culturelle (être juif) avec une identité politique (être sioniste). Mais peut-être « l’opinion outragée » ne fait-elle que jouer un rôle dans une grande pièce de théâtre, et que, dans le script, la question juive est au mieux une question subsidiaire au pire un prétexte douteux dans un grand jeu de dupes ?
4/ Les belles âmes de droite et d’extrême droite, telles Renaud Muselier, Aurore Bergé, Christian Estrosi ou Eric Ciotti qui se sont émues des attaques antisémites à l’encontre de Miss Provence mais aussi ces autres grandes consciences du gouvernement comme Gérald Darmanin qui s’est dit « profondément choqué » de ce qui arrivait à Miss Provence et qui a affirmé que « les services de police et de gendarmerie sont mobilisés », se sont faites plutôt discrètes quand, au moment de l’exhumation, il y a quelques jours d’une vidéo diffusée deux mois plus tôt et passée complètement inaperçue jusqu’alors, Rokhaya Diallo (au moins aussi célèbre que Miss Provence) se faisait insulter sur l’antenne de Sud Radio :
« Mme Diallo se plaint de la France, elle se plaint des Blancs. Je rappelle qu’elle est journaliste, elle a des awards, elle a un master, mais ça elle le doit à l’ouverture d’esprit de notre éducation et de notre pays, parce que Mme Diallo, elle n’aurait pas bénéficié de tout ce que donne la France, il y a de fortes chances qu’elle serait en Afrique avec 30 kg de plus, 15 gosses en train de piler le mil par terre et d’attendre que Monsieur lui donne son tour entre les 4 autres épouses [1]. »
En deux temps, trois mouvements, la Ministre déléguée à la citoyenneté, Marlène Schiappa adressait au procureur un signalement « sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale, qui impose à toute autorité publique de signaler une infraction dont elle a connaissance ». Pas en faveur de Rokhaya Diallo, je vous rassure, mais en faveur de Miss Provence. Pour Diallo, elle s’est contentée d’intervenir sur le fil de discussion de la militante (alors qu’elle aurait pu écrire son propre post) l’assurant de tout son « soutien face à ces propos racistes ». Pour être honnête, il faut reconnaître que le scandale a quand même poussé des personnalités comme Jacques Attali à exprimer sa consternation ou à Roselyne Bachelot de saisir le CSA. Il n’en reste pas moins que l’antisémitisme à la fois supposé et réel visant Miss Provence a défrayé la chronique, s’imposant ainsi dans les grandes chaines télé tandis que la négrophobie bien avérée visant Rokhaya Diallo a été largement moins commentée.
Faire de l’antisémitisme un scandale national et minimiser la négrophobie est dans les faits pire que le fameux « deux poids deux mesures » qu’on sort à toutes les occasions. C’est même pire que l’expression d’un philosémitisme douteux. C’est dans les faits, organiser la guerre entre les « racisés » juifs et indigènes, pointer et livrer les Juifs à la vindicte indigène (précisément l’expérience que vient de vivre Miss Provence) tout en rendant invisibles les causes profondes du racisme structurel dont l’antisémitisme et la négrophobie sont inséparables.
5/ En vérité, le principal n’est même pas là. Le 16 décembre dernier, une résolution était proposée aux Nations Unies [2] : « Combattre la glorification du nazisme, du néo-nazisme et autres pratiques qui contribuent à des formes contemporaines de racisme, de discriminations raciales, de xénophobie liée à l’intolérance ». La résolution a été rejetée par les Etats-Unis et l’Ukraine. Je souligne : Les Etats-Unis ont rejeté la résolution qui proposait de combattre le nazisme. Le bloc occidental s’est abstenu. Je souligne : Il s’est abstenu de soutenir une résolution pour combattre le nazisme. La liste en est stupéfiante [3]. Seuls les pays du sud ont voté pour. On est d’accord, ni vous, ni moi n’avons entendu le chœur des pleureurs assermentés ?
Ainsi, avec le conflit Ukraine/Russie en toile de fond, nous pouvons en déduire au moins deux choses : D’abord, que les puissances occidentales n’hésitent pas à sacrifier leurs grands idéaux, incluant la condamnation du néo-nazisme, quand leurs grands intérêts sont en jeu, ce qui n’est rien d’autre qu’un blanc-seing sinistre donné à son expansion. Ce n’est évidemment pas si étonnant que ça mais il est vrai que faire tomber les masques sans scrupules ni pudeur est le signe d’un délitement historique de la bonne conscience blanche. Ensuite, que la plupart des pays du Sud (Amérique Latine, Afrique et Monde arabe) que l’Occident accable de tous les vices ont massivement voté pour. Certes, l’enjeu néo-nazi ne concerne pas ces pays (ce qui dit quelque chose d’important sur eux) mais cela démontre par contraste où se situe géopolitiquement le danger fasciste. Une belle occasion de voir d’où vient réellement le risque de retour aux années trente et surtout d’identifier les milieux qui, lorsque les fachos prendront le pouvoir, auront la possibilité matérielle « d’affréter des trains » :
Les « antisémites édentés » de banlieues qui s’attaquent bêtement à Miss Provence ? Ou bien des pouvoirs d’Etat démocratiquement élus ?
Le 24 décembre 2020
Houria Bouteldja